Désamorcer la gonade.

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(suggestion pour une lecture en musique : KraftwerkComputer love)

« Alors, tu te sens émasculé qu’une femme puisse t’apprendre un mot de vocabulaire ? ». Dorian n’en revenait pas qu’on lui sorte une phrase pareille. Comme s’il appartenait à une frange de mâles dominants d’un autre âge, comme si la notion de virilité entrait en ligne de cause. Le mot concerné n’était pas sans rapport avec la question posée d’ailleurs. « Gonade ». Avoir les « gonades » de faire quelque chose, par exemple. Pas besoin d’un éclairage sémantique, on saisit bien le sens. Il lui avait quand même demandé de répéter ; l’occasion de découvrir un nouveau terme après tout. C’était l’erreur qui déclenche l’étincelle : il faut forcément être un homme pour ignorer qu’il existe un nom mâle-femelle désignant tout organe reproducteur… Les testicules n’ont pas le monopole du courage et de son champ lexical en expression française. Soit. Mais de là à provoquer une montée de paranoïa anti-sexiste deux minutes plus tard, sans coup de semonce, c’est qu’il y avait une autre raison manifestement. Le dépit affectif peut-être… ?

C’est pourtant elle, qui n’avait pas confirmé leur rencard prévu quelques semaines plus tôt. Après lui avoir laissé son numéro de portable sans même qu’il propose le sien, et répondu aux premiers sms, elle n’avait plus donné suite simplement. Une moitié de « lapin » en quelque sorte. Vite encaissé par Dorian, lequel n’y projetait pas un immense espoir à vrai dire. Alors en la voyant traverser la rue depuis la terrasse d’en face pour venir l’accoster au comptoir, il s’était juste amusé d’une situation cocasse et plutôt inoffensive à priori. Les retrouvailles fortuites d’un soir, c’est toujours plus parlant qu’un échange de textos évasif.

Moins de dix minutes allaient pourtant suffire à toucher le point « guerre des sexes » d’une conversation homme-femme. Whisky et bière n’y étant sans doute pas étrangers. Il faut dire que l’air du temps soufflait alors un vent de libération inédit dans la parole féminine, entraînant une vaste dénonciation des comportements de harcèlement sexuel. Le moindre mot de travers sur les questions de parité, la moindre vexation machiste présumée, pouvait soulever une armée de femens au beau milieu d’une discussion. Ou ce genre d’insinuation parfaitement gratuite que Dorian venait d’essuyer… Mais pourquoi un homme se vexerait-il qu’une femme lui apprenne un mot ? Et d’abord en quoi la désinence du genre respectif des deux interlocuteurs est-elle primordiale dans ce contexte ? C’est juste un rapport lexical, pas sexuel. Pour autant qu’il s’en souvienne, quand sa maîtresse de CE1 entamait une leçon de vocabulaire, elle ne lui jetait pas un regard castrateur, façon amazone despotique. En y réfléchissant bien d’ailleurs, il avait sans doute appris davantage le français par les femmes que par des hommes durant toute sa scolarité.
Enfin peu importe, c’était juste une parole agressive de plus dans une époque déjà trop belliqueuse, or celle-ci avait le don de l’exaspérer jusqu’au seuil de la colère. Il savait dégriser rapidement dans ces cas-là, et se fendre d’une répartie impitoyable si besoin. Ce qui renvoyait l’image contraire d’un homme féministe ou apaisé malheureusement… La condescendance est une riposte qui ne fait que renforcer l’adversaire, surtout émise par un mâle présumé dominateur envers une dame seule au comptoir. Peu de chances qu’ils rediscutent une troisième fois à l’avenir, il faudrait savoir mettre ses gonades de côté au préalable.

En y repensant le lendemain, Dorian s’était rappelé leur point de rencontre initial dans un autre bar, peu avant la fermeture. Clairement c’est elle qui le draguait, et il se sentait d’humeur à laisser faire. Pour un homme, il est plutôt décomplexant de voir les normes de séduction enfin inversées. L’actualité donnait le sentiment que rien n’avait tellement bougé en matière de flirt dans ce pays : les garçons sollicitent, les filles acceptent ou non. Un verre, un rencard, un ciné, un baiser, un rapport consentant… Et « non » signifie vraiment non. D’où un tel combat porté à l’échelle mondiale, contre tout abus de pouvoir sexiste ou harcèlement du quotidien trop souvent banalisé. Mais heureusement qu’un pan de l’émancipation des femmes tient aussi au rééquilibrage des rôles de séduction. Et il incombe aux hommes d’accepter la confrontation à un désir féminin librement exprimé, pas juste fantasmé, idéalisé, minoré, ou proprement nié.

« Lick my legs, I’m on fire / Lick my legs of desire ». Maintenant ça lui revenait à l’esprit… ils avaient surtout parlé musique, et notamment d’une certaine PJ Harvey. Elle lui avait demandé son morceau préféré de tous les temps _ question vaine, comment choisir un seul titre parmi des centaines d’autres ? Le sien c’était Rid of me, un des plus emblématiques dans la carrière de la chanteuse anglaise, devenu malgré son auteure un hymne féministe, revêche et flamboyant à la fois. Pour s’en faire une meilleure idée, il faut avoir vu cette version live où la performeuse se tient seule en talons aiguilles et vêtue d’une robe incendiaire, devant un public de grand festival complètement scotché, comme tyrannisé. Avec cette scansion finale répétée a cappella. Du feu, du désir, mais d’autres paroles franchement menaçantes, bien plus proche d’un délire de persécution psychotique. « Non, tu n’es pas débarrassé de moi / Je vais te faire lécher mes blessures / Je vais te dévisser la tête, regarde ».

