Maintenir une proxémie décente après 22h.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Neu! – « Fur Immer »)

On ne s’assoit jamais en toute liberté, même dans un bar à moitié-vide. Arrivé en pleine heure creuse, me voilà pourtant cerné au bout d’une demi-heure, pris entre une aile droite anglophone et une aile gauche Chimay-phile. La voix très maniérée d’une blonde australienne, opposée au souffle bruyant d’un solitaire plutôt agité. Ainsi le lieu résonne de toute sa diversité humaine ; vieux taiseux peu avenant versus jeune étudiante guillerette, alors qui vais-je « croquer » d’abord ? Pour l’heure, je préfère encore goûter la musique de fond : un album de Broadcast, quelle bonne surprise. « Come on let’s go ».
Justement, l’Australienne et son french rendez-vous du soir cherchent à reconnaître l’artiste. J’hésite à leur souffler la réponse, ce qui traduirait une certaine indiscrétion de ma part. Mais je manque une énième occasion de brûler la politesse à une fameuse application smartphone d’identification musicale. Laquelle serait fichue d’indiquer « Portishead – Glory box » au moindre bug, tandis qu’un vrai mélomane confond uniquement The velvet underground et Lou Reed en fin de blind-test…

Broadcast ou non d’ailleurs, ma rive gauche se fait de plus en plus intrusive ; et le choix du sujet s’impose à moi, littérairement, physiquement aussi. J’avais déjà noté sa première entrave aux normes anthropologiques, voyant le type s’asseoir sur la même banquette, bien que les autres tables restaient libres. Mais pourquoi pas, chacun son emplacement favori. Sauf qu’il va se rapprocher peu à peu, jusqu’à laisser deux mètres libres à sa gauche et seulement quarante centimètres en direction de ma cuisse…

Impossible d’échapper à son remue-ménage nerveux, me voilà sous emprise directe. Je perçois le moindre craquement, infligé au bois vieilli qui nous soutient tous les deux. Et ses nombreux « tocs » défilent avec d’autant plus de bizarrerie que s’additionnent les bouteilles de Chimay : étirements intempestifs, main droite mimant un arpège de piano effréné, pli et dépli compulsif des quelques journaux à disposition. Pour ajouter au malaise, il y a ce miroir en tranche, pile en face, dont je sais bien qu’il permet d’observer discrètement son voisin, à défaut d’oser l’aborder. On m’y cherche du regard, de manière insistante.

L’ambiance devient franchement malsaine, car je sens qu’il glisse également un oeil vers mon laptop, et m’oblige à détourner l’écran, par souci d’intimité. J’évite de le dévisager bien sûr, même en coin, pour ne risquer aucun début de conversation. Mais rien qu’à entendre cette petite voix feutrée apostrophant le serveur, mon soupçon ne fait qu’augmenter. Oui, j’ai déjà croisé ce dirty old man, et il ne s’appelle pas Hank Bukowski hélas. D’ailleurs, la confirmation m’est donnée dix minutes plus tard, lorsqu’il finit par m’adresser la parole :

« Et tu arrives à te concentrer pour écrire ? »

Oh oui, je te connais. Et une fois encore tu fais fausse route. A suivre ce que tes yeux en-chimayés désirent, derrière ces lunettes crasses, embuées d’une moiteur coupable. Tu te trompes de cible, mais au fond ça t’est même égal, je suppose. Il y a d’autres lieux pour ça, où trouver la jeune chair consentante promise à ton porte-feuille garni. Tout ce que tu cherches, c’est un petit goût d’insolite. Une pointe d’illusion, ou d’auto-érotisation graveleuse, sans le grand imperméable beige qui sied d’habitude au cliché.

Le plus pitoyable est que tu ne m’as sans doute même pas reconnu. Tout juste te rappelles-tu avoir musardé ici, peut-être, et vibré d’espoir le temps d’une fin de service, un samedi au comptoir… Je m’y étais posé sans but précis, au terme d’un assez riche parcours de soirée. Une autre connaissance avait suivi le même itinéraire, et l’on se recroisait pour la troisième fois en quelques heures. Cela nous avait amusé, alors nous avions repris un verre de circonstance, tout en bavardant musique indie-pop. Mais ton dévolu m’avait désigné d’office. D’abord à distance raisonnable, puis à la faveur d’un tabouret libre, juste à ma droite. Peut-être nous avais-tu payé un verre, je ne me souviens plus. Peu importe, si je devais sourciller devant chaque étranger m’ayant offert un coup après minuit, j’aurais au moins trois bombes lacrymo et deux tasers dans ma sacoche à force…

Dire que je n’avais rien vu venir serait exagéré. Seulement une fois pris dans l’engrenage, il devient difficile de jouer les grands garçons farouches. Et puis j’avais mon autre voisin d’infortune à ne pas délaisser, autant par courtoisie que pour la diversion opportune dont sa présence me gratifiait. Mais parler New Order et Factory records, ça ne te branchait guère. Ton truc c’était plutôt Barbara ou Mozart, si je me rappelle bien. Enfin, c’était surtout les « mignons » en veste légère comme moi, encore assez frais à tes yeux de sénior… Les goûts, les couleurs, les apparences ; ça ne se discute pas nécessairement, non. Tant que tu ne poses ta main sur ma cuisse, en m’invitant à prolonger la discussion ailleurs, dans ton duplex.

Evidemment, je n’allais pas t’envoyer une gifle _ quelle idée saugrenue. Faire la femme, c’est drôle un quart d’heure, mais pas au-delà d’un certain mimétisme. Un « non merci, au revoir, vous vous méprenez monsieur », voilà qui suffisait largement. Je ne me sentais ni choqué, ni dévirilisé. Seule ma proxémie de confort en avait pris outrage. Il restait juste à finir mon verre tranquillement, avec le même camarade de comptoir, qui m’avoua d’ailleurs n’avoir absolument rien pressenti. Pourtant, j’aurais juré que ça devait lui être arrivé plus souvent qu’à moi. Décidément, les apparences…

Au moins pour ce soir, tu t’en vas sans geste ni proposition déplacée. Usé par ton propre manège d’intimidation sans doute. Ou par l’assèchement chronique d’un fond de verre écru, comme tout pochetron résigné à rentrer. Et je préfère largement ce scénario, comparé au précédent. Car si jamais il devait y avoir un troisième acte, sache que tu risques un bon coup de laptop dans les côtes, et une Chimay renversée sur le pantalon, pour mieux refroidir tes ardeurs… En toute amabilité, bien sûr.

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