Ton obsession des mitaines.

Faut-il cracher ses mots dans une seringue pour piquer au plus vif ?
Faut-il s’écrouler nu dans une pissotière, afin d’écrire un seul vers décent ?
J’enlève mes mitaines, si tu remballes tes clichés.
Je déboutonne la veste, et tu deserres ton virilisme.
Si c’est trop propre pour toi, tu n’as qu’à te nettoyer un peu l’esprit.
Si tu crois voir en moi un « pédé qui veut se faire péter le c.. », c’est que j’intrigue ta libido manifestement.
Ai-je seulement à démentir ? Aucune insécurité identitaire, vestimentaire, ou hétéro-normée, ne m’atteint particulièrement. Je peux donc aussi bien jouer les ambigus cinq minutes, quitte à te rendre encore plus nerveux.
Je sais, tu as quatre enfants, tu me l’as déjà dit trois fois. C’est une tendance assez commune aux bons pères de famille noceurs du vendredi soir, sous l’excès d’un mélange whisky-coke : se raccrocher à leur situation, au foyer, aux preuves de réussites individuelles… Tu es peut-être désagréable, mais respectable en somme. J’entends comme un semi-aveu de lourdeur. Je te semi-excuse alors.

Faut-il mitrailler tel un scarface à trois cents mots la minute, pour témoigner d’une quelconque urgence de vivre ? J’apprécie ta syntaxe, et ton ambition lexicale à l’heure où la viande saoule bégaie. Mais si tu pouvais seulement te dépoudrer le nez avant d’ouvrir la bouche.
Là tu préfères ? C’est mieux ? Ça sonne moins « Mitaines et Flaubert » ? Épargne-moi la caricature du poseur de comptoir, façon café philo. J’ai sans doute moins lu que toi. Mais pour ce que tu en fais…
Et non, je ne vais pas prendre « une autre voix » plus théâtrale, ni te déclamer du Molière ou du Rimbaud. Je ne suis pas comédien, te redis-je pour la 4ème fois. C’est toi qui aurait voulu l’être. Au moins ça t’aurait appris à écouter l’autre, sans lui bouffer toutes ses répliques. Molière sous coke, ça ne me donne encore moins envie que « Les Fleurs du mal » à jeun.

Qu’est-ce que j’aimerais déclamer plutôt ? Juste lire en fait, voire chuchoter. Reed, Cohen, Morrison, Dylan, Curtis… Disons pour te situer la branche littéraire. Pas certain qu’on puisse les asseoir au même cours d’écriture honnêtement.
Lou Reed savait que le jour de sa mort, on jouerait « Walk on the wild side » en boucle, et que toi tu reprendrais trois fois des frites… On ne peut pas choquer les bonnes mœurs jusque passé 70 ans. Être étudié à l’université de son vivant, est-ce bien sérieux, lorsqu’on a écrit « Heroin, be the death of me » ?

Faut-il encore du glauque et des bas-fonds, du trash et du fouet, du « bi », du « trans », pour sonner plus réel aujourd’hui, plus autobiographique ? Tu sais, Lou Reed n’a jamais vécu à Berlin. Cohen faisait semblant dans « Dressed rehersal rag », où il surjoue son propre misérabilisme. Morrison enfant, a peut-être aperçu des indiens morts dans un accident de voiture ; quant à recevoir leurs âmes, on soupçonne un brin de mythologie post-traumatique. Dylan s’appelait Zimmerman, et John Lennon ne croit déjà plus en lui en 70 (sur la chanson « God »). Ian Curtis était marié à 18 ans, sa photo de mariage ressemble à celle d’un futur comptable enclin à mener une vie très paisible.

Tu aimes les gens qui savent se « tenir », me répètes-tu encore, pour faire contrepoids à tes relents homophobes et ton obsession des mitaines. Si tu m’avais vu trébucher sur le pavé luisant de la vieille ville l’autre soir… Je n’ai pas su me tenir. Étalage à plat, flegme un peu froissé. Les mitaines, ça protège du froid sans perdre en finesse. Mais surtout ça protège les mains quand on se vautre par terre _ car oui, ça m’arrive aussi, et ça aide derrière à se relever plus vite.
Ce je te souhaite d’ailleurs, avant de partir. Tiens-toi mieux, camarade d’un soir. Fais-moi envie.

 

(Tableau : Egon Schiele – « Portrait of Arthur Roessler »)

Le rêve du veilleur.

Le rêve du veilleur.

Regarder les hommes tomber, faut-il en rire Hen-ri _
(suggestion pour une lecture en musique : Philip Glass – Glassworks (complete album)

Quelques détails lui reviennent, plus précis. La mémoire d’un rêve hélas recouvert après un nouveau rendormissement. Il lui arrivait autrefois de se lever entre deux cycles, juste pour noter le fruit de sa divagation nocturne. Entretenir un carnet de songes remontait à l’époque de ses premières gardes en tant que veilleur de nuit. L’abus de caféine associé à d’inévitables micro-siestes faisait poindre un imaginaire si évocateur, qu’il voulait surtout n’en perdre aucun souvenir. Puis comme l’envie d’être écrivain, sa lubie lui était passée. On n’en tirait pas grand-chose au fond, même auprès d’un psychanalyste, l’homme avait pourtant essayé… Idem au plan littéraire, le fil d’un compte-rendu onirique empêchait presque toute adaptation. Trop irréel pour intriguer un sujet lucide.

Celui-ci n’échappe pas à la règle. Mais peu importe la vraisemblance, s’il interpelle encore Samuel une heure après son lever, c’est d’abord en écho avec la situation d’urgence sanitaire le retenant chez lui depuis dix jours. Il vient d’éprouver son premier rêve de « confinement ». Voilà que son propre subconscient intériorise le principe de « distanciation », lui fait percevoir toute proximité humaine comme un signe anormal. Ce ne sont que des bribes certes, il se revoit néanmoins, engourdi à son bureau, au centre où il travaillait une décennie auparavant. D’abord seul, puis chaque fois qu’une somnolence le gagne, d’autres personnages apparaissent à ses côtés lorsqu’il rouvre enfin les yeux. Bientôt le hall foisonne, comme si tous les pensionnaires s’étaient levés en pleine nuit. On ne lui soumet aucune doléance pourtant, l’interaction est plutôt conviviale d’ailleurs, suggérant des retrouvailles. Mais plongé au cœur de sa rêverie, le réceptionniste s’émeut d’un tel brassage des figurants. « Ce n’est pas raisonnable, on ne devrait pas être aussi proches », s’entend murmurer Samuel. Cette pensée le hante encore à son troisième café successif. « Ça y est », réalise-t-il, « je rêve aussi en confiné ». Il n’aura pas fallu deux semaines avant que son esprit bascule vers une nouvelle norme sociale : l’isolement.

Évidemment pour un couche-tard endurci, l’adaptation est plutôt naturelle. On ne devient pas gardien de sommeil sans quelques prédispositions. Passé la trentaine dans son cas, ce job lui était apparu comme une évidence. D’abord en désespoir de cause, après quelques années à vivoter du RSA, ou de petits contrats en bar et restauration. Puis l’homme s’était habitué à « vivre à l’envers », appréciant l’espace de liberté que ce rythme entretient. Même sous contrainte salariale, lui préférait encore exercer la nuit, solitaire et autonome, au devoir de pointer à 8h du lundi au vendredi.
Son propre entourage avait cessé de vouloir l’en dissuader. De fait il lui restait peu de relations, excepté d’autres employés nocturnes. Et l’opinion extérieure lui était bien égal à force, elle collait parfaitement aux stéréotypes du genre : Il fallait nécessairement être sociopathe, sous-diplômé, sans grande ambition, pour accepter de garder un hall d’immeuble, l’entrée d’un parking, ou l’accueil d’un pensionnat.
Ce n’était que partiellement vrai. Samuel avait toujours rempli sa fonction avec rigueur, quelque soit le poste offert _ souvent à durée déterminée, ce qui régulièrement lui ouvrait une période d’indemnité chômage, dont certes il ne se privait pas. Disons qu’il s’autorisait parfois quelques extras, comme de peindre ou écrire en service, cela ne gênant personne à vrai dire. On ne tiendrait pas une nuit de veille autrement, sans distraction ni moteur créatif.

Son dernier contrat a pris fin un mois et demi plus tôt. Dans un foyer d’étudiants Erasmus, loin d’être la meilleure planque qu’on puisse imaginer. D’ailleurs il n’a quasiment rien produit picturalement durant toute cette période. Et puis il s’est remis à fumer, pour la énième fois. Une tendance que son nouveau statut de chômeur en cage ne risque pas d’inverser. Au moins cette recherche d’emploi le préoccupe peu, on ne devrait pas l’inquiéter de si tôt. Quoique la situation change tellement vite, certains demandeurs seront peut-être contraints à un minimum de travail d’intérêt général. « Ils n’oseront pas, c’est absurde », réagit le concerné. Dans un tel climat de sidération mortifère, les plus sensés pourtant ne savent désormais que croire, ni à quel média se fier. Ainsi depuis deux jours qu’il fuit toute information, Samuel ressent un niveau de stress bien moindre. Au fond il le savait déjà avant d’être assigné à résidence : le meilleur des anxiolytiques, c’est le déni.

La réalité ressurgit là où elle peut. Au moins ce rêve n’avait rien de si tragique, dedans personne ne mourrait. Il se souvient avoir vu défiler quelques civières durant un bref passage en EHPAD, en tant qu’intérimaire à l’accueil ; et mieux vaut un sommeil perturbé comme le sien, au réveil d’une aide-soignante en maison de retraite ces temps-ci… Samuel acte une journée de plus sans histoires : cinq cafés, un demi paquet de tabac, et deux films de Jarmush pour entamer la soirée _ malgré le désordre régnant dans son appartement, il vient de remettre la main sur une intégrale du réalisateur new-yorkais en DVD. Down by law puis Night on earth, l’un comme l’autre scénarise une forme de confinement d’ailleurs, en prison et à bord d’un taxi. Comme échappatoire cinéphilique à la petitesse de son logement, il aurait sans doute pu trouver mieux.

La nuit d’après advient sans rêve notoire. Et deux autres jours suivent, assez oisifs pour le moins. Son grand retour à la peinture se laisse encore différer. Bientôt s’achève une première quinzaine de cantonnement, vécue en relative indifférence par un homme sans attente particulière. Bien sûr il préfèrerait occuper ses soirées autrement, rejoindre son bar de prédilection, d’autant plus en période de chômage. Aller au cinéma, prendre un train, quitter un peu cette métropole… Mais la situation change-t-elle vraiment sa propre existence ? Lui, un célibataire sans enfants, entre deux contrats à temps partiel, locataire d’un 30m2, ni jardin, ni balcon, plus de voiture : ce profil a tout pour le rendre invisible et inconséquent, à l’heure où justement on lui demande d’être au minimum… Alors fierté mise à part, ce bouleversement sociétal lui ouvrirait plutôt une parenthèse inespérée, l’esquive au cheminement d’un siècle ayant d’ores et déjà réglé son sort. Celui d’un perdant. Socialement, culturellement, bientôt sanitairement peut-être.

La vérité du temps libre hélas, veut qu’on s’échine en vain à l’optimiser. Se remettre à lire, rappeler ses vieux amis, ranger l’appartement de fond en comble, trier un stock d’anciens vêtements… Toutes ces bonnes intentions régulièrement ajournées, le sont moins par manque de temps que par indisponibilité d’esprit. Or comment regagner l’espace mental quotidien nécessaire, déjà soumis à forte saturation digitale ; cet enjeu des temps modernes trouverait soudain réponse, en pleine crise pandémique ? Évidemment non. L’humain préfère creuser une empreinte fraîche avant d’opter pour un nouveau sillon. Quand l’avenir se dérobe autour de son pas, d’autant plus. Ainsi face au désarmement collectif, les comportements individuels se figent, le trait de caractère s’épaissit.

Et Samuel ne fait pas exception. Émerger de bonne heure, cesser de vivre la nuit ? Mais pourquoi changer son rythme lorsqu’il n’y a plus de tempo… Arrêter de fumer, retrouver une vie plus saine ? On a l’hygiène qu’on peut entre quatre murs… Passer moins de temps sur les réseaux sociaux ? En famille peut-être, sinon autant vouloir parler aux plantes. Ces belles volontés, pleines d’auto-conviction béate que « plus rien ne sera comme avant » _ nos modes de vie, de consommation ; résonnent avec l’écho d’une injonction massive dont chacun se fait le Big Brother. Car nous tenons le porte-voix désormais. La sur-activité numérique d’une partie recluse de la population, l’amène spontanément à combler son défaut de pouvoir par un excès du mode impératif. Soutenez, cliquez, partagez, signez, lisez, réfléchissez, mais surtout « restez chez vous »

Ajouté aux recommandations sanitaires officielles, matraquées du matin au soir, Samuel est pris d’une soudaine envie de déconnexion. Encore faut-il pouvoir s’animer l’esprit en marge des écrans. Juste avant la fermeture des commerces, il était sorti acheter une pile entière de bouquins, comme s’il s’agissait d’une prévention existentielle. Depuis toujours aucun d’ouvert. À quoi bon lutter ? Décréter pour aujourd’hui ce qu’on pointait seulement avant-hier, revient à s’auto-flageller en guise de pansement. « Au contraire, laissons les tendances s’accentuer », intériorise Samuel, sa cafetière et son briquet à la main. Le toxico dépendra toujours plus, l’hyperactif s’apaisera encore moins… Le contemplatif appréciera son balcon, l’inquiet son double-vitrage… L’hystérique se répandra, et l’empathique fera éponge, puis le cynique lui l’essorera. Les créatifs surproduiront, les journalistes sur-enquêteront, et les sceptiques sous-estimeront. Quant au veilleur, il veille, d’autant plus tard. Privé de son relaxant et anti-douleur favori, comme il n’a pu racheter un seul gramme d’herbe faute d’approvisionnement : la ville est pratiquement à sec.

Ce soir il opte pour Dead man. Un des Jarmusch les plus iconiques sans doute. Même vu trois ou quatre fois, le ravissement onirique du film opère encore. À mesure que Neil Young, signant la bande-son, maltraite son Epiphone d’un unique accord lancinant tout au long du final, Samuel dans son canapé, dérive au même stade de semi-conscience que William Blake, le personnage principal couché sur une embarcation funéraire _ symbole indien du passage rituel vers l’au-delà. Un bruit de sonnerie l’éveille alors en sursaut, après cinq minutes d’une bienheureuse somnolence. La lecture du DVD s’en retourne au menu principal, mais l’alarme provient d’ailleurs. Toujours son smartphone, il le croyait pourtant désactivé du moindre « bip ». Ça lui arrivait souvent au boulot, pas moyen de neutraliser le perturbateur sans l’éteindre complètement. Le on/off a du bon parfois ; au cran intermédiaire vous n’êtes jamais tranquille. Comme sous cette quarantaine à moitié en vigueur, où chacune de ses rares sorties lui donne l’impression d’enfreindre un deuil post-apocalyptique, au point de se sentir mieux confiné. Au fond lui ne demanderait qu’à s’éteindre parfois. Si seulement il trouvait un bouton de commande réversible.

Simple message automatique de son opérateur, fausse alerte donc. Il n’attendait aucun sms nocturne de toute façon. Enfin l’heure n’a rien à voir, admet Samuel, c’est plutôt qu’il échange rarement par texto. Le dernier émanait de son dealer, ou de sa kiné déprogrammant une séance, il n’est plus très sûr… Non d’un proche en tout cas. Mais ce qui le préoccupe n’est pas le désert de sa vie relationnelle au cas où il tomberait malade. Cette inquiétude l’effleure à peine. Il réalise que lui, n’est encore venu aux nouvelles de personne. Soit par manque de proximité affective, soit par découragement téléphonique pur et simple. La perspective d’une longue conversation en forme de bilan respectif avec un ami éloigné, tend pour exemple à lui faire repousser l’échéance. Il y a dix ans l’épreuve restait surmontable, mais passée la quarantaine, d’autres facteurs sociologiques antagonisent le parcours de chacun. Situation matérielle, locative, conjugale, familiale : la comparaison devient trop sensible. Or tant qu’on lui épargne cet inconfort, Samuel endosse plutôt bien sa propre condition humaine. Il n’a aucune envie de s’entendre résumer la pauvreté de son destin au creux d’un smartphone. D’autant moins en cette période.

Reste ses parents. Son dernier appel remonte aux Fêtes, sa précédente visite à l’année encore antérieure. Que c’était long, ce coup de fil après Noël. Il ne trouvait rien à raconter, posait des questions maladroites, et sentait un reproche à peine voilé pour son absence du 25 décembre. Comme s’ils ne s’étaient pas encore résignés à force. Toujours le même alibi, son boulot. Il se portait chaque fois volontaire pour travailler les nuits de réveillon, quel que fût le poste à occuper. Et s’il pensait à eux parfois, l’occurrence ne tombait jamais un dimanche ou un jour férié ; ce métier lui en pervertit la notion même. Leur évocation tient d’abord à un sursaut tardif de prévenance. Samuel a beau savoir qu’ils vivent à l’écart de toute densité urbaine, et que sa mère leur fait livrer les courses à domicile, l’âge demeure un facteur aggravant de vulnérabilité. D’un autre côté, son appel de mauvaise conscience ne changerait rien à l’éloignement géographique, ni à l’impossibilité de leur porter secours en cas de besoin. Sa sœur aînée s’en chargerait prioritairement de toute façon. Beaucoup plus proche de kilomètres, et d’attachement familial.

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Au cours de la huitaine suivante, Samuel tente une nouvelle fois de remanier le pinceau. Omniprésent, le thème de la distanciation lui inspire une mise en abîme abstraite, par le dédoublement d’un personnage soumis à sa propre étrangeté. Cette première ébauche s’avère prometteuse, elle le tient même éloigné de son canapé deux nuits consécutives. Mais la troisième ravive un blocage récurrent chez lui : ainsi aux premières touches de couleur préfère-t-il renoncer, présumant un gâchis inéluctable. La stimulation du monde extérieure lui fait trop cruellement défaut. Travailler dans sa bulle artistique n’est porteur que si l’air est chargé autour, or la ville n’a jamais paru aussi désemplie. Cela fonctionnait parfois en astreinte, quand livré à lui-même et sans surveillance hiérarchique, Samuel recouvrait un esprit totalement dévolu. Cette fois il peine à résister au flottement général, sa perception même du réel s’embrume au fil des jours, tant ce quotidien lui semble répétitif, atemporel.

Ou cherche-t-il seulement un bon prétexte au renoncement, s’interroge le peintre en dilettante. Mais pourquoi faudrait-il œuvrer à tout prix ? Personne ne lui demande de créer. Il n’a exposé qu’une seule fois, et encore, à l’étage d’un salon de thé librairie investi par un ancien collègue veilleur. Une bonne expérience au demeurant, seulement depuis sa production piétine, faute de thème directeur. Aucune raison d’en faire un drame pour autant. Le voilà juste pris à son tour dans cette illusion collective du besoin de surpassement individuel. Comme si l’épreuve d’une pandémie conviait chaque citoyen à livrer son bilan de compétences. D’aucuns y voient un défi intime, l’occasion de prouver encore et toujours davantage. Voilà qui témoignerait d’une résistance morale hors-du-commun, si elle n’affirmait surtout l’esprit d’un combat anthropologique sans merci. Le darwinisme pandémique va bien au-delà d’une compétition immunitaire globale ; il s’agit pour demain d’en sortir plus fort et plus adaptable que son voisin.

Cette nuit-là un nouveau cauchemar le tire du lit, tel un contrecoup à son échec pictural. Encore ces gens qui vagabondent autour… Que des pensionnaires âgés cette fois, arborant pyjamas et robes de chambres. Leur proximité hagarde s’étend, un peu plus menaçante, mais Samuel demeure à son bureau, incapable de bouger. Puis l’obscurité s’abat dans le hall, déclenchant les hurlements de terreur du groupe de vieillards, qui le pressent d’autant plus. Il s’entend alors grogner, comme une bête sauvage sur le qui-vive, si fort que la réalité du bruit achève de le réveiller. « Quelle saloperie de rêve ». Ça ne lui donne même pas envie d’exhumer son carnet, seulement d’atteindre le canapé cinq minutes, boire un verre d’eau puis se rendormir. Échec, déni, torpeur, scrupules : mérite-t-il vraiment la sanction onirique infligée par son inconscient ? Une troisième semaine défile ainsi, marquant l’alliance du refoulé aux retours de karma.

Bien sûr la frustration sexuelle l’envahit également. N’ayant plus étreint le corps d’une femme autrement que par substitut pornographique depuis près d’un an et demi, sa libido redouble en conséquence. Et l’irruption d’une météo printanière ajoute encore au vide sensuel. Le voilà au moins délivré d’une part de sa concupiscence ; comme il ne croise plus aucun être féminin ou presque, l’objet du désir redevient hypothétique, moins douloureux à supporter. De là à souffrir l’épreuve d’un homme d’église tenu par son vœu de chasteté, l’idée reste inconcevable. L’accès au moindre contenu érotique est devenu tellement banal pourtant. Il s’en trouverait presque nostalgique d’un Internet où l’attente fébrile de son chargement complet, rendait l’image une fois apparue d’autant plus excitante à découvrir… Ou la déception tout aussi grande. Mais puisque l’âge rend un homme plus difficile à contenter en matière d’onanisme, au moins Samuel apprécie sa vitesse de connexion, qui lui autorise un balayage de contenu optimisé. Sur les goûts et tendances lubriques de l’époque, il n’a aucune prise en revanche. À nouveau son profil apparaît minoritaire. Force est d’admettre que nulle actrice dans ces vidéos, ne correspond à un fantasme ou un idéal de beauté se rapprochant des siens. Il se résout donc à tempérer sa libido par simple mesure d’hygiène, à défaut d’exaltation.

Bientôt un mois entier de cette quarantaine sociale. Les Jarmush se succèdent nuit après nuit, maintenant c’est au tour du coffret de David Lynch qu’il gardait encore cellophané en prévision d’une longue période de chômage. Ensuite il lui restera toujours son intégrale de Kubrick si vraiment la situation perdure. Autant de matière visuelle devrait lui inspirer au moins un tableau exposable avant la fin du confinement. Samuel reprend donc son croquis délaissé, en retravaille le contour, puis toujours incertain, choisit de le transposer au gabarit supérieur, plus onéreux, comme pour solenniser l’enjeu créatif. S’il ne trouve pas le bouton off d’une période aussi démobilisante, alors au moins qu’il se réveille, et pleinement.
Car jamais le sentiment d’être inutile ne l’avait autant possédé. Perdant, marginal, il voulait bien admettre. Mais inutile, non, sa vie gardait une finalité sociale. Qu’importe de justifier sa valeur productive : il n’est coupable de rien, sinon d’une extrême passivité au cours des choses. Cet enfermement de vingt-huit jours demeure profondément anormal, ça ne doit résigner personne. Chaque individu conserve ses droits émotionnels, même assigné à résidence . Or ceux-ci lui intiment de rager, protester, craindre, espérer, jouir et gémir, haïr ou aimer… Le flegme n’est pas un fatalisme. On peut tenir bon sans vouloir encaisser.

Samuel ressasse le même mantra, depuis deux heures qu’il s’évertue à reproduire cette première esquisse au format large. « Sois utile à toi-même ». La scène représente un homme-tronc, comme une sorte de buste maintenu en apesanteur, son visage plaqué_ presque déformé_ contre un haut miroir suspendu, lui projetant une silhouette normale. Deux versions opposées se détaillent ainsi d’un regard cru, quelque peu effaré, en tout cas voudrait-il obtenir cette expression finale. Leur distanciation est réduite à la tranche du miroir. Comme l’épaisseur d’un masque sur la figure. Samuel en est persuadé, cette fois il tient le bon canevas, la bonne perspective. Les proportions du corps demeurent suffisamment floues sans virer grossières. Avec autant de caféine dans le sang, le plasticien s’étonne lui-même d’une pareille justesse de trait. Mais l’effort l’a rendu exsangue, et déjà son engouement retombe. L’aube approchant, il décide alors de s’allonger dix minutes, après s’être administré deux cachets d’un léger relaxant. Sa vision du plafond s’engourdit peu à peu, bientôt il laisse ses yeux mi-clos divaguer, jusqu’au seuil libérateur de l’endormissement.

Le comptoir d’accueil est à nouveau désert. Ni résidents, ni somnambules, il n’y a que lui en train de peindre, de manière étonnamment relâchée. Puis l’homme sent une main furtive sur son épaule, se retourne, et aperçoit le buste flottant échappé de son tableau réel en cours. La toile qu’il se rêve alors prêt d’achever au beau milieu d’un service, inexplicablement disparaît, avant qu’il ait pu entrevoir le résultat. Une seconde fois le veilleur change d’axe, retrouvant sa posture de principe au bureau. Deux visiteurs âgés lui font face à présent.

Quelle heure peut-il être ? Son assoupissement a tourné au sommeil profond. Il se relève d’un trait, comme s’il venait de prolonger une sieste en pleine garde. 10h ? C’est trop peu de récupération pour une nuit entière, mais assez quant à briser son élan créatif. « Non, autant ne pas se rendormir », soupire Samuel. Il se met alors à fouiller le tiroir mal rangé de son secrétaire, finit par en extirper un vieux calepin. Le numéro fixe de ses parents n’est même pas dans son smartphone… L’appel dure une petite demi-heure, qu’il passe à trépigner debout, surprenant la vive lumière matinale dont l’enrobe sa fenêtre nord. Puis il se rassoit, d’un abandon égal au soulagement ressenti après une telle chute de pression.

« Voilà, c’est fait », répète-t-il. Sa mère était si surprise, pendant un moment elle n’a pas su articuler une phrase, le timbre saisi d’un émoi presque alarmant. Au point que Samuel a d’abord craint d’apprendre une mauvaise nouvelle de santé. Mais non, tous les deux vont bien _ il a également parlé à son père ensuite. Ce sont plutôt eux qui s’inquiétaient. Elle a même cherché à le joindre, n’osant pas laisser de message. Lui ne décroche jamais lorsqu’un numéro s’affiche en inconnu… « Voilà, c’est fait ». Il n’était pas vraiment dans un état normal, mais peut-être valait-ce mieux, au moins ses parents l’ont cru sincère et prévenant. Le ton de sa voix trahissait l’ampleur d’un vide empathique sans fond. C’était son premier échange depuis quatre semaines. L’objet de sa peinture éclaire son quotidien : pour une âme seule le confinement est un miroir, il n’y a personne d’autre à regarder.

La prégnance du soleil le convainc d’entrouvrir enfin les rideaux. Puis Samuel regagne son tabouret de travail, et scrute avec une froide insistance les deux tiers encore inachevés du tableau. Bientôt 11h. Il n’a plus du tout sommeil.

Chacun sa lumière.

Earrings From Camelot
(unknown credit – suggestion pour une lecture en musique : Minami Deutsch – album « With dim light »)

 

Ce sera encore une traversée nocturne. Il faudrait que je sorte courir en milieu d’après-midi pour un retour avant la nuit tombée. Mais ce n’est pas mon heure décidément. La ville impose alors une agitation oppressante, et l’engorgement des trottoirs empêche un joggeur d’avancer. Dix-neuf heures donc. Je revois le coucher de soleil accompagnant mes premières foulées un mois plus tôt… La transition aura été brutale. Passer à l’heure d’hiver reste une épreuve, pour qui s’habitue à trotter chaque semaine. L’enjeu étant d’arriver à maintenir son niveau de forme, en dépit du refroidissement et de l’obscurité. Il conviendrait au moins d’acheter une lampe ou un brassard lumineux par précaution, mais la fin d’année passera avant que je ne m’en occupe probablement. Au fond, le statut d’invisibilité offre une libération physique supplémentaire. Ne pas être vu ou presque, dégage l’acte sportif de toute considération extérieure. On court alors vraiment pour, et avec soi. Ni écouteurs, ni smartphone, le reste du monde peut bien attendre une heure.

Mon problème est d’accéder au parcours de santé depuis le centre-gare. À moins d’en être proche, un long détour s’impose. Quelques footings de rodage m’ont permis d’établir un circuit praticable, empruntant les contours de la ville jusqu’à son poumon vert. J’évite ainsi plusieurs sections pavées, mais le tracé n’en demeure pas moins tortueux, dressant comme une ligne de frontière entre la périphérie et le cœur de cette cité. Vers l’une ou l’autre on penche, d’un carrefour au suivant. Si tôt franchi l’immense boulevard jugulant le trafic en direction des communes limitrophes, ma foulée atteint peu à peu son rythme intrinsèque. L’air est vif, d’une froideur prématurée pour un milieu d’automne, mais vouloir accélérer déjà serait une erreur. En dix kilomètres de jogging, on a bien le temps de se réchauffer.