Les mantes femelles réservent le même sort à leurs compagnons, juste après la phase d’accouplement. En-dehors du monde animal, Dorian avait beau se rappeler quelques partenaires sexuels lui tirant vigoureusement les cheveux sous l’étreinte, rien d’assez violent qui puisse arracher la tête d’un oppresseur masculin désigné. Par contre, ce « you’re not rid of me » de PJ Harvey, il l’avait éprouvé intimement plus d’une fois. Sous forme de harcèlement téléphonique, virtuel, mais également physique, et concrètement sexuel… Alors non, ce n’est pas toujours flatteur d’être convoité explicitement par le sexe dit « faible », ça ne vous transforme pas automatiquement en sérial-lover sans scrupules, enchainant les conquêtes d’un soir. Non, parfois c’est juste flippant, envahissant, voire dégradant. Comme n’importe quelle intrusion indésirable, n’importe quel abus de confiance. Homme ou femme, hétéro ou homo, peu importe, c’est ce moment où la tentative de séduction va trop loin. Mais il faudrait présumer qu’un mâle hétérosexuel, parce qu’il taira volontiers ce type d’expérience, lui dénit de facto le caractère de harcèlement avéré ; et s’interdit le droit d’établir la moindre comparaison avec celui qu’éprouvent couramment de nombreuses femmes. Un homme est assez grand pour dire non tout seul ; ça ne fait pas très sérieux de se plaindre après un début d’agression sexuelle au cours d’une soirée bien arrosée… Allez parler de honte ou du sentiment de culpabilité, quand le modèle masculin dominant reste celui du sexe « fort » par opposition. Quand bien souvent la forfanterie l’emporte sur la victimisation.

You’re not rid of me. Dorian revivait la scène à présent. Mais tel un spectateur en coulisses, mesurant avec amertume sa propre faiblesse d’alors. Il la revoit apposer une nouvelle fois sa bouche contre la sienne, faisant rouler ses lèvres à plusieurs reprises, avec vigueur et souveraineté. Lui résiste à peine. Aucune envie qu’elle l’embrasse pourtant, c’est juste un réflexe de réciprocité. Comme un garçon trop bien élevé rend l’affection qu’on lui porte, même si la fille ne lui plaît pas, même s’il comprend l’abus exercé à son encontre. Et puis c’est vrai qu’elle embrasse bien… Une forme d’engrenage du baiser s’instaure ; chaque fois qu’elle revient à la charge, il se dérobe quelques secondes, avant de se laisser finalement faire. Sans doute un autre piège que lui réserve sa condition masculine, non seulement l’envie de ne pas décevoir, mais de se montrer à la hauteur qui plus est. Un comédien n’agirait pas autrement : il ne s’agit pas d’aimer ça, juste de bien le faire. Comme un homme se doit d’agir.

Alors bien sûr, on ne s’abandonne pas autant sans raisons particulières. Souvent les mêmes que pour une femme d’ailleurs : à savoir le manque de confiance en soi, la traversée d’un épisode dépressif, et le soulagement d’être à nouveau désiré. Ce genre de failles qui sont autant de stimuli pour un prédateur affectif aux aguets, masculin ou féminin. Evidemment, la frontière entre abuser d’un moment de faiblesse psychologique et soumettre un adulte au harcèlement sexuel est discutable, ô combien sensible. Dans cette histoire, la ligne jaune en était resté aux limites d’une chambre à coucher _ la sienne, après une invitation à dîner bien moins innocente que promise, naturellement.
Etre un homme demeure un avantage certain au moment embarrassant de dire « stop, non merci ». Mais à une autre occasion, il avait également subi une incitation charnelle beaucoup plus fourbe et inattendue. Qui ne s’était pas arrêtée au seuil de la chambre, en l’occurrence le salon d’un petit studio parisien occupé par une bonne amie, où Dorian avait déjà passé plusieurs nuits sur un canapé clic-clac, sans que la promiscuité entre eux n’occasionne la moindre gêne. C’était une relation de confiance, certes encore plutôt récente, mais déjà tellement déromantisée, que lui n’avait rien vu venir cette nuit-là.
Rentrés ensemble après une virée concert bien arrosée _ pas la première du genre, elle se dit trop enivrée pour l’aider à déplier le clic-clac _ un modèle assez récalcitrant, même manœuvré sobre ; et lui propose de venir dormir dans son lit par commodité. Il y a largement assez de place en effet. Vu son état de fatigue, Dorian n’y voit aucun inconvénient et se glisse sous la couette encore à moitié habillé. Deux minutes à peine s’écoulent avant qu’elle ne bascule sur lui à califourchon, le plaquant assez autoritairement dos au matelas, aidée en cela par une corpulence généreuse, toute en formes felliniennