
J’aide un vieillard à se relever. À peine sorti de la pharmacie, tenant mon sac rempli d’expédients préventifs, de quoi endurer un siège avant d’y retourner. Il vient juste de perdre l’équilibre, trois mètres plus loin sur ma droite, malgré sa canne. Le revêtement piéton du centre-ville est bien trop dangereux par temps humide ; mes propres semelles y patinent régulièrement, alors j’imagine pour un petit vieux… Deux jeunes femmes lui portent déjà secours, puis nous sommes rejoints par un autre quidam visiblement aguerri aux premiers soins, vu son calme et sa réactivité. Il suffit de le redresser lentement sans brusquer ; alors tous deux chacun nous saisissons un bras, puis doucement le remettons sur pied. La faiblesse de son corps m’interpelle un instant, sa charpente musculaire paraît si légère et friable : cet homme ne devrait même pas marcher seul, encore moins dans le secteur.
Il n’est qu’un peu sonné heureusement. Une fine lamelle de sang lui perle sous le nez, mais visiblement rien de grave. On le laisse reprendre ses esprits, puis s’enquiert de savoir où il habite. Et l’une des jeunes passantes, lui donnant l’accolade, propose de le raccompagner jusqu’à sa résidence, un EHPAD situé à quelques trois cents mètres. Quant à moi je repars en direction contraire, sans l’ombre d’un tressaillement émotionnel. On prophétise la défiance généralisée, mais subsiste encore un civisme assez ordinaire qui perpétue l’assistance aux plus anciens. Je pense alors au courage mal soutenu par des chaussures trop lisses _ on lui en a fait la remarque d’ailleurs _ de ce probable octogénaire essayant de marcher un peu tous les jours, afin de ne pas s’ankyloser, dans les rues pavées d’une grande métropole. Et j’observe mes propres pas heurtés, contrariés, au milieu d’une jungle d’obstacles urbains encore vaguement fortifiants, mais à terme inexorablement usants. La dignité du piéton s’atteint d’avoir beaucoup trépigné sans doute.
Je sais combien la ville ne te manque pas. Et du haut de ta colline alpestre, je t’imagine assez bien nous narguer avec une pointe de jubilation revancharde. Maintenant que tout est bouclé, maintenant que l’isolement nous fige autant qu’un sénior interdit de promenade les jours de pluie. Aie le triomphe modeste au moins. Sous prétexte qu’une crise sanitaire sans précédent te donne raison, peu de chance qu’on érige le modèle survivaliste en nouvelle doctrine du peuple. Au panthéon des ermites, ceux qui te fascinent tant, je doute que tous ces bunkerisés prennent place un jour, cachés derrière une muraille de papier-toilettes…
Mais si je te raconte cette anecdote survenue il y a trois semaines _ un autre siècle à vrai dire, c’est pour mieux réaliser l’ampleur du bouleversement empathique auquel nous assistons. Le même pensionnaire en EHPAD qu’on relève d’une imprudence passagère, est peut-être sous respirateur artificiel à l’heure où j’évoque son souvenir. Sinon tout du moins cloîtré dans sa chambre, privé de sortie, de la moindre visite extérieure. Moi je tourne en rond dans mon studio depuis trois jours, et mes deux jambes pourraient faire vingt fois le tour du quartier sans déambulateur, mais ça revient au même : présentement je suis le vieillard, le reclus, le prisonnier, le marginal, l’insignifiant. Hier encore la ville m’appartenait, aujourd’hui ce n’est plus qu’une cellule sans balcon. Hier encore j’étais jeune étudiant en coloc’ ; depuis l’appartement n’a pas grandi, c’est juste moi qui ait vieilli.
Alors qui s’en sort le mieux, d’un ermite en plein désert médical ou d’un citadin à portée du premier Samu ? Cela ne change pas notre statut au fond : des « non indispensables », voilà ce que nous sommes. La carte postale nous divise, l’échelon social nous assimile. Au moins un avantage à cette phase inédite dans la vie d’une nation, celui de clarifier le rôle de chacun. Sa contribution, ses devoirs, ses responsabilités, sa valeur sociétale en somme. On s’efface bien volontiers derrière la prépondérance du corps médical, appelé au sacrifice individuel comme on l’inviterait en blouse blanche à Verdun. On s’efface humblement derrière l’agriculteur, l’enseignant, l’éboueur, le transporteur routier, l’agent EDF… On vit peut-être moins bien d’être relégué citoyen de seconde zone derrière un livreur de kébab, un magasinier de chez Amazon, ou l’éditorialiste vedette d’une chaine d’info continue. Aussi étrange que paraisse le rapprochement entre smicards d’infortune et influenceurs élitaires, ils ont en commun de pouvoir continuer à circuler, contrairement au reste de la population. Un tel clivage laissera forcément des traces ; attestation « permanente » ou « dérogatoire », deux bulletins de sortie bien tranchés : il y a les « forces vitales » et puis les autres, les moutons en cage, comme nous.
Eu égard au travail subi, l’oisiveté imposée n’a pas intérêt de se plaindre, elle. Chômeurs partiels ou complets, mangez vos coquillettes et fermez-là. Le piège est parfait quand tu y penses ; toute une nation soi-disant mobilisée comme en temps de guerre mondiale, appelée à reporter ses doléances, en premier rang sociales et contestataires, à échéance moins dramatique. Et derrière une fois passé le décompte des morts, si nous vivons une nouvelle crise économique majeure, ce discours martial aura la même teneur : dans l’intérêt de tous, bouclez-là et subissez. Au moins attendez les élections. Ne changez pas le cours des choses, laissez-le vous changer. Car c’est certain oui, il va nous changer, irrémédiablement. Tu imagines une sortie de crise comme celle-là, et tout repart comme avant ? Retournez travailler_ si vous le pouvez, retournez consommer, élever vos gosses, soigner, éduquer, produire, contribuer au PIB… Mais gardez la bonne « distanciation sociale », surtout maintenez les « gestes barrières ».
On ignore encore l’ampleur du contrecoup psychologique provoqué à terme. Syndrome d’aliénation, troubles relationnels, dépression post-traumatique pour certains ; burn-out forcé, tiraillements familiaux, séparations conjugales pour d’autres. Comment évolueront nos rapports de proxémie une fois délivrés de cette quarantaine sociale hors-norme ? Je ne m’imagine pas encore ces rues mortellement silencieuses depuis quelques jours, à nouveau remplies de badauds stressés-pressés, foisonnant de contacts rapprochés. Une liberté d’aller et venir si tôt recouverte qu’elle redeviendrait oppressante, d’autant plus phobique. La phobie de l’autre en moyenne montagne c’est différent : elle t’épargne au moins la cohue d’un centre commercial, ou l’entassement des passagers dans une rame de métro. Ici la ville devenait déjà irrespirable, avec une telle densité de gens mal assortis, en lutte constante pour le moindre espace vital. S’il faut en plus tenir ses distances, redouter chaque passant comme une menace extérieure… J’ai sûrement l’air de dramatiser le tableau, certes. On peut aussi rêver d’un tsunami comportemental qui nous orientaliserait soudainement : respect mutuel et french kiss, salut wâi et apéro en terrasse, trottoirs sales mais distributeur de gel hydroalcoolique à chaque coin de rue. Tu y crois aussi peu que moi, avoue-le.
J’ai surtout peur qu’on vive un lendemain de « libération » propice au même climat de règlement de compte que celui d’après-guerre, toute proportion historique gardée. Envers nos gouvernants et décideurs ce ne sera que justice, et elle devra bien s’établir en délai opportun. Mais entre riverains, citoyens d’une même ville, entre zones géographiques plus ou moins meurtries, entre secteurs professionnels inégalement touchés, et bien sûr entre générations, comment éviter la recherche du plus coupable, d’un plus responsable que soi ? D’autant que nos griefs ne seront pas toujours infondés. Oui, certains auront « collaboré » davantage à la propagation du mal, à causer la mort autour d’eux. Par létalité indirecte mais tout de même. Ça restera beaucoup moins infâme que d’avoir livré une famille juive à la Gestapo bien sûr, et ce genre d’anachronisme s’articule avec prudence, sauf à vouloir créer un nouveau point Godwin. Il n’empêche, une fois embarqué sur un tel radeau des certitudes, où nos croyances se périment à la vitesse d’un flash-info ; qui n’aura pas ce réflexe de remonter le fil des derniers jours précédant le confinement, histoire de vérifier l’enchaînement de ses actes _ si ordinaires et contextuels soient-ils, afin de mesurer leur incidence actuelle ou encore potentielle ?
Cet ultime week-end avant fermeture des bars, restaurants, et commerces « non essentiels », j’étais de sortie comme beaucoup. Non pour en profiter une dernière fois _ on ne pensait pas que ça évoluerait si vite, l’annonce gouvernementale est tombée le lendemain _ juste par envie de boire un verre, de décompresser. J’évitais spontanément de faire la bise, mais je ne la refusais pas venant d’une connaissance amicale. Il régnait un parfum de débauche crasse encore plus marqué ce vendredi-là, tout le monde semblait grisé dans la rue, pas seulement d’alcool vu le niveau d’hystérie générale. Bref j’avais les deux pied en Babylone, et j’ai mis du temps avant de me désengluer pour rentrer dormir. Évidemment ça ne t’évoque plus grand-chose à toi : du village où tu habites, le premier bar accessible doit être aussi proche que le prochain lit de réanimation. Alors rétrospectivement oui, j’y ai repensé au tout début du cloisonnement. Cette prise de risque inutile, en tant qu’émetteur ou récepteur, qui te fait anticiper sur le soulagement ultérieur de savoir que non, ça n’aura eu aucune conséquence… Comme les jours d’après un rapport sexuel non protégé, avec ces moments de crainte sournoise venant rider la surface d’une trop bonne conscience.
Et plein d’autres gestes insignifiants qui vous hantent une heure plus tard : éviter de se toucher le visage en faisant les courses, désinfecter sa carte bancaire, son trousseau de clés… Ai-je pensé à tout ? J’étais plus vigilant la dernière fois. On relève trop vite sa garde… Quelques jours passent et la trivialité du quotidien reprend le dessus. Dans mon immeuble au moins j’avais pris mes précautions depuis le début de l’hiver, comme avec la barre du métro _ il y a trop de rhumes à choper toute l’année par ici. La saleté des parties communes, l’état déplorable du local à poubelles ; sachant comment d’autres locataires se comportent et continuent d’appuyer tous les jours sur le bouton de l’ascenseur, mieux vaut se lever d’humeur rationnelle pour diminuer son appétence phobique en pareille période. Ce sera le nerf du ressentiment : « moi j’ai suivi les consignes, s’il arrive quelque chose, l’autre est forcément responsable« . Lui au 3ème, on sait qu’il a reçu du monde hier soir. Elle au 1er, encore samedi elle organisait une grosse réunion familiale, deux jours après l’état d’urgence sanitaire… Comment garder confiance et raisonner en esprit bienveillant, quand une saloperie pareille se propage en exploitant l’attribut même de notre condition humaine : celui d’être un « animal social » ?
Si l’on devait scénariser un fléau mondial capable de nous déshumaniser aussi brusquement ; en dehors d’une guerre nucléaire, d’un immense krach boursier, ou d’une panne globale d’Internet, celui-là n’aurait pas été écrit autrement. Certains proches ne peuvent même plus veiller leurs défunts, ni accompagner leurs derniers soupirs. Nos cellules relationnelles se cantonnent désormais au cercle familial et conjugal, à l’exception des regroupements en colocation ou établissement spécialisé. Plus de contacts physiques, hors de ceux consentis par la promiscuité tribale d’un même foyer, ou d’une même dépendance domestique. Ce monde aura beau compenser le vide en restant hyper-connecté, c’est un sacré bond civilisationnel en arrière.
À moins que nous vivions le prémisse d’un exode spatial aux confins du système solaire… Je me suis toujours représenté la solitude humaine absolue à travers l’imagerie offerte par la dernière scène de 2001, l’odyssée de l’Espace. Le personnage vieillissant assis à sa table de dîner, dans un décor tellement aseptisé, avec ses gestes si lents, comme frappés d’éternité. Mais l’anticipation mortifère s’arrête là. Heureusement pour nous, bien qu’ayant faussé le climat, ruiné en partie cette planète, nous n’en sommes pas encore réduits à mener une existence virtuelle, dénuée de tout lien sensitif, charnel, sur une Terre rendue invivable. Et depuis ta fenêtre avec vue luxuriante sur le massif voisin, je sais que tu ne me contrediras pas ; il faudra nous envoyer plus d’un cavalier funeste pour en déduire l’apocalypse. Si une population moyenâgeuse et bigote a pu surmonter la peste noire sans perdre le sens du progrès, un esprit cartésien du 21ème siècle devrait pouvoir s’en sortir… Prends soin de toi quand même. La chaussée de notre époque est glissante.