
J’ai eu un bref pressentiment, comme un flash subliminal au moment de franchir la porte. Trop tard pour faire demi-tour, ce serait d’autant plus voyant que le café est totalement vide, hormis la barmaid, et cette autre silhouette familière au comptoir. Alors je m’assois, ni trop près, ni trop loin. Un détournement du regard, furtif, me confirme son identité. Me rappelle sa nature surtout. La femme-muse. De celles qui engendrèrent un flirt, une idylle, ou une romance inaboutie… Du simple béguin au parfait traumatisme sentimental. Même brièvement croisée, la femme-muse arpente son piédestal avec d’autant moins de pudeur qu’elle n’a pas choisi sa couronne. Un homme lui a tressé autrefois, d’un fil que lui seul peut entrevoir.
Vraiment, je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Souvent j’arrive à dompter mon émoi par la stratégie du nombre : plus l’endroit est fréquenté, mieux j’esquive l’objet du trouble. Alors sans même le savoir, d’autres connaissances féminines font diversion, puis la soirée passe tant bien que mal. Mais cette fois, je suis pris à découvert. Déjà les quatre coins du bar se tapissent de souvenirs, et la vitrine extérieure me renvoie l’image d’un damné fantomatique. Le fond musical n’arrange rien, « Comme un légo » de Bashung. Un slow existentiel de neuf minutes sans cavalière, ça paraît long comme un siècle d’errance à ne jamais atteindre la terre promise.
Elle a raccourci ses cheveux, les a légèrement teints aussi, je crois. Ainsi manigancent nos égéries, qui tentent de briser leur condition par une fantaisie capillaire, ou la présence inopportune d’un nouveau boyfriend. Elle doit sûrement attendre quelqu’un d’ailleurs. Pas d’autre raison à l’arrivée d’une jeune dame au comptoir, sans antécédents d’alcoolisme solitaire. Mais « Bleu pétrole » continue à défiler, et aucun autre homme ne se présente. Je fais alors mine d’aller aux toilettes ; il me faut une courte pause, le temps de me ressaisir, de trouver la bonne parade comportementale. A mon retour dans la salle, j’aperçois d’emblée une nouvelle cliente, assise à l’autre extrémité du zinc. Une simple fraction de seconde me préserve de l’identifier, que j’intériorise comme un enquêteur promis à une découverte macabre, s’apprêtant à enfoncer la porte. On nourrit toujours l’espoir de faire mentir son intuition, et puis l’image fatale arrive au cerveau : encore un autre fantôme, oui. Encore une figure du passé. Au charme bien plus effrayant que la vue d’un cadavre, hélas.
Devant pareil acharnement du sort, l’homme apprend vite à choisir son camp : statisticien ou mystique. Or les chances de croiser plus d’une ex-galante dans le même bar, le même soir, sont assez élevées finalement. Dieu ne maudit pas toujours les romantiques, il les renvoie juste à un cours de probabilité citadine. Je n’avais pourtant jamais assisté à un tel rapprochement : deux époques différentes associées au même idéal féminin, deux cicatrices bordées de pointillés. Deux nuances de brunes aussi… La plus claire prend ombrage de l’autre, mais sa chevelure sauvage l’emporte en majesté. Quelle importance d’ailleurs, je fondrai sur un regard comme toujours. Et pour l’heure, il m’importe de n’en croiser surtout aucun.
Bientôt mon verre approche la dernière gorgée, néanmoins l’envie de savoir reste plus forte qu’une triste dérobade. Je me redirige alors vers le comptoir, sans saluer, puis commande un nouveau blanc à la serveuse. Laquelle ne cherche aucunement à jauger mon humeur, mais sa perception du malaise est évidente. Elle doit espérer autant que moi l’entrée d’un groupe d’étudiants en pleine tribulation festive, histoire d’emplir et détendre l’atmosphère…
Posé à ma table refuge, je vois pourtant la mauvaise coïncidence redoubler, et se transformer en malédiction pure. Car une troisième cliente apparaît ensuite, que même un gallon de muscadet ne suffirait à me rendre méconnaissable. Avec ses miroirs de l’âme, qui vous dévisagent grands ouverts, ce mélange d’émerveillement teinté d’inquiétude et de candeur mal-dissimulée. Cette blancheur intrigante aussi, à laquelle une minceur longiligne vient servir d’écrin. Mais surtout ce « rien », béant, autour d’une histoire finalement avortée. La mémoire d’une vraie liaison amoureuse devrait éclipser le souvenir d’une simple romance, présume-t-on. A tort. Car si les « peut-être » vous marquent d’un fer encore tiède, le vécu a au moins la courtoisie d’apposer son empreinte, vous épargnant ainsi une douleur fantôme inatteignable, incurable.
Soudain, je me sens curieusement plus fasciné que persécuté. A deux spectres féminins en vue, l’ambiance est un calvaire ; avec trois, me voilà embarqué dans un conte surréaliste, faisant retomber toute défense rationnelle. Alors autant fendre l’armure et saisir l’étrange, quand il se livre si manifestement. Il me revient d’ailleurs un écho du céleste « Pyramid song » de Radiohead, dont le personnage dérive sur une embarcation filant vers l’au-delà, remplie d’amantes « passées et futures »… Mon propre radeau des muses flotte à même le comptoir, et aucun Dieu égyptien ne semble en tirer les ficelles. Au fond je ne crains pas le retour de karma, non, j’ai plutôt peur d’un revers de l’absurde. De ne pas occuper le centre du tableau, justement. Or je deviens cet unique figurant masculin relégué en arrière-plan, lui qu’on distingue à peine. Ma peinture aura séché trop lentement, la chaleur ambiante m’a rendu flou.