Symboliquement, c’est la porte nord-ouest qui marque un changement de territoire, tout au bout du vieux quartier. Le bâtiment historique, haut d’une quinzaine de mètres, précède un pont moyenâgeux dont les contrebas servent en partie de campement aux Roms. On arrive alors en secteur militaire. Une imposante caserne jouxte le bord de route, prédestinant la fréquentation humaine en son voisinage. Notamment celle des prostituées. Déjà postées devant un hôtel Ibis situé en amont, leur alignement coïncide avec mon propre itinéraire. Je note que chacune semble avoir un emplacement attitré, ainsi qu’une plage horaire spécifique. De fait, le meilleur spot se trouve sans doute à l’entrée du rond point suivant, permettant l’accès vers l’autoroute ou via un faubourg résidentiel. Les voitures y ralentissent forcément, et certaines plus que d’autres… La vitre s’ouvre : on observe, on parlemente, on négocie. Rien qui ne puisse vraiment distraire un coureur habitué du coin. Sauf quand parfois c’est à mon niveau qu’un conducteur ralentit soudainement. Juste une poignée de secondes, avant de repartir ensuite. Méprise, intimidation, ou symptôme d’un esprit déviant ; je doute que ce soit par intérêt sportif en tout cas.

Passé le rond point, j’accède à l’intérieur d’un parc et bascule une première fois dans l’obscurité. Aucun éclairage public n’est encore en service, sans doute faut-il attendre vingt heures. Quiconque cherche la pénombre en cette période visera plutôt le crépuscule, avant l’activation des lampadaires. Je ne suis donc guère surpris d’interrompre malgré moi une scène de fornication particulièrement crue, au premier bosquet sur ma droite. Par cette température quand même, ça tient d’une libido bestiale… Cent mètres plus loin, j’enfreins le sillage d’une autre animalité : un jeune Husky, tenu en laisse à plus de cinq mètres de distance. J’aurais pu m’entraver sèchement, mais surtout le chien ne m’a pas senti arriver à sa hauteur et marque un sursaut d’attaque en m’apercevant, plus par crainte que par agressivité. « Tout doux ! », tempéré-je en m’étranglant à moitié. « Il n’est pas méchant », réagit sa maîtresse, une encâblure derrière. Aucun animal n’est foncièrement méchant. Excepté l’homme, précise-t-on en général. De même, aucun chien n’est présumé dangereux, jusqu’à ce qu’il prenne peur brusquement. Et l’ombre qui avance au loin n’est qu’une tâche dans le décor, tant qu’on ne l’a pas évitée de justesse. Coureur, marcheur, ou vagabond ?

Cette intrusion furtive d’un visage aussi proche, attise en moi comme une fascination superstitieuse. À mesure que mon organisme se réchauffe et ma respiration s’épaissit, je laisse alors divaguer mon subconscient, prêt à voir surgir d’autres figures, familières celles-là. Des fantômes, j’en effleure tous les jours en milieu urbain. Mais croiser un souvenir affublé d’une capuche de survêtement au détour d’un sentier de cross, émaillerait la course d’une touche de fantastique. En réalité, même les esprits ont renoncé à nous hanter, pauvres citadins que nous sommes. Et la mémoire nous échappe aussi sûrement qu’une ville se transforme sous les pinceaux virilistes des grues et pelleteuses du B.T.P., omniprésentes. Je viens de franchir le dernier passage piéton avant l’embranchement desservant l’autoroute, et m’aventure solitairement en terrain boisé. Plus aucun véhicule n’ira freiner ma progression, la cité s’éloigne enfin.

Les environs sont réputés pour un risque élevé d’agression sur joggeurs et promeneurs. En raison d’une série d’attaques perpétrées il y a trois ans, imputées aux gitans d’un autre camp voisin. Aussi l’affaire avait rapidement pris une tournure politique évidemment. Un cross de soutien aux victimes, ainsi que pour dénoncer tout amalgame racisant, s’était d’ailleurs tenu peu après. À vrai dire, en cet instant précis je crains surtout pour mes chevilles : non seulement on ne distingue plus le sentier, mais le parterre est jonché de feuilles mortes en décomposition, recouvrant parfois d’immenses flaques restées boueuses sous l’accumulation des intempéries. J’ai plus de chances de glisser sur ma propre vanité, que de trébucher contre une embuscade de Roms.

Le passage le plus délicat approche maintenant. Il consiste à descendre un léger raidillon échelonné sur plusieurs dalles, menant vers une petite écluse complètement rouillée. Puis une fois dépassée l’écluse, à remonter deux autres lacets du même layon jusqu’au sortir de cette clairière. Une seule foulée par marche, sans accélérer, ni alourdir le pied, au contraire : plus le revêtement paraît humide moins il convient de reposer la semelle. Au fond il n’y a pas grand-chose à redouter, mes jambes connaissent le relief, détaillent chaque segment du parcours ; d’ici quelques semaines j’avancerai presque les yeux fermés. Nous sommes tellement peu à courir, de nuit et par ce froid, mais je n’en tire aucun sentiment d’exception ni d’incongruité. La désaliénation est ma seule médaille. Mon chronomètre ne tourne même pas… Inutile, je pressens déjà ma vitesse. Faible est sa variation d’ailleurs : le corps un peu plus engagé lorsque je respire mieux, une foulée moins sèche en cas d’élévation du rythme cardiaque. Comme un batteur gère sa frappe tout au long d’un concert. S’il donne le bon tempo mais sonne toujours sur le point de lâcher, cela risque d’user l’auditeur. Alors qu’un très léger retard en souplesse vous apporte le groove.

Aller vite sans avoir l’air de se presser. Tandis qu’une semaine entière vous enjoint à subir la mainmise de l’horloge, de ses impératifs, plutôt qu’à rechercher l’étouffement du tic-tac. Aller vite sans chercher à devancer qui que ce soit. Juste parce que c’est grisant, libérateur. Aller « bien », peut-être. Comme un organisme fonctionne à peu près, sans qu’il hurle incessamment au repos. Rien qu’une heure d’illusion apporte déjà tellement. Mais une petite voix sournoise est toujours là pour vous rappeler de tendre au bonheur, cette obligation contemporaine. Quid de l’extase, la joie, l’orgasme, des endorphines, ou du battement de son propre cœur : ça ne peut donc pas suffire ? Non, on se doit d’être heureux. Par un sentiment pérenne et souverain, au moins d’essayer. L’injonction m’est encore tombée dessus l’autre jour _ et c’était tout sauf malveillant. « Alors t’es heureux ? Hein, t’es heureux ??? ». Mais comme on braque le projecteur sur un suspect en plein interrogatoire de police. Avoue donc, t’es heureux ? Le ton résonne accusateur, au lieu d’être enthousiaste. J’entends plutôt : « Alors, tu es content de toi maintenant ? »

Pourquoi faut-il absolument que le terme « heureux » vienne couronner une addition de circonstances présumées favorables ? Quel besoin même d’attribuer au cours des choses une finalité aussi binaire, de type bonheur ou malheur ? A+b+c = la vie, simplement. Et toutes nos équations intimes égalent « la vie » au bout du compte. Insinuer à quelqu’un la normalité d’être heureux, achève de l’assigner à la banalité d’être insatisfait. Que certains aient besoin de proclamer leur béatitude à la face du monde _ au moins celle de leurs proches, pour mieux la sanctuariser en eux-mêmes, cela les regarde. Et en l’occurrence ils se regardent, conséquemment. Parmi les rares joggeurs croisés en nocturne à cette période, il y a ceux qui ne portent aucun vêtement lumineux distinctif, ceux qui présentent une lampe à la taille ou tenue dans la main, ceux qui arborent un simple brassard fluorescent, et enfin ceux qui déploient une lampe-torche au-dessus du front, comme on l’attachait autrefois dans les mines… Eux, on ne risque pas de les frôler, ni de leur rentrer dedans. Mais ils éclairent d’abord pour leur propre confort de visibilité, au détriment de celle des autres coureurs, soudainement éblouis. Non seulement c’est dangereux pour qui arrive de face, mais l’éclat dans vos yeux perdure ensuite. Or il en va de même une fois revenu en société : d’aucuns préfèrent se fondre dans la nuit, quand d’autres aiment irradier autour.

Je pense acheter un brassard. Quelque chose de visible mais discret. Briller sans aveugler c’est difficile, certes. Grandir sans faire de l’ombre l’est tout autant. Esquisser le moindre mouvement sans gêner quelqu’un devient utopique, par une telle densité de population. Il nous reste le maquis ou la nuit noire. Ailleurs, les injonctions au bonheur, qu’elles soient consuméristes, politiques ou sociétales, nous égarent un peu plus à chaque coin de rue.
La dernière partie du périple s’ouvre à moi. Péniblement je retraverse les routes, contourne à nouveau les piétons, et maudis ce règne automobile dont l’emprise urbaine n’est toujours pas révolue. Ou la pré-installation des décorations de Noël, qui marquent une ligne d’arrivée factice au bout de mon trajet. Il doit bien exister un autre chemin pourtant. Une autre forme de rayonnement, vertueux celui-là. Qui vous laisse éclairé, plutôt qu’ébloui ou détourné de soi. Qui vous désigne émetteur autant que récepteur. Et n’oblige personne à vivre sous les mêmes néons qu’une majorité informe, sous le même égide du bonheur. À chacun sa lumière, soit. Mais de notre part d’ombre elle surgit.

L’hibernation est notre dernier salut.

Man survives two months in snow covered car
(suggestion pour une lecture en musique : The Durutti Column – LC (full album)

Lorsqu’on voyage en train, c’est le déplacement qui compte finalement, pas la destination. Même un TER me paraît un luxe de mobilité, en cette époque où sans voiture ni billet d’avion low-cost, on reste assigné à métropole. Malgré un changement et plusieurs haltes intermédiaires, je parviens même à somnoler si tôt mon wagon en marche. Bénéficier du train gratuit par quelque passe-droit héréditaire, j’en ai souvent rêvé d’ailleurs. La vie serait tellement différente, de savoir qu’il y a toujours une porte de sortie accessible, que l’appartenance à une ville ne se mesure pas à la difficulté d’en sortir, mais au contraire à sa permissivité, puis au soulagement d’y retourner ensuite. Je pourrais me contenter d’un café en gare d’arrivée, patienter une heure ou deux, avant de reprendre le trajet retour. Sans plus d’intention oisive, juste pour la pulsion du voyage.

Car une fois descendu à quai, moins d’une heure et demie après mon départ, je ne suis déjà plus qu’un touriste. Le mouvement cesse, l’image se fige à nouveau. Dès les premières minutes, mon orientation hésitante me désigne comme tel : un étranger de plus venu s’abandonner le temps d’une escapade. A peine avalé, bientôt recraché. Pareil à des milliers d’autres en chaque saison. Les grandes cités d’Europe du Nord ne concentrent pas seulement l’activité humaine, économique, estudiantine, elles restreignent aussi le champ du nomade à une nuance de ciel bleu-gris en arrière-fond d’un selfie… J’ai beau me défaire des stéréotypes du vacancier, rien qu’en cherchant mon arrêt de tram l’air anxieux, guettant la moindre indication en anglais, je perds toute chance d’assimilation locale. À la rigueur en forçant un peu mon accent, arriverai-je à semer le doute. Je présume qu’on n’aime pas beaucoup les visiteurs français par ici…

Le type de documentation proposé dans un logement Airbnb, conforte un peu plus le voyageur dans son rôle de novice égaré. Plan de la ville, du réseau tramway, liste des sites incontournables à découvrir. Quelques suggestions de bars et restaurants. On imagine mal retrouver un prospectus de maison close, ou le numéro du dealer le plus proche, en cas de besoin récréatif urgent. Dommage, ça m’aurait amusé tout de même. Et puisqu’il faut bien occuper l’après-midi en attendant une première virée nocturne libératrice, je ne déroge pas à la visite obligée du centre historique, vaquant d’églises en monuments moyenâgeux, m’arrêtant sur un pont le temps d’une photo panoramique absolument banale, bien qu’esthétiquement flatteuse. Surtout je réalise que le même cliché pourrait avoir été pris à moins de cinq cent mètres de ma résidence. La vue n’est pas très éloignée au fond : même architecture, même héritage d’un catholicisme bâtisseur omniprésent, même façades prestigieuses cédant peu à peu leur vocation administrative à quelques enseignes marchandes expansionnistes.

Je n’ai pas mesuré la moitié du patrimoine accessible dans ma propre ville, c’est un peu absurde de vouloir en faire le tour ailleurs en si peu de temps… Le tourisme culturel ne devrait pas échoir à d’autres citadins blasés, déjà privilégiés de par leur environnement. Surtout quand il s’agit de cathédrales ou autres basiliques, le Français à l’étranger s’avère aussi difficile qu’en matière de vin. J’expédie d’ailleurs en moins de cinq minutes la première qui s’offre à ma curiosité. Vitraux quelconques, pierre délavée, luminosité criarde, nef en plein chantier… Attardons-nous plutôt au sein de la deuxième, toute proche. Celle-ci majestueusement sombre, imposante, et silencieuse. J’ignore si Dieu vit là-dedans, mais ce sont bien les derniers havres de paix librement accessibles en milieu urbain.

L’autre bémol est financier de toute façon. Au moindre site, au moindre musée, le prix d’entrée grimpe à huit ou dix euros. Mon intéressement n’en devient que plus sélectif. J’attends surtout que la nuit tombe, promesse d’un éclairage public somptueux, paraît-il. C’est tout de même fascinant comme l’électricité a changé notre rapport intime à l’hiver, ici en Europe. Un siècle et demi plus tard, la lumière est passée de strictement fonctionnelle à représentative, de sécurisante à productive. Désormais on éclaire pour se faire voir, plus tant pour distinguer. Non seulement les grandes métropoles ont perdu le sommeil, mais elles ont également occulté la saison hivernale, en atténuant le passage de l’après-midi au crépuscule, si brutal, si contraignant. Parfois le ciel se charge tellement en fin de journée, qu’on accueille les feux nocturnes avec soulagement presque, voire l’illusion d’une seconde chance en cas de trop grande insatisfaction diurne.

Mais qu’y avait-t-il d’autre à faire en décembre-janvier-février, quatre ou cinq siècles auparavant ? A la simple lueur d’une bougie, au creux de l’âtre, comment faisait-on passer l’hiver alors ? Manger, dormir, ou forniquer, ce devait être encore plus essentiel. Occupé à bien cadrer l’image sur mon viseur _ en vue d’immortaliser le même panoramique cette fois de nuit, ainsi devrais-je honorer ma chance d’appartenir aux temps modernes, ce luxe de pouvoir me divertir et consommer, non juste survivre et procréer. Je devrais m’y conformer sans même une touche de cynisme, par respect envers la mémoire de tous ces Nord-Européens nés avant la première ampoule, le premier vaccin, pour qui l’hiver restait une épreuve existentielle, chaque année reconduite ; eux sur lesquels pesaient encore le poids de l’Église et du Carême, avant qu’on érige à leur place des totems sociétaux moins doloristes : marché de Noël, Fêtes, soldes, et vacances au ski.

Mais nos instincts ont la vie dure. Voilà un moment que je déambule dans ce froid encore sec heureusement, n’ayant jusque là ingéré qu’une viennoiserie et un café. Mon hypoglycémie peut être violente à cette période : perte d’orientation, vertiges, mal de crâne… Être en terrain méconnu ajoute à ce brusque sentiment de faiblesse physique. Je me sens moins enhardi, moins souverain. Puisque j’envisageais un repas en brasserie, le moment est venu de choisir où dîner. Un établissement en bordure de fleuve par exemple, pour l’attrait visuel des alentours. Ce n’est qu’un nouveau réflexe touristique, décidément je peine à les déjouer. D’abord installé en devanture du restaurant, il m’apparaît vite que l’absence de chauffage sera peu propice à une sustentation épanouie. Voyant une table se libérer juste à côté d’un poêle massif trônant au milieu de la salle, j’en profite alors pour demander au serveur si je peux m’y assoir de préférence. La différence de température se fait immédiatement sentir. Certains préfèrent le romantisme, je choisis la chaleur.

Leur carte est plutôt onéreuse, mais privilégie ceux qui ont bon appétit, puisque la viande et les frites sont à volonté sur certains plats. Autrefois j’avais un fameux coup de fourchette, oui. Puis la névrose urbaine et les particules fines m’ont rétréci l’estomac, inexorablement. Aujourd’hui je peine à ingurgiter un repas complet, viande, légumes, et fromage. Pourtant ce soir à ma propre surprise, l’étau gastrique se desserre. J’ai commandé un demi-poulet cuit au grill, garni de « french fries », et plus j’y enfonce mes couverts avant l’attaque une nouvelle bouchée, plus je voudrais que ce repas continue indéfiniment. Que les os à peine dévoilés régénèrent automatiquement la chair extraite, que la bombance perdure au-delà du supportable, et que ma faim surtout ne s’assouvisse jamais. Il faudrait ne jamais atteindre la satiété, demeurer au seuil de cette petite mort digestive le plus longtemps possible. Alors j’en redemande au serveur, presque férocement. Avec encore des frites, oui. Rien ne me presse, nul ne m’observe de toute façon. Le service, plutôt calme, arrive bientôt à son terme. Je serai leur dernier client.

Une telle crise de boulimie, je ne souviens pas l’avoir connue auparavant. Mon ventre acceptait davantage de nourriture, mais ce n’était pas aussi pulsionnel. Là on dirait qu’un besoin compensatoire muselé depuis années vient de se libérer brusquement, dans cette brasserie en ville étrangère, sans calendrier gastronomique particulier. Il ne s’agit pas d’un réveillon, il s’agit d’un réveil simplement. Celui du moi ancestral, carnivore à défaut d’être encore chasseur. Celui du moi hivernal, avant que le terme ne devienne obsolète, que les saisons n’en finissent plus de se confondre… Toujours en déchiquetant le flanc caramélisé du volatile, mon attention se détourne vers une série de cadres fixés au mur, juste au-dessus de ma table ; des portraits-photos sépia sans aucune annotation explicative, dont les sujets doivent être morts depuis belle lurette. L’ensemble offre un décor mural pastel et mystérieux, assez macabre en réalité. Comme si chacun de ces défunts immortalisés autrefois _ les membres d’une même famille peut-être, venait rappeler au touriste affamé sa propre condition d’os et de chair, et lui souffler Carpe Diem par dessus un plat de ribs au miel. Dévore tant que tu peux, le vivant.

Je conclue cette première soirée dans un pub, autrement plus animé que la plupart dans le quartier. Début de semaine et mois de février obligent, le centre paraît bien morne pour une ville de cette envergure. Une fois revenu à l’appartement, sa vétusté m’alarme davantage qu’au premier abord. Son manque d’isolation thermique surtout. La nuit s’annonce encore plus froide, or le vieux chauffage au gaz planté dans le coin salon a défailli entretemps, et je peine à le rallumer. Ce qui n’est pas forcément moins sécurisant en phase de sommeil, vu l’ancienneté du radiateur ainsi que l’absence d’un détecteur de fumée dans la pièce. J’essaie au moins de me faire chauffer une tasse de thé avant de dormir, directement au micro-ondes, lequel interrompt son décompte au beau milieu du cycle, puis brutalement s’éteint. Retrouvant un peu de lucidité pratique, je réalise que mon envie de boisson chaude vient de faire sauter les plombs d’une partie du logement. Et que pour ne rien arranger, le panneau électrique se trouve quelque part à l’extérieur dans les parties communes, mais impossible de savoir où exactement. Je n’ai donc plus de chauffage du tout, celui de la chambre se trouve également hors-service. Plusieurs lumières étant désactivées, je dois me glisser sous les draps à l’aide de ma propre lampe à huile du 21ème siècle : le smartphone.

La nuit s’avère assez perturbée, davantage par la crainte d’avoir froid, que la sensation de froid elle-même. Tout comme les assiettes pleines rassurent, une électricité ajustée aux normes favorise un meilleur endormissement. Ma sonnerie retentit en plein dans l’achèvement d’un rêve érotique entremêlé de bruits de fourchettes ; et j’essaie de me convaincre tout en accédant à la salle de bain, que cette appétissante carcasse rôtie fixée à une broche gigantesque, dont l’image me revient au cortex cérébral, était bien animale, uniquement animale… Le problème du disjoncteur résolu, et malgré une douche à peine tiède, je sais au moins que je ne resterai pas assez longtemps dans cette tanière de marchand de sommeil pour connaître la prochaine glaciation. De fait le temps s’est radouci, mais il faut désormais composer avec un vent fort et une pluie quasi incessante. Cette deuxième journée paraît bientôt celle de trop, celle des choix hasardeux, d’un argent de poche trop vite gaspillé. Que faire d’autre à part sur-dépenser ? Le ciel, trop peu clément, empêche toute flânerie citadine. Je finis donc par brûler mon budget culturel dans la visite d’un beffroi, dont le guichetier me vante l’impressionnant point de vue d’ensemble. Perpicace, il s’adresse à moi en français. Et moi envers lui en euros. Tout de même, quelle belle langue d’unité fraternelle entre nos peuples et nos CB’s…

À chaque étage conduisant au sommet, j’espère non pas tant un éclair de fascination historique, mais une justification au montant à peine déboursé. Et voilà pourquoi tout est biaisé au départ : c’est lorsque qu’on en veut d’abord pour son argent, sa fonction de consommateur, avant d’en vouloir pour ses cinq sens, ou l’éveil de son esprit. C’est l’idée qu’on pourrait consentir à une activité si elle ne coûtait rien, même sans lui vouer d’autre intérêt que sa gratuité. Non seulement ça ne les vaut pas, mes huit euros dilapidés, mais ça ne vaut pas d’y perdre une heure de temps et l’essence de vivre, juste pour un loisir auto-prescrit. Il vaut encore mieux hésiter ou s’ennuyer. Céder une après-midi, une journée, plutôt que la gaspiller de travers.
Enfin j’accède au dernier échelon de la tour, par un escalier authentiquement casse-gueule et moyenâgeux. Las, le fameux point de vue panoramique n’est qu’un rebord de mâchicoulis trop exigu, rendu impraticable par la forte averse en cours. Y accéder promet glissades et bain de pluie. Pour atténuer mon sentiment d’arnaque touristique, je décide de me venger en mobilisant pendant près d’un quart d’heure l’ascenseur qui dessert une partie des six niveaux, dont l’habitacle laisse entrevoir l’intérieur du beffroi. Montée, redescente, ainsi de suite. Cela n’en fait pas un manège à forte sensation, mais la meilleure attraction de cette piteuse visite, de loin.

Mon appétit est moins féroce que la veille, j’ai surtout soif de sauver cette soirée d’un mal du pays imminent. On doit bien trouver plus de vie ailleurs, dans une rue encore inexplorée, même à quelques arrêts de tram s’il le faut. Je ne peux pas rester sur un point de comparaison aussi défavorable à ce « là où je suis » en rapport au « là d’où je viens », ce serait outrageusement fataliste. Il me revient en tête l’enseigne d’un jazz-club devant laquelle j’étais passée la nuit dernière sur mon chemin du retour. Et on m’avait également conseillé d’y passer boire un verre, lorsque j’avais évoqué entre amis la perspective de mon séjour. Effectivement, rien que pour le cachet hors du temps et confidentiel d’un tel lieu, il eût été dommage de ne pas s’y aventurer. Le visiteur accède au club par une sorte de mini-impasse, moins large qu’un couloir, et copieusement arrosée par le débordement d’une gouttière surplombante _ la pluie a redémarré de plus belle. Ensuite une fois traversée la terrasse couverte, principalement occupée d’étudiants qu’on imagine plutôt en arts et sciences humaines qu’en droit et commerce, enfin l’on pénètre dans ce havre historique de la musique improvisée. Sur le mur du fond derrière l’espace scène, une mention claire s’adresse au spectateur : merci de garder le silence pendant les performances. Le bar se trouve néanmoins tout du long à droite, quasiment à portée de verres des musiciens, et je m’y dirige pour commander un gin, par voie gestuelle plus que verbale. « With Tonic ?« , demande la serveuse. Il fallait répondre non, maintenant c’est quatre euros de plus, et un fond de Gordon’s en deçà des quatre centilitres réglementaires impulsivement noyé d’une main nerveuse, tandis que je cherche à me faufiler pour trouver une chaise et un coin de table.

Un parfait souvenir de voyage tient à peu de choses : la bonne soirée au bon endroit, le choix d’alcool judicieux. Hier soir avec un whisky par exemple, c’eût été la promesse d’une meilleure remémoration sans doute. Car ce mercredi accueille une scène ouverte hélas, et je comprends rapidement qu’aucune fulguration musicale ou mystique ne viendra magnifier ce lieu, comme un night-club san franciscain pouvait l’être aux yeux d’un Kerouac baroudeur vers la fin des années 40’s. Peut-être viens-je juste de manquer le thème central d’une trop longue jam, alimentée par une huitaine d’instrumentistes. Ou peut-être ai-je simplement échappé à deux heures de cet onanisme atonal et bruitiste, souvent désigné free-jazz malgré lui. Un alibi assez courant, lorsque les musiciens souhaitent d’abord jouer entre eux, mais sans prendre la peine d’écouter leur voisin… Le défouloir touche à sa fin heureusement. Je décide d’attendre au moins les protagonistes suivants, maintenant que j’ai réussi à m’installer à bonne place.
Très vite un jeune harmoniciste s’avance, place son micro sous l’instrument, et se met à jouer comme il respire, en flot continu. D’abord sans réelle direction, puis bientôt rejoint par un trompettiste face à lui, encore plus libre de mouvement, puisque sans amplification. Ainsi les deux interfèrent par montées de gammes successives avec une spontanéité réjouissante, leur dialogue gagnant rapidement en intensité. Il leur manque toutefois le soutien d’une base rythmique ou harmonique, deux solistes ne peuvent échanger inlassablement dans le vide. Juste derrière eux s’installe précisément un guitariste, visiblement à la peine, ne serait-ce que pour sortir son Epiphone de l’étui. L’homme paraît singulièrement âgé, affichant un masque sévère, une vraie trogne de légende urbaine. Il doit fréquenter ce club depuis des décennies, le monsieur doit être quelqu’un, comme on dit… Je me prends soudain à rêver qu’un frisson de grâce m’envahisse enfin, que quelque chose se produise là, maintenant.

Sauf qu’après dix longues minutes d’installation technique laborieuse _ allant même jusqu’à s’accorder au moyen d’un casque hi-fi, sous l’incrédulité moqueuse des deux jeunes comparses déjà en pleine action, le vieux bluesman présumé s’avère incapable de faire illusion, même après maints réglages. Plusieurs fois il tente une ébauche de rythmique, entame un riff à peu près exploitable, et plusieurs fois il trébuche, balbutie, reprend, semblant autant dans l’inconfort corporel que musical… Qu’allais-je imaginer après tout, croiser le fantôme flamand de John Lee Hooker pendant une scène ouverte ? Il est temps de finir ce verre de shweppes aux arômes de Gin, sortir et redéployer le parapluie des mauvais jours. Ceux qu’on ne parvient pas à sauver.

Au moins cette nuit est un peu meilleure que la précédente, et j’ai encore deux-trois heures à passer quartier gare, avant de reprendre le TER désigné. Depuis ce matin, d’importantes rafales de vent donnent le tournis aux nuages d’un ciel indécis, couvrant puis découvrant le soleil à chaque minute. Platement et sagement posé à l’intérieur d’un troquet pour voyageurs en transit, je cède à l’envie d’une bière fraîche, supposée agrémenter un croque-monsieur tragiquement insipide. À chaque entrée ou sortie d’un client, la porte mal refermée subit l’action du courant d’air extérieur. Proche de la vitrine, je m’en agace un temps, puis renonce à lutter. Ce genre de contrariété est sans résolution possible, à moins d’être rémunéré soi-même en tant que portier. D’ailleurs je ne suis pas seul à adopter ce raisonnement : deux hommes autour de la soixantaine siègent à quelques mètres en face, dont celui côté bar s’est déjà levé trois fois pour reclaquer la maudite porte. Nos regards finissent par se croiser, avec une forme de complicité désabusée. Je les figure d’abord comme des vieux habitués de la maison, habitant à proximité, tant leur ancrage au sein du paysage semble naturel. Ils ont l’air d’être posés pour l’après-midi entière, détachés de toute injonction à re-consommer, sans qu’aucun ne force jamais un début de conversation. Dix minutes peuvent bien s’écouler avant que l’un ne se tourne vers l’autre, mais aucun malaise perceptible entre eux. Leur cycle d’interférence relationnelle semble harmonieusement régulier, tel un vieux couple rompu à l’épreuve du silence réciproque.

Soudain en les observant, je comprends mieux la raison de ma propre vacance, autant que sa futilité d’ailleurs. Ici je m’échappe uniquement d’une ville pour une autre, je n’échappe pas à l’hiver. La seule évasion possible serait d’hiberner, à défaut d’un changement d’hémisphère trop coûteux pour la planète et mon porte-feuille. L’idée m’apparaît séduisante tout d’un coup. Il faut développer une telle résistance à la médiocrité ambiante quand on réside en Nord-Europe à cette période, puiser tant d’énergie pour surnager psychologiquement, physiquement, sociologiquement, financièrement… Ne serait-il pas plus simple de nous plonger collectivement en état d’hibernation artificielle, de la mi-décembre à la mi-mars ; ce qui nous éviterait non seulement Noël, la grippe, et la déprime saisonnière, mais réduirait nettement notre empreinte carbone, freinant peut-être le changement climatique dans d’autres régions du monde moins tempérées, victimes de la sur-consommation des pays riches, douze mois sur douze… Il suffirait de tout arrêter 90 jours par an, et voilà, l’humanité aurait encore un avenir. Sans compter les bienfaits réparateurs sur le corps et l’esprit. Deux jours de pause intermittente ne font que repousser le burn-out du citadin nord-occidental d’un micro-sillon sur sa propre horloge de l’apocalypse, comme on flanque un tas de poussière sous un tapis honteux. Notre unique et dernière chance, c’est l’hibernation. Afin d’en ressortir régénéré, déstressé, déformaté. Reconditionné pour neuf mois d’une vie pleine et féconde.

Mon songe vient s’interrompre dans un nouveau claquement de porte. La précédente rafale était d’une violence supérieure. J’imaginais les deux jeunes séniors grimés en hibernatus, ayant conservé une forme de sagesse néandertalienne, celle qui porte à l’économie du geste et de la parole, tant que les beaux jours tardent à poindre… En réalité j’omets un détail visuel pourtant flagrant les concernant : la présence de bagages à leurs pieds. L’hypothèse d’une paire de retraités contemplatifs ne tient évidemment plus. Ce sont juste deux voyageurs posés en attendant l’heure du train, comme moi. Sûrement en déplacement professionnel d’ailleurs, des collègues en somme… Mais leur sérénité extérieure suffit à me remettre sur le chemin du retour délesté de ma frustration, étonnamment revigoré. Voyager n’est qu’un aveu d’échec sans doute, au moins je sais pourquoi maintenant.

Terry et les messieurs « mort ».

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(Suggestion pour une lecture en musique : Dirty Beaches – Displaced)

Un vrai festin pour sans-abris. Cette nuit-là je découvre Terry en pleine ripaille, étalé au sol contre un dossier de cartons usagés, à mi chemin entre la Grand-place et le secteur pavé de la vieille ville. Il m’avait bien semblé reconnaître son poil rougeoyant, cet air de gavroche burlesque… Lui ou un autre de toute façon, je n’allais pas changer de trottoir. Que la silhouette titube, soit assise ou couchée devant une vitrine, on trouve du marginal en tout genre à cette heure, et rarement juché au sommet de la hiérarchie sociale. Mais pour lui c’est un vrai pique-nique princier, un coin de bitume lui servant de nappe… D’un côté sa main plonge dans ce qui semble une grande portion de beignets industriels assez peu ragoûtants, de l’autre il tient à sa disposition un pot grassement rempli de biscuits apéritifs étonnamment larges et difformes. Et de chaque bord, à la commissure de ses lèvres, s’échappe une pleine volée de miettes dès qu’il redesserre l’étreinte de sa mastication jubilatoire, pour rouvrir le bec entre deux bouchées. A ce stade de la bombance il est sûrement parvenu à satiété depuis quelques nuggets ; maintenant il s’agit surtout d’emmagasiner pour la nuit et le réveil suivant. Ce serait dommage de gâcher, on ne stocke pas quand on dort dans la rue.

Je m’arrête un court instant à sa hauteur, frappé par l’expression gargantuesque de sa posture. Abondance et précarité trouvant là une concorde insolite. Lui, affalé comme un adolescent boulimique sur le canapé du salon, est sans doute la personne la plus épanouie entrevue ce soir. Ce qui ne me surprend guère à vrai dire ; l’idée même du contentement pour un SDF au long cours _ déficient mental de surcroît, diffère grandement de la nôtre, pauvres non-exclus citadins, pétris de frustrations existentielles ou sociétales. On approche du solstice d’été, la nuit est douce et son estomac plein ; aussi Terry présente une mine souveraine, incroyablement détachée. Alors qu’on n’aille pas lui reprocher de mettre ses pieds sur la table, ou de manquer à son devoir de tri sélectif, il est chez lui après tout.

Je veux juste m’assurer de son état global de survie. Habituellement on ne le croise pas dans cette rue, aussi exposé, d’ailleurs je l’imaginais plutôt en foyer ces derniers temps. Peut-être seulement l’hiver. « Ça va Terry ? », lui adressé-je prudemment, m’efforçant de ne pas le surprendre, afin d’éviter toute association avec un agresseur potentiel. « Ah ouais hah… aahh ‘tite pièce ? », réagit-il, sans ralentir son effort d’ingestion compulsive. Je sors alors de ma besace un filet plastique contenant deux bananes encore bien portantes, mûres à point. Me sachant bientôt arrivé chez moi, l’apport de sucres rapides devient superflu. « Tiens, comme ça tu auras un dessert », lui dis-je en brandissant les deux fruits oblongs accouplés. « Ah ouais hah... », obtiens-je en retour approbatif. Quelques mètres plus loin, poursuivant ma route sans grande agitation compassionnelle, m’effleure cette morale sûrement inconvenante : on ne peut pas secourir toute la misère humaine, mais on peut lui tendre une banane, ou deux.

Il y a quelques années cependant, j’avais connu un Terry bien moins paisible et abordable. Je me souvenais notamment d’un soir autour de la même période, quand il était passé du joyeux trublion lunaire à l’importun agressif, envers les clients d’une terrasse très fréquentée où je le croisais régulièrement. Quelque chose ou quelqu’un avait déclenché en lui une colère brusque, et son agitation malsaine promettait d’autres débordements, à moins de le chasser manu militari. Moi qui monopolisait une table entière, perdu dans un quelconque graffiti poétique, je l’avais donc assis à mes côtés, offrant une tentative d’apaisement provisoire. C’est au passage d’une voiture qu’il avait disjoncté, une de ces berlines clinquantes pour virée festive, je crois. Était-ce un visage à l’intérieur ou le frôlement du véhicule, j’ignore ce qui l’avait ainsi troublé. Mais cinq minutes plus tard il rugissait à nouveau, ciblant des noceurs du bar d’à côté cette fois. Son obscure diatribe ponctuée par un « Non ! » véhément, immédiatement suivi d’un épais crachat. Sentant comme un jet d’urine franchir son territoire, l’un des mâles dominants du groupe y avait vu offense envers sa dame, et le jeune coq s’échauffait au point de menacer physiquement Terry. Là encore j’avais dû m’interposer : « Tu ne vas quand même pas mettre une droite à un clodo, si ? ». Et deux fois moins costaud, avais-je rajouté intérieurement. Incident clos, mais la scène avait bien l’allure d’un conflit de territorialité entre deux extrêmes sociologiques, deux dépositaires d’une même légitimité urbaine : le clochard et le petit-bourgeois.

La rue en était pleine de cette petite-bourgeoisie en goguette, bohème ou prédatrice. Alors pourquoi tant de rage venant d’un personnage si coutumier du secteur ? Non, il devait y avoir autre chose. Peut-être un souvenir traumatique revenu à la surface, une parole ou un geste à ne jamais reproduire en sa présence. Par chance j’avais conservé un bout de feuille vierge sur mon billet en cours, de quoi griffonner encore quelques lignes, ainsi focaliser l’attention du forcené, après l’avoir non sans peine fait rassoir. Il ne savait peut-être ni lire ni écrire, mais comprenait instinctivement la portée mémorielle d’un stylo qu’on actionne auprès de lui. Et comment par l’écrit, l’oral devient postérité. Je faisais figure d’un psychiatre ou d’un éducateur, ce bien malgré moi.

Aussi l’avais-je écouté ânonner une forme de récit, dont seule l’intonation de sa voix m’indiquait la structure et la teneur émotionnelle, tant je peinais à distinguer un mot sur trois. Le terme « cercueil » notamment, revenait comme un leitmotiv. Un hochement de tête me suffisait à lui confirmer la bonne réception du message, et sa retranscription _ très partielle évidemment, sur papier. Je n’y voyais pas tant le délire d’un SDF lunatique perdu dans sa propre réalité, au fond peu importe la différence de langage, anthropologiquement j’arrivais à le suivre, c’était limpide même. Chaque fois qu’il voulait souligner l’importance du témoignage, son doigt pointait à nouveau la feuille d’un geste emporté, comme pour rappeler mon crayon à son devoir. « Hé note ! », distinguais-je malgré son élocution grossière. « Oui, oui, je note« , le rassurais-je. Au moins pendant ce temps il n’embêtait personne d’autre. Cela n’avait pas duré toute la nuit heureusement. Puis une fois rentré, j’avais juste classé la feuille en haut d’une pile, parcourue d’une série étrange de mots-clefs, scellant graphiquement l’énigme de cet homme de rue. Lequel n’allait plus donner signe de vie pendant une longue période…

On l’avait supposé mort, ou proche de l’être en tout cas. Et puis non, soudainement il était réapparu. Certes un peu vieilli, mais l’air encore assez autonome. Ses habitudes inchangées : un vagabondage incessant d’une terrasse à l’autre, en vue d’aborder les gens et faire son « idiot du village », récolter quelques cigarettes, de l’eau ou du café, parfois un peu de nourriture… mais sans réelle intention de mendier. D’autres n’auraient pas bénéficié du même facteur sympathie. Il faut croire que Terry séduisait par sa bouille d’éternel enfant perdu, que ni son teint buriné, ni la crasse, ne suffisaient à obscurcir entièrement. On aurait dit le rejeton caché d’un Tom Waits ayant fricoté avec une prostituée bruxelloise au détour d’un concert. Avec sa dégaine clope au bec et cette tignasse rockabilly _ manifestement entretenue par un coiffeur bénévole en foyer d’hébergement, il dégageait plus de style que la plupart des jeunes minets du coin. Lesquels en avaient sans doute conscience d’ailleurs, certains braquant même leur smartphone devant sa trogne éberluée, comme des touristes en manque de pittoresque… Ça ne m’étonnerait pas qu’on lui ait ouvert un compte Facebook à son insu, photo de profil à l’appui. Car l’air de pas grand-chose mais quand même, Terry suscite une vraie popularité locale. Et il en joue, pareil à tout animal de foire percevant la fascination qu’il exerce autour de lui. Il en joue à l’usure aussi, chaque soir un peu plus abruti par l’effervescence de clientèle passante, galvanisé par l’agitation frénétique d’une rue dite « de la soif ».

En faire partie malgré tout. Plus qu’un simple figurant festif dans cette entreprise collective de divertissement, le marginal endosse un rôle essentiel : celui de conforter la norme. La culpabiliser, la rudoyer certes, mais finalement surtout l’asseoir, la consolider. Comment se sentir de classe moyenne ou petite-bourgeoisie, si l’on vide nos centre-villes de toute clochardise, de toute mendicité ? Au fond c’est une comédie humaine bien rodée : alors ne plaignons pas l’exclu, plaignons celui qui ne trouve pas sa place au générique… Même lorsqu’il se pose, déchu, sur le perron du seul commerce désaffecté de la rue, les joues coincées entre ses mains lasses, la mine pathétiquement triste ; Terry apparaît encore plus iconographique que jamais. Même solitaire en son monde, il interprète une scène d’ensemble. Je ne l’ai surpris qu’une fois vraiment dans sa bulle d’intimité, libre de toute attribution sociologique extérieure. Et pourtant l’image en elle-même, celle d’un sans-abris allongé dans son sac de couchage contre un recoin d’une église, confère sans doute au cliché. Pendant un court instant néanmoins, au beau milieu d’une journée estivale, j’ai réussi à capter son regard, si étranger, émergeant d’une somnolence douloureuse, accusant un épuisement manifeste. Je ne me suis attardé qu’une poignée de secondes, à distance raisonnable, il aura perçu l’intrusion malgré tout. On ne devrait jamais observer quelqu’un dormir, c’est beaucoup trop personnel… Voilà ce que j’ai pensé en m’éloignant ce jour-là.

Mais en matière de légende urbaine, nous façonnons d’abord les mythes qui nous éclairent le mieux. Dussent-ils arpenter les ruelles obscures… Jusqu’à les voir se briser contre un écueil de réalité imprévu, trahis par d’autres faits et gestes. Quelques semaines donc après avoir croisé Terry sur mon chemin du retour, et agrémenté en fruits sa restauration, cette fois il pénètre à l’intérieur du même bar où je viens justement de m’installer, peu après l’ouverture. L’endroit affiche encore désert, et il n’est pas rare que lui ou un autre SDF rentre y demander un verre d’eau. À ma grande sidération pourtant, Terry se présente au barman non pour venir s’hydrater, mais afin que celui-ci compose le 115 et lui obtienne une couverture, justifiée par un début d’automne hivernal… Le tout formulé d’une voix calme et assurée, délestée de cette gouaille absconse habituelle, sans erreur de syntaxe, sans même devoir lui faire répéter. Tout aussi surpris, le barman s’exécute néanmoins, et répond au clochard d’un même ton rationnel. « Je ne suis pas sûr que quelqu’un décroche tu sais, on est dimanche, en plein après-midi… Je ne sais pas s’ils pourront faire quelque chose… ». L’attente se prolonge, la messagerie d’accueil du Samu social tourne en boucle manifestement. Le serveur prend alors un air doublement décontenancé, maintenant le combiné contre son oreille, tout en réajustant quelques bouteilles derrière le comptoir. « Personne ne répond, désolé… ». Terry continue d’exhiber une mine insolemment candide ; à mille lieux de toute esplièglerie, il reprend d’un ton angélique : « Une couverture pour Terry Martin, ils me connaissent, oui… Vous voulez que je fasse le numéro ? ».

L’idiot du village sait donc parler. Il connaît même son identité civile, quel numéro appeler pour obtenir de l’aide, et pour un peu il s’en occuperait lui-même s’il avait un portable… Le mythe s’écorne, les à priori tombent. Mais qui est ce type en réalité : un schizophrène, un bipolaire, juste un pochetron, ou un brillant comédien malgré lui ? Tellement possédé par sa propre incarnation sociale, tellement défini jour après jour par notre prisme sociétal, qu’il en est devenu ce personnage de composition, capable de tenir son rôle avec un abandon saisissant, une régularité admirable. Mais capable aussi de gérer sa propre condition humaine. Il y a un temps pour le spectacle, et un temps pour les coulisses. Il y a une heure pour le show, et une heure pour le business. Le business de survivre, demeurer.
Lassé d’attendre, le barman finit par raccrocher. Il suggère alors à Terry de repasser un peu plus tard, lui proposant néanmoins une tasse de café, avec le droit provisoire de siéger à l’intérieur. Le marginal n’esquisse aucun désarroi particulier devant l’insuccès porté à sa requête, et accepte volontiers la boisson chaude, réclamant un sucre au passage. À ce moment précis, je le dévisage enfin pour ce qu’il est véritablement : un bienheureux. Au sens païen du terme. Statut qui lui confère, malgré son expression soudainement civilisée, une forme d’animalité domestique. Comme si une telle pureté instinctive, naturelle, ne saurait de nos jours correspondre au champ d’une quelconque humanité. Au moins dans notre entendement commun.

La scène ne dure qu’une poignée de minutes, puis l’homme _ s’il en est un _ se lève, et retourne braver le froid, ou chercher asile un peu plus loin. De retour à mon appartement, je regrette de ne pouvoir ressortir le fameux papier-confidence, ramené de soirée quelques années plus tôt _ cela prendrait des heures de recherche. Un fin psychiatre en aurait sûrement tiré quelque chose. « Cercueil », « Mort », « Non ! ». Voilà tout ce dont je me rappelle… Tiens oui, ça me revient à présent : l’autre jour il m’a appelé « monsieur mort » juste après m’avoir reconnu, dans un petit gloussement farceur. L’expression m’a paru familière, ce n’est pas la première fois qu’elle sortait de sa bouche, j’en suis certain. Sur le coup j’ai attribué ça à mon port de vêtements sombres, plutôt récurrent. Mais en réalité c’est ma posture qu’il visait, beaucoup moins méditative qu’à l’époque où j’essayais de le calmer par la plume, m’autorisant encore ce type d’échange nocturne improbable… « Monsieur mort », c’est celui qui tient les rênes, c’est la stature d’autorité. Ce sont tous les hommes de pouvoir qui l’entourent, quel que soit leur grade, leur responsabilité. Patrons de bar, serveurs, restaurateurs, veilleurs, videurs, flics, éducs spé, infirmiers psy… Pourvoyeurs de tabac, de briquet, de quelques centimes, ou d’un billet de cinq pour se payer une bière.. Toute sorte de dominants investis d’une fonction, bardés par l’étoffe du sérieux, raides comme une faucheuse. Condescendants ou protecteurs, méprisants ou bienfaiteurs, peu importe : ce sont tous des messieurs « mort » au yeux d’un Terry SDF. Même les femmes. Car pour lui, tout ceci n’est qu’une longue plaisanterie ; seule la folie peut vous rendre une vie supportable, ne leur en déplaise. Reste à choisir son degré d’aliénation.

Vers un adieu joyeux.

oorlog3
(suggestion pour une lecture en musique : Rachel’s – Systems/Layers)

Je vais bientôt partir. Tu le sais peut-être déjà, mais je préfère t’écrire maintenant, plutôt qu’après coup. Par crainte de me décourager ensuite, une fois installé là-bas. De ne plus me rappeler pourquoi c’était si important. Tu n’es pas la seule personne concernée, rassure-toi. J’ai établi une courte liste, assez honteuse en fait, de ceux à qui je voulais me confier une dernière fois avant mon départ. A toi l’embarras d’en faire partie, à moi l’obligation des mots justes.

Je ne te l’ai jamais dit, non. Parce qu’au deuxième ou troisième stade d’une relation, on oublie comme tout était encore possible au premier, au point initial d’une rencontre. Ce soir-là, où j’avais littéralement « flashé » en t’apercevant assise à travers la vitrine d’un fameux bar que nous fréquentions tous à l’époque, fermé depuis. C’était fin mai-début juin, mon parcours nocturne s’achevait tranquillement, jalonné d’un quartier à l’autre, tout en marche solitaire. Et me voilà soudain frappé du rayon de Vénus, de ceux qui vous percent l’âme autant que la vision… On ne choisit pas son moment, ce n’est pas qu’une question de langueur affective, ou de comment certains garçons aiment à se sentir minable, soumis à l’oppression d’un choc esthétique, pétrifié d’un micro-sourire. Dans cette hiérarchie du « beau », le masculin se soumet autant par lâcheté que par dévotion. Il est tellement plus commode d’assigner au féminin le devoir d’incarner la beauté.

Je me tenais figé à quelques mètres de distance depuis la terrasse, avant d’entrer saluer prendre un verre. C’est ton profil qui m’avait saisi d’emblée, sorte d’imagerie cinématographique transposée en plein réel. Je revois cette longue chevelure auburn, ce regard bleu-métal enjoué d’un rire fébrile, comme un restant de timidité sans doute. Ensuite une fois à l’intérieur, je serais déjà au-delà du fantasme, au-delà de toute contemplation. Ni photographe, ni peintre, une simple connaissance parmi d’autres. Mon émoi d’origine ne serait plus qu’un souvenir d’une première impression, forcément appelée à disparaître à l’épreuve du vécu. On sympathise au lieu de flirter, on discute musique au lieu de danser. On « courtoise » au lieu d’embrasser. J’étais spécialiste, crois-moi ; il m’aurait fallu un carton d’invitation ou une injonction divine pour que je tente quoique ce soit. Moi-même je ne savais pas ce que je voulais la plupart du temps. Je me souviens cette soirée d’anniversaire dans ton ancienne colocation, avec toute cette petite bande d’alors, on se complétait bien il faut dire… Mais je n’aurais pas risqué plus loin. L’été allait bientôt s’enfuir, sans qu’on ait eu l’occasion de se recroiser. Et je n’y pensais plus trop honnêtement. Puis quand on s’est revus en septembre, tu avais quelqu’un désormais. Ce qui ne m’a ni surpris, ni déçu. Enfin sans doute un peu quand même.

J’ai cette théorie tout à fait subjective et honteusement essentialiste, que là où une femme sent instinctivement quel type de relation envisager avec un homme, l’indécision masculine au contraire, ne s’estompe jamais vraiment. Pas seulement en terme de désir refoulé _ partons du principe qu’un mâle hétéro verra toujours une femme comme cette créature aux attributs opposés, même sa meilleure amie… Idem sur un plan sentimental : le moindre béguin d’antan, le moindre « peut-être » d’un soir, un jour ou l’autre peut ressurgir. Pour un homme ce n’est jamais une affaire classée. Tourner la page signifie seulement ouvrir le champ à de nouvelles rencontres, les précédents chapitres ne s’effacent pas.

Elle l’a bien compris je crois, celle qui m’accompagne en ce tome présent. Vous ne vous êtes jamais rencontrées il me semble, ou alors sans présentation officielle. C’est vrai que nos cercles amicaux ont beaucoup évolué, les occasions de se rassembler font défaut, à moins de les provoquer évidemment. Mais rien de plus amer que forcer des retrouvailles entre amis, alors on attend que le hasard cosmique ou l’agenda culturel fasse le boulot à notre place… Il y a tant d’autres personnes dignes d’intérêt à fréquenter dans une grande métropole ; notre tare n’est pas d’être irrespectueux envers la mémoire et l’amitié, c’est de toujours souhaiter quelque chose d’autre, quelqu’un d’autre, quelques bars autres… C’est ce consumérisme social devenu impossible à freiner, avec ou sans l’appui de facebook, twitter, tinder, etc. Toujours plus d’individus, de nouveaux « profils » à consommer autour de soi. Résister au nomadisme relationnel vous condamne au surplace identitaire, à régresser par faute de mouvement. Une des raisons pour lesquelles j’ai décidé de partir, tient au fait que je n’arrive pratiquement plus à tenir une conversation entière, approfondie, avec qui que ce soit dans l’espace public. Peu importe le lieu, mes sens se retrouvent automatiquement happés vers un autre angle de perception, je ne sais plus regarder ni écouter droit devant moi. Chaque figure ou échange verbal deux mètres plus loin devient un distrayeur potentiel. Et j’en capture tellement des visages, des bribes de conversations, de l’altérité à ne plus savoir en quoi elle diffère au juste.

Mener cette vie urbaine par temps de monogamie, je n’imaginais pas que c’était possible honnêtement. Ni le souhaitais-je d’ailleurs. Il faut croire qu’elle m’a eu par surprise, dans un moment de flou. J’aurais aussi bien pu enchaîner les coups d’un soir, ou basculer à nouveau dans la solitude. Ce genre de carrefour de l’Étoile _ comme le formulait un ami, j’en ai traversé d’autres auparavant, souvent persuadé d’avoir manqué la bonne sortie. Mais pas cette fois. A croire que mon propre instinct se féminise en cours de route : je sens mieux les histoires, les vraies rencontres. Plus humblement, c’est surtout à elle qu’en revient le mérite. Celui de comprendre que son homme reste un animal indompté, et qu’une relation n’est jamais perpétuable par simple dépendance affective l’un envers l’autre. Il faut vouloir construire à chaque rendez-vous, découvrir sans relâche. Savoir doser le froid pour mieux retrouver le chaud. Accepter l’au-revoir pour revenir à bientôt. Ne rien attendre surtout, ne rien promettre. S’aimer au temps présent.

Je ne pensais pas qu’on tiendrait au-delà de six mois, et voilà trois ans et demi que ça dure. Le secret, c’est de ne pas compter les années paraît-il ; s’affranchir au mieux des normes sociétales, tromper son déterminisme familial. Clairement, je ne me voyais pas franchir autant d’obstacles en duo. Seul oui, mais à deux, quelle étrange compromission existentielle… Elle sait que je n’ai même pas envie d’être en couple. Je veux bien prendre le sentiment et le désir, pas les projets de maison, de compte commun, ou le surpeuplement de la planète… Enfin ne te sens pas visée bien sûr, je crois savoir que tu t’es pacsée récemment, et que vous habitez la même demeure… Je me sens juste exempt pour ma part, de vouloir une tournure ou l’autre aux évènements. En l’occurrence je ne veux rien, j’agis comme je ressens, c’est tout. Je n’ai pas peur que ça casse, je n’ai pas peur que ça dure. Peu importe, tant que ça reste vrai.

Alors pourquoi souhaiter partir justement ? Je me suis toujours plus ou moins projeté ailleurs en fait, d’un point de vue géographique j’entends. Mais j’étais chaque fois retenu par un job ou une fille, par la crainte de me perdre, ou par manque d’argent. La différence aujourd’hui, c’est que ma liberté de mouvement implique de voler sur deux ailes, non une seule. Elle a compris que je finirais par m’expatrier tôt ou tard, et elle y pensait également. Avant c’était purement du fantasme, une illusion d’échappatoire, tant que j’étais encore barman en tout cas. Il y a un courtermisme inhérent à ce type de métier qui empêche de remettre sa vie en question. Sa ville en question. Or depuis peu, mon statut de traducteur anglophone me donne enfin la marge de manœuvre nécessaire. L’éditeur qui m’emploie actuellement, dont le siège est basé à Paris, se fiche pas mal que je travaille depuis Lyon, Toulouse, Rennes, ou depuis l’étranger. Donc l’idée a germé doucement depuis un an, en solitaire puis en tandem. Je ne vais pas devenir nomade numérique non, le but n’est pas tant le voyage que l’ailleurs. Et on a fini par trouver notre futur point de chute, toujours en union européenne cela dit, par commodité.

Quant à savoir « quelle destination ? » _ une interrogation légitime, puisqu’aucun de nos proches respectifs n’a encore été mis au courant, la réponse vous parviendra sous forme de carte postale je pense… D’où un cercle de confidents restreints, et surtout afin que personne ne nous dissuade ou nous encourage entretemps, ne nous pose un tas de questions normatives, alarmistes, dont notre idylle n’a que faire pour subsister. Rien que la décision d’un exode commun et d’une future cohabitation domestique, soulève assez d’appréhension en elle-même. Alors épargnons-nous la vox populi, forcément intrusive. Je sens déjà courir assez de rumeurs depuis quelques mois, du fait que je ne sors pratiquement plus, que j’ai désactivé mon compte facebook, et ne réponds pas toujours aux sms envoyés certes. Nous informons les gens les plus susceptibles de comprendre et de s’en préoccuper vraiment ; parce qu’en un temps, même peut-être révolu, nos relations ont dépassé la bonne camaraderie citadine, l’évidence du nombre d’ « amis en commun ». Parce que nous avons su pouvoir compter avec l’autre.

Tu m’excuseras cette tonalité d’adieu, c’est juste que pour nous ce ne sera pas seulement une expatriation, mais bien une forme de dissipation, d’évasion numérique. Or je suis parfaitement conscient qu’un des plus grands freins à l’exil véritable, reste l’hyper-connectivité. A quoi bon traverser le continent, si vos contacts vous voient toujours liker, twitter à n’importe quelle heure. Au final vous paraissez plus présents, plus proches encore que cette vieille grande-tante oubliée, qui habite la même métropole mais n’a pas d’Internet. Je ne veux pas seulement changer d’air et de pays, je veux recouvrer mon droit ancestral à la discrétion, à la non-émission de données collectées, à la non-manifestation d’humeur ou d’opinion, à la non-réaction au cours de l’actualité, aux temps qui passent. Nous n’utiliserons Internet que pour le strict nécessaire : travail, administratif, santé. Plus de réseaux sociaux, plus d’applications invasives. Nous ne consommerons que l’essentiel, sans même avoir à nous priver. Je ne te parle pas de cultiver nos propre légumes en petite communauté, entourés d’activistes décroissants. Disons que là-bas, tout se fera à une plus petite échelle, autant pour le commerce que dans les rapports humains. Au lieu d’encourager la compétition du plus grand nombre sur le même territoire restreint, c’est une terre qui privilégie l’auto-suffisance par la complémentarité, non la compétitivité.

J’ignore encore si nous pourrons tenir financièrement au delà d’une année. Il faudra certainement trouver d’autres solutions une fois sur place. Tant de choses peuvent se retourner contre nous évidemment, l’amour en premier lieu… Je me sens presque détaché pourtant, tout ce que durera cette aventure me paraît déjà un bonus inestimable. Ce n’est pas comme si on allait se marier, fonder une colonie de marginaux utopistes. Je veux juste mon laps de paradis sur terre, avant qu’il ne soit définitivement trop tard. Et avec elle, oui. Mais nous ne sommes pas uniques : ce pourrait être une autre, je pourrais en être un autre. Ce cher Cohen l’avait bien compris je crois : l’amour est opportuniste. Dès lors qu’il se prétend idéaliste, c’est souvent par espoir ou regret. Moi je ne veux ni l’un ni l’autre. « So long Marianne », mas je ne suis pas pressé d’en rire ou d’en pleurer… J’entends par là qu’au bout du chemin, il n’y aura ni réussite ni échec. L’amour et l’exil ne se résument pas à ça. Je sais que je ne reviendrai pas dans le coin en tout cas. Alors c’est un demi-adieu sans doute. Dans cette vie-là au moins. Mais un adieu joyeux j’espère.
Porte-toi bien, je t’embrasse.

Homo-désuetus

Modern-Times
(suggestion pour une lecture en musique : Colin Stetson / Sarah Neufeld – The sun roars into view)

Un robot s’en sortirait mieux. Quand vient le moment de compter les pièces jaunes dans son tiroir-caisse, Yvan se dit que le 20ème siècle n’en finit plus de s’achever, et qu’il perd sa vie à remplir les mêmes tâches abrutissantes que des millions d’autres avant lui. A ceci près qu’un travailleur sous la seconde révolution industrielle les acceptait avec une plus grande résignation, ne pouvant concevoir autant de progrès à venir. Aujourd’hui, malgré l’automatisation en cours, lui le commerçant, n’est toujours pas exempté du comptage des centimes en fin de journée ; les bus ont toujours besoin de chauffeurs, comme les pizzas d’un livreur, et ainsi de suite… Sévère désillusion, quand on a grandi en fin de millénaire, abreuvé de chimères futuristes autrement plus enthousiasmantes que la tenue d’un smartphone tête baissée en pleine rue. Le « futur » a surtout changé les citadins, pas tellement la ville elle-même.

Pourtant il aime son métier au fond. Même au rythme trépidant d’une supérette de centre-ville, l’humain occupe encore une place importante au quotidien. Ici on privilégie la convivialité d’équipe, et une certaine familiarité envers la clientèle. Cela reste une épicerie de quartier, loin des grandes surfaces aliénantes. Il ne s’imagine pas vraiment ailleurs de toute façon. Après une quinzaine d’années en bar et restauration, à des cadences souvent infernales, on a beau vouloir autre chose, le démon du tiroir-caisse l’emporte. En plus d’un sentiment d’utilité économique et sociale, ce secteur favorise un mode de vie dont il est difficile de décrocher à terme. Alors pourquoi cette récurrence d’un profond mal-être en fin de journée ? Compter de l’argent, ça ne devrait jamais déprimer l’employé de commerce, surtout après une bonne recette. Sans doute pressent-il que la machine arrivera trop tard pour le supplanter, ou retarder l’imminence d’un effondrement nerveux. Tout ça pour une poignée de centimes. Pour une tâche mécanique de trop, qu’accomplit un homme ayant atteint le plafond de sa condition humaine.

122. Hier 115. Son record monte à 133 pièces de 20 centimes et 150 de 10. Rien que la vue des pièces rouges restantes lui fait perdre ses nerfs ce soir là. Non qu’il pourrait se faire virer pour un écart d’un euro cinquante dans le fond de caisse, c’est juste qu’il n’y a pas d’autre manière de procéder : il faut tout compter, en partant des pièces de deux euros jusqu’à celles d’un centime, puis au tour des billets. Même avec une balance de pesée externe, encore faudrait-il sortir chaque pack de monnaie, avant de les remettre ensuite. La fatalité d’une journée de commerce veut qu’on garde le plus rébarbatif pour la fin. Passer les articles en caisse l’un après l’autre, ne l’éprouve jamais à ce point bizarrement, comme on ne le fait que par tranche horaire limitée, avant de retourner en approvisionnement, ou à ranger les rayons. Et puis au moins il y a une personne physique en face. Bien que limité, l’échange verbal reste dynamisant. Non, le plus pénible est la clôture de la caisse. Age et ancienneté oblige, elle lui incombe trois soirs par semaine. Après quoi il ferme boutique, seul, et file boire un verre ou deux, quand il ne rentre pas directement chez lui, trop épuisé, préférant décompresser devant une série. 122, note-t-il. Cela arrive lorsqu’on accumule trop de centimes jour après jour, et que le passage à la banque tarde à s’effectuer. En attendant il faut bien qu’un humain s’en charge et maintienne le compte juste. Un humain pourvu de lombaires, d’une épine dorsale, d’une ligne d’épaules, de cervicales… Autant de volcans en sommeil qu’une position debout statique va raviver peu à peu, jusqu’aux cinq minutes de trop, à se raidir au-dessus du tiroir-caisse. Putain, 122.

En service de bar il avait au moins compris une chose, plutôt réconfortante d’ailleurs : c’est que les gens ne veulent pas être servis par des robots. Quoique pressé ou désobligeant, le client s’imagine mal devant une tireuse à bière automatisée. Pour des courses d’alimentation en revanche, supérette inclus, l’avenir de l’homme paraît singulièrement compromis. Même avec un don inné pour l’empaquetage et son plus joli sourire, le meilleur des caissiers ploiera face au prochain rouage d’une mécanisation annoncée. Et Yvan connaît ses limites. Passé un stade, l’expérience ne suffit plus à compenser le physique dans ce type de métier. Pour l’heure il sait encore manier l’adrénaline et le stress positif, jusqu’à atténuer un mal de dos, une douleur à l’épaule, ou un début de torticolis _ c’est ça ou carburer aux anti-douleurs de toute façon. Mais à terme le mieux serait d’envisager une reconversion pure et simple, vers une autre source de pathologies professionnelles en somme. Une autre promesse de burn-out.

Car à bien y réfléchir, maintenant qu’il referme sa caisse empreint d’un soulagement mitigé, quel autre métier un tant soit peu utile, à niveau de qualification semblable, n’occasionne pas un risque de dépression nerveuse ou de pénibilité occasionnelle ? Aucun. Travailler c’est sacrifier, d’une manière ou d’une autre : sa jeunesse, sa bonne espérance de vie, ses nerfs, ses muscles, ses vertèbres… Au fond l’oisiveté l’inquiète encore plus, comme de nombreux salariés, lui qui n’a pas dû rester plus de trois mois consécutifs au chômage jusqu’à présent. D’abord par obligation de subsistance, en début de vie active, maintenant surtout par crainte du désœuvrement, peur du vide. Au moins l’emploi façonne votre corps, votre identité, un certain état d’esprit. Un réflexe de mise en activité quasi instinctif. Même malade ou fatigué, vous pouvez encore « fonctionner ». Et vous désirez être fonctionnel par-dessus tout. Car les jours de repos n’en sont plus vraiment, car le risque d’une violente décompensation prévaut sur l’imminence d’un énième surmenage. Aussi afin ne pas écorner cette image de vous-même construite au fil des ans, tant à travers le regard extérieur que la considération implicite de votre environnement citadin. C’est la ville que vous n’osez pas décevoir, plus que votre employeur.

Parmi les articles retirés pour cause de péremption imminente, Yvan embarque un paquet de jambon et du pain en tranches, mais là tout de suite, il ne rêve que d’une bonne portion de frites pour accompagner sa première bière d’après-service. En chemin vers la rue des bars et kebabs, il évite une première collision frontale avec un livreur à vélo, roulant à pleine vitesse sur les trottoirs. Le centre-ville est devenu un tel far-west en soirée, en plus des mobylettes porte-pizza déboulant à 80 km/h, maintenant tous ces kamikazes avec leur cube-conteneur dans le dos, pédalant comme s’il transportait le vaccin contre le réchauffement climatique… Encore un job idiot. A réclamer toujours des nouveaux services, on devance leur faisabilité technologique. En attendant qu’une escouade de drones-livreurs se chargent de leur apporter le dîner chaque soir à domicile, tous ces riverains ultra-pressés feraient mieux d’apprendre à cuire des pâtes, au lieu d’encourager des milliers de jeunes pédaleurs imprudents à l’esclavagisme moderne et au mépris du piéton, autant que des feux rouges. Et encore un autre accident évité de justesse, une mob’ à kebab cette fois ; ils livrent tellement « express » que leur frites n’ont plus même le temps de décongeler. Cela n’entame pas son envie d’en picorer présentement. D’habitude il préfère se rendre au premier Turc en début de rue, plus convivial et ancien dans le quartier. Mais la file de clients aux abords du comptoir présage d’une trop longue attente. Tant pis, sans rancune envers ce même pourvoyeur de danger public à deux roues contre lequel il vient justement de pester, Yvan comble les quarante mètres qui le sépare du restaurant kebab le plus en vue de la métropole.

La commande est déjà passée : grande frite, deux euros quatre-vingt. Pour un peu il sortirait sa carte bancaire, toute manipulation de monnaie à titre gracieux lui fait encore violence. Le temps qu’on lui délivre la portion encartonnée, il détourne son regard vers un article de journal épinglé au mur : « U..K élu meilleur Kebab de France ». Voilà qui force le respect, sourit-il intérieurement. Tous les métiers prêtent à concours, alors pourquoi pas celui d’homme-kebab. Il doit bien exister un challenge annuel du comptage des pièces jaunes, après tout.
Yvan détaille les employés du restaurant un à un, guettant la moindre expression de fierté salariale qui perleraient sur leurs visages suintants. Curieux de sentir si la conscience d’être premiers dans leur domaine en atténue la contrainte physique. Ils n’ont pas vraiment l’air de s’amuser en tout cas. Mais leur attitude laisse poindre un soupçon d’hyperpuissance, remarque-t-il en effet. Que seul un sentiment durable de réussite commerciale procure. Rien qui ne lui soit étranger d’ailleurs. Aussi l’espace d’un instant il se figure à leur place, en train de limer une broche de viande pour assembler galettes et sandwiches, d’un même geste indéfiniment reconduit. Comme toute activité répétitive mais couronnée d’un aboutissement régulier, elle doit néanmoins entraîner une forme de contentement. Simple et fluide, de même qu’un sachet de courses bien empilées pour un futur client satisfait. Ou un filet de bière contre la paroi d’un verre à pinte, celui qu’il se voit servir à présent, juste un peu plus loin dans la rue, au comptoir de son bar attitré. Il s’agit bien d’un flux mécanique, souvent terriblement routinier, oui. Mais la bonne exécution du moindre geste pourvu d’intérêt, confère à l’homme un pouvoir indéniable. Même à l’ouvrier d’une usine d’assemblage, même au vendeur de kebab…

Nous sommes nés pour être des hommes-robots, se murmure Yvan à lui-même. La plupart des gens en tout cas. Les chercheurs sont rares, ceux qui osent vraiment soumettre leurs faits quotidiens au risque d’échec. Ceux qui tentent sans la moindre garantie. Il repense à ce musicien croisé la semaine précédente, une connaissance d’une autre connaissance. Par échange de courtoisie, tous deux en étaient venus à évoquer leur métiers respectifs ; et sans détour le jeune homme avait confié dépendre essentiellement du RSA, ne caressant ni l’espoir d’obtenir à terme le statut d’intermittent du spectacle, ni vraiment celui de vivre un jour de son art. Mais il portait cette force de conviction propre aux gens dévoués à une carrière artistique ou hors-normes. Alors bien sûr, du point de vue d’un travailleur imposable dans la force de l’âge, l’idée qu’on puisse vivoter aux minima sociaux sans même vouloir en sortir, déplaît fortement. Encore un assisté pour lequel d’autres cotisent, avait pensé Yvan. D’autres comme lui. Puis il s’était ravisé, comprenant que son interlocuteur n’avait rien d’un contemplatif bohème, mais plutôt d’un acharné qui ne compte ni ses heures, ni leur productivité, encore moins la création éventuelle de richesse. Le pur désintéressement économique. L’acceptation d’une existence rompue à l’indécision et aux périodes d’insuccès, soumise au bon vouloir extérieur. Pour un commerçant habitué à réagir à une situation plutôt qu’à l’engendrer, l’idée qu’on puisse tenir avec si peu de réussite quotidienne l’avait troublé.

Il avait pour lui la liberté d’être pauvre. Dans d’autres pays ce serait inconcevable, mais en France pour qui arrive à se débrouiller avec le RSA plus un complément d’aide au logement, il existe une 3ème voix au « marche ou crève » du modèle libéral. A condition de ne pas tout boire en une semaine au bar, et que pôle emploi vous exonère de surveillance. Au fond peu importe l’assistanat, tempère Yvan, toujours introspectif, entre deux gorgées de Hommel ; la vraie question est de savoir si l’humain est fait pour autre chose que produire et se reproduire. Suivant notre affranchissement par le progrès numérique, la réduction naturelle du temps de travail aura déjà dû s’imposer telle une évidence. Or la plupart des pays développés voient encore leur population courir au burn-out, avec enthousiasme ou résignation _ selon la récence de leur essor économique, mais sans chercher à réduire la cadence en tout cas. Par « servitude volontaire », comme il le répète souvent. Encore un concept marxiste devenu réalité, s’imagine l’épicier à tort. Peu importe, Inutile d’invoquer un philosophe pour mesurer son propre asservissement de corps et esprit. Esclave peut-être, mais dupe, jamais. Chaque fois qu’il se hasarde à envisager sa propre oisiveté, Yvan se heurte aux mêmes impasses. Comment rester utile, garder une bonne estime de soi, sans finir reclus ou dépressif. Il se voit diminué, au lieu d’être seulement exténué. S’imagine endurant les mêmes douleurs osseuses et musculaires, la même fatigue généralisée, privé cette fois d’une cause professionnelle. Sans raison valable de souffrir autrement dit. Encore moins de se plaindre donc.