Et la fresque se remplit, davantage encore. Une à une apparaissent d’autres femmes-muses, identifiables au premier coup d’oeil, jamais vraiment oubliées. Elle, toute en blondeur enjôleuse, tempérée d’un verbe piquant, avec sa manière subtile de me conduire la barque jusqu’au tourbillon, malgré mon canotage désespéré. Elle, jeunette ensorceleuse, tellement experte en désinvolture, qu’elle vous fait guetter le moindre affect comme une preuve ultime d’humanité. Elle, aussi ; grisée le temps d’une danse, conquise au verre suivant, mais à condition d’envahir sur un coup d’état. Aucune chance d’établir un siège romantique, il faut vouloir planter ses crocs de velours sans attendre _ la victime exige une preuve ; il faut se croire vampire, pour mieux s’ignorer en Dom Juan.
Trop tard ou trop tôt, peu importe ensuite : à quoi bon interroger le sablier d’une époque, dans l’espoir qu’il nous délivre quelque bon tuyau pour la prochaine fois… Et combien d’élans freinés par excès de scrupules, par refus du moindre machisme, finalement perçu comme un désintérêt passionnel ? Bien sûr, parmi toutes celles qui défilent sous mes yeux, plusieurs m’auraient banni de Rome, si j’avais osé franchir ce Rubicon infime, préservant l’amour courtois d’une bouche trop aventureuse. Plus d’une fois je me suis épargné le couperet. Ou le silence et la gêne pour seule réponse. Un homme doit savoir renoncer à quelques batailles, s’il veut rester maître de choisir son combat.
Enfin la porte se fige. Il n’en manque plus aucune je crois, toutes mes muses se sont portées au rendez-vous. Quant à moi, j’étais juste un imprévu de passage. D’ailleurs nulle ne me regarde, ni ne cherche à m’éviter. Certaines bavardent juste en face, mais je n’entends pas un mot, plus un son même. J’avise les solitaires, restées au bar, les fumeuses, qui vont et viennent entre l’arrière-salle et l’extérieur. Espion, j’assiste à des confrontations improbables ; de celles qui émailleraient une veillée funéraire à la mémoire d’un gourou infidèle, qu’on avait longtemps cru monogame… Pourtant, que de diamétrales féminines opposées, dont je présumais être le seul chainon indirect jusque là. Comme on se donne toujours trop d’importance, à s’imaginer projetant une ombre telle qu’elle empêcherait tout dialogue et amitié autour. Ne jamais viser le centre du tableau, on voit bien mieux les choses depuis la marge.
Et la soirée s’étire inlassablement, toute temporalité suspendue. Mes comparses enchainent les verres, aucune n’a l’air pressée de partir. Le mien ne semble jamais pouvoir se vider : chaque minute je l’attrape, presque mécaniquement, puis en avale une courte gorgée, mais résolument le niveau stagne, entre grand vide ou trop plein, toujours à mi-distance. Alors je finis par comprendre que cette emprise du sort n’est qu’un fruit de ma propre passivité. Et que cette torpeur doit cesser au plus vite. Je saisis donc un bout de papier coincé dans ma poche de veste _ laissé au cas où, puis commence à griffonner quelques termes. Sans jonctions apparentes, juste une série de mots-clefs, flottant sur un espace vierge, dans l’attente nerveuse d’être reliés. Mais rien ne vient qui fasse sens, et mon verre ne s’assèche toujours pas. Et les muses papillonnent autour pendant ce temps, s’alanguissent en toute légèreté, ou s’abandonnent à quelques danses frivoles… Vraiment l’épreuve devient insoutenable. Je devine qu’il me faut tourner la page, essayer autre chose. A nouveau mon regard se fixe pour mieux les détailler. Successivement cette fois. Et je réalise combien chaque visage porte encore une histoire, une véritable flamme d’existence. Chaque figure surtout, m’apparaît tellement plus vivante que la mienne. Même celles dont je me souviens avoir déploré la perte.
Au verso, mon crayon s’ordonne enfin, et la liste donc peut commencer. Soigneusement j’écris leur prénom, l’un derrière l’autre. Qui parfois tarde à me revenir, mais la série peu à peu se complète, et passé quelques minutes encore à me relire, je note qu’elle ne souffre plus d’aucune omission. Alors, ligne par ligne, muse après muse, j’actionne de ma main le barré consciencieux d’un passé aliénant. Et je les vois toutes disparaître sous mes yeux, à mesure que le trait s’abat. Je les sens m’échapper pour de bon, comme je leur échappe en retour. Ainsi chacun retrouve sa liberté, d’être, de devenir, ou d’avoir été. Ainsi meurent les restants d’espoir, mais survivent tous les possibles.
Il ne me reste plus qu’à régler maintenant, avant de partir à mon tour. Au comptoir, la serveuse ne trahit aucune expression particulière venant conforter mes visions à postériori. Tout paraît absolument normal soudain, presque routinier. Nul n’irait soupçonner qu’une telle forfaiture a eu lieu, en cette nuit où j’ai tué tant de muses, d’un seul tracé définitif. Mais le crime bien sûr, demeure imparfait. On ne pourra jamais supprimer un fantôme, ou éradiquer une ombre. Encore moins une cicatrice. Et un océan de ratures ne rendra jamais une page blanche ; il se contente de faire émerger l’espace restant. Là où écrire la suite.