Ou alors il faudra encore quelques générations, le temps que l’homme s’habitue à sa nouvelle longévité, à son infériorité fonctionnelle envers la machine, l’algorithme, le logiciel. Le temps pour lui d’admettre qu’il y a autre chose à faire que toujours « effectuer » précisément. Mais pour un simple commerçant pris dans une trajectoire de vie modeste au début du 21ème siècle, l’évolution s’arrête là. Il ne se voit ni au chômage, ni à la retraite, ni même en vacances. Au mieux, comment occuperait-il un congé sabbatique, si on lui en offrait soudain la possibilité ? En période de célibat, la solitude lui pèserait encore plus, et s’il était en couple, ça ne tiendrait pas trois semaines avant que son boulot lui manque, par nécessité d’indépendance. Voyager bien sûr, mais c’est vite épuisant, même en ayant l’argent nécessaire. Quant à se rendre créatif, il n’y croyait pas une seconde. A part remplir un ou deux carnets d’anecdotes de comptoir pendant ses services à l’époque, son appétence artistique ne dépassait pas celle d’un plombier ou d’un expert-comptable. Et pour ce qui est de fonder une famille, la chance s’était envolée dix ans plus tôt ; non qu’il soit trop tard, mais ça ne le travaillait plus vraiment. Alors autant continuer à bosser, jusqu’au licenciement, jusqu’à robotisation. Autant gagner sa vie, faute de sa liberté, et laisser la ville nous distraire, les bars nous dépouiller le porte-feuille autant que de nos dernières illusions.

Vraiment ce n’était pas pour lui. Carrière artistique ou non, il lui faut un rythme journalier, des horaires précis, un début au labeur et une fin. Se lever un beau matin, grand ouvert sur une page blanche, avec pour seule contrainte de décider pleinement chacun de ses faits et gestes pour la journée à venir… Parlez donc d’une utopie, un véritable enfer plutôt. A vous donner une population de névrosés, psychotiques, ou d’abrutis dégénérés… Le libre-arbitre n’est qu’une autre forme d’oppression, mais qu’on s’impose à soi-même. Évidemment que des milliards d’individus veulent encore goûter aux dernières miettes d’une civilisation du travail _ ou plus pertinemment, de l’emploi, comme ils s’étourdissent encore de croyances religieuses archaïques pour quelques temps. C’est parfaitement humain. Ce qui pointe au-delà en revanche, ne l’est peut-être plus. Cet être capable de renoncer au vieillissement, au sacrifice de soi, voire à sa propre mortalité ; libre de maîtriser le temps et son occupation, de consentir à l’oisiveté, à l’improductivité : cet être n’en est plus vraiment un. Mais son embryon porte de doux nom d’ « intelligence artificielle »…

Yvan interrompt sa lecture et repose le journal, entrouvert à la page sciences et découvertes ; puis finissant sa bière, il se lève, et fouille à nouveau son porte-monnaie afin de laisser un pourboire. Au moins un geste que ni une caisse-enregistreuse, ni un robot n’intégrera jamais. Inutile, désuet, mais symbolique. Comme un humain du troisième millénaire. Et en pièces d’un euro de préférence, pas de vingt centimes, merci.

 

La nuit n’a pas de mémoire, mais certaines s’en souviennent encore…

La-noche-del-cazador-Gish
(suggestion pour une lecture en musique : Set fire to flames – « Steal compass / Drive north / Disappear »)

(1er étage d’un café en vieille ville, 23h30)
_ On ne s’est pas déjà croisés quelque part ?
_ Ah, peut-être…
_ Sûrement en soirée par ici. Ou alors à un concert… En tout cas je suis certain de t’avoir déjà vue.
_ On me confond souvent, mais c’est possible…
_ Je t’offre un verre ?
_ Juste pour une vague ressemblance ? C’est trop généreux, merci, mais j’allais justement partir.
_ Alors une autre fois j’espère, je suis vraiment sûr que ce n’était pas un sosie…

(Elle marque un temps d’hésitation, et au lieu de se diriger vers la cage d’escalier, reprends le fil de l’échange)

_ Tu réalises que dans une ville comme ça, on n’arrête pas de croiser, de se frôler, tout le temps… Ça grouille de partout, avoir une impression familière sur une personne ne veut rien dire. Les bars créent uniquement de la convivialité, pour des liens plus solides il faut en sortir à un moment…
_ Oh, je parlais juste de boire un verre, rien de trop sérieux. Désolé de t’avoir importunée…
_ Aucune raison de l’être. Mais je comprendrais mieux que tu me proposes un verre parce que je te plais, simplement. Pas pour une intuition de « déjà-vu ». Autrement oui, si ça se trouve on a déjà bu ce verre un autre soir, exactement dans le même café. Ensuite on a peut-être fini en boite, et même couché ensemble pourquoi pas. Je te le répète, je ne suis pas un modèle unique, on me confond souvent…
_ Non, j’ai déjà connu quelques black-outs en soirée, mais pas à ce point. Quand tu parles de « modèle unique », tu sous-entends qu’on est tous un peu interchangeables, selon notre milieu, notre tranche d’âge, et les bars qu’on fréquentent ?
_ Oui, les personnes comme les époques. Si tu sors presque tous les soirs depuis tes années d’étudiants jusqu’à la trentaine, tu perds le sens de la chronologie, de la hiérarchie des souvenirs, ils finissent tous par se valoir à force. Ce qu’il te reste ce sont des impressions, une humeur générale, et un téléphone plein de 06 d’inconnus… Si ça se trouve tu as déjà le mien dans ton répertoire.

_ Ok, alors jouons le jeu… Comment va, depuis le temps ? (sourire appuyé)
_ On fait aller, merci. Ça fait bizarre de se recroiser, je pensais que tu ne trainais plus trop dans le coin.
_ Les vieilles habitudes qui reviennent… Le décor m’est tellement familier par ici.
_ Dans ce cas, jouons un autre jeu : est-ce que tu te rappelles qui était derrière le comptoir la première fois que tu as passé cette porte ? La première conversation de zinc qui t’ait vraiment remué les tripes ? La première fille que tu aies crevé d’envie de revoir le lendemain ? Ta première fermeture de 3h ? Ta première after rideau baissé ?
_ Non, mais je sais que j’ai vécu tout ce que tu décris, et cela me suffit. Je ne crois pas en une forme de justice par voie de mémoire, ni collective, ni individuelle. Ce qui remonte à la surface est forcément biaisé, incomplet, injuste, voire absurde. Comme les bribes d’images restantes après un rêve, on sait bien qu’on a perdu l’essentiel. Et pourquoi j’ai encore rêvé de mes parents la nuit dernière, alors que je ne pense jamais à eux sur mon temps éveillé ? J’accepte le fait que ma mémoire et mon inconscient ne sont ni justes, ni fiables. Seule l’histoire se doit de l’être. Et elle n’est pas de notre juridiction.
_ Il ne t’arrive jamais de prendre des notes, juste pour ton hygiène mentale, pour te rappeler au moins les grandes lignes : où tu étais, ce qui t’occupais ?
_ Je le faisais un peu au début, j’ai arrêté parce que je ne voyais plus le côté précieux de la chose, puisque je ne relisais jamais rien. A quoi bon graver des archives qu’on ne consulte jamais ?
_ C’est un garde-fou, et ça entretient la mémoire cognitive.
_ Pour le quotidien oui, mais pour les soirées, à quoi bon ? Au bout d’un moment tu te connais suffisamment bien pour savoir comment tu as pu te comporter, même avec un blanc de trois heures sur la nuit précédente. Certains savent même pertinemment à partir de combien de verres ils vont « switcher », et passer en pilotage automatique. Ça ne les empêche pas de recommencer à chaque fois. Puis de se réveiller dans leur propre lit le lendemain, sans s’inquiéter de comment ils ont pu rentrer chez eux, à quelle heure, ou de qui aura pris soin de leur intégrité physique au passage.
_ Bienheureux l’amnésique de soirée, qui ne regrette, ni ressasse jamais rien… si je te suis donc ?
_ Oui. La nuit n’a pas de mémoire, inutile de lui en fabriquer une. On est là pour décharger nos batteries cognitives, pas pour les saturer davantage. Et quand tu y réfléchis, ce n’est pas si grave ; il y a assez d’adultes responsables autour pour prendre en charge le côté purement trivial de la vie nocturne : barmans, restaurateurs, commerçants, flics, pompiers, etc. Ils sont là pour ça. Alors autant leur laisser la réalité, et prendre l’irréel. Chacun son rôle après tout.
_ Ça ne te tracasse jamais quand tu réalises que des gens te font peut-être la gueule pour une parole blessante dont tu n’as même plus idée, aussitôt évanouie ? De ne pas savoir que tu as mis un vent à l’une de tes « ex » la veille, juste au même comptoir ?
_ Je fais confiance à l’indulgence universelle quant aux aléas de ma vie nocturne… De toute vie nocturne. Prends la population d’un bar en photo au cours d’une soirée lambda, et imagine-toi la quantité de non-dit, d’absurde, ou d’hypocrisie que cette image regorge _ si jamais tu pouvais en connaître tous les figurants… Untel tourne le dos à son dernier « coup » d’un samedi soir, ces deux-là étaient super amis autrefois, désormais ils discutent météo… La serveuse tombée enceinte du patron d’en face, trinque un shooter avec lui 3 jours après l’avortement… C’est plein de ramifications relationnelles insoupçonnées, et pas forcément teintées d’amertume, la vision d’ensemble est souvent plus drôle que pathétique.

(Un autre silence laisse filtrer quelques mesures du morceau diffusé en bas au comptoir..)

_ Tu vois, ça c’est un morceau qui parle de mémoire justement. (Hurt de Johnny Cash). Ça s’appelle « douleur », mais ça traite du souvenir, du temps qui passe trop vite, qui balaie ce qu’il y a de plus vif, le plaisir comme la douleur. L’extase de la chair, comme sa mutilation. Et qu’on soit sensible ou non au texte, ça fait au moins comprendre que pour certains _ pas que des artistes, la nuit EST mémoire. C’est le jour qu’on peut oublier aussi vite, surtout dans une grande ville rompue au métro-boulot-routine.
(elle laisse à nouveau s’écouler quelques secondes, toujours sur le même fond musical, avant de poursuivre)
Et ça traite aussi d’indifférence, de déni du vécu (« Try to kill it all away, but I remember everything / Essaie de le tuer instantanément, mais je me souviens de tout »). De l’impression d’étrangeté après avoir été si proches (« You are someone else, I am still right here » / Tu es quelqu’un d’autre, je suis toujours au même endroit »). Exactement ce que tu aurais pu me dire en m’abordant tout à l’heure.
_ C’est vrai, je suis toujours au même endroit, et tu es quelqu’un d’autre… de vaguement familier. Mais je n’ai aucune envie de remplir le rôle du martyr qui devrait porter la mémoire des autres, porter leurs stigmates. Ça, c’est une posture d’écorché romantique qui ne veut surtout rien oublier, tant sa mélancolie et ses regrets le définissent, lui donne chair et sens. Si la mémoire ne sert qu’à ressasser la douleur, alors vive le droit à l’amnésie…
_ Pas que la douleur, non. Mais je ne vois pas comment tu peux connaître le moindre attachement sentimental sans respecter ta propre mémoire, traumatique ou non d’ailleurs. Au mieux tu obtiens la camaraderie, et cette impression de familiarité qui te fait sans doute me confondre avec une autre…
_ Tu associes automatiquement la mémoire au sentiment. Il n’y a pas que l’amour d’un proche qui crée du souvenir, on peut aussi se rappeler de détails quelconques, de petites phrases anecdotiques, d’éléments complètement insignifiants au regard des malheurs du monde. Et tant mieux si ce n’est pas fidèle, bien rangé, bien classé. Comme un bar en fin de service du samedi soir : la mémoire c’est du chaos. Imagine que nos vies durent trois fois plus longtemps, avec un vieillissement proportionnel, donc sensiblement ralenti… Après quelques décennies, tu penses vraiment que tu resterais fidèle à chaque histoire sentimentale ou amicale vécue, sans rien oublier ? Si tu te souviens d’un prénom sur deux, ce sera déjà bien. Moi je suis plutôt physionomiste, à quoi bon retenir un patronyme, ce sont toujours les mêmes qui reviennent…
_ Rappelle-moi ton prénom d’ailleurs ?
_ Je ne crois pas te l’avoir donné.
_ Si, mais tu ne t’en souviens pas.
_ Je vais finir par croire que tu te fiches de moi, et que tu as des dossiers de fin de soirée me concernant. Et toi, qui es-tu à la fin ? Juste un sosie, ou une emmerdeuse de premier ordre ?

(Un nouvel ange passe, et quelques échos du « Come as you are » de Nirvana s’échappe d’en bas à présent… ♫ « As a old memoria… memori-i-i-ya » ♫)

_ Disons que je suis la fille mémoire. Celle qu’on finit par croiser une nuit ou l’autre, lorsqu’on a passé autant d’années à parcourir les bars, oublier autant de prénoms, effacer tellement de visages. Je suis celle qui vient tirer le rideau de scène et l’ouvrir sur un nouvel acte. Sans jamais rien occulter de la pièce en cours, bien au contraire. Je vais te rendre tous tes souvenirs un à un, comme on gifle un gamin qui n’en finit plus de fuguer… Je vais te livrer nu et tremblant à cette nostalgie que tu refuses toujours d’affronter, planqué sous ton armure d’instant présent. Normal que tu t’inquiètes peu du qu’en dira-t-on : tu n’as pas plus d’égard envers l’avenir que de respect pour ton simple vécu… Alors quelqu’un doit réveiller l’homme mort, venir lui redonner souffle. L’aider à libérer sa fierté du poids de sa trop grande désinvolture…
Voilà ce que je suis. Maintenant tu peux me regarder comme si j’étais une cinglée hystérique, ou une comédienne en pleine démonstration, voire te demander si on n’a pas glissé quelque chose dans ta bière ; mais demain tu ne m’auras pas oublié cette fois, je te le promets. Ni le surlendemain, ni dans trois jours, ni dans une semaine, ni dans un mois. Car je m’appelle conscience, celle qui te rattrape tôt ou tard. Alors pour répondre à ta question : oui, on s’est déjà rencontrés auparavant. Et ce mystère levé, je m’en vais donc en te souhaitant une bonne nuit. Rendez-vous d’ici quelques années… Mais s’il te plaît, change de bar d’ici là. Ou même mieux, change de ville, enfin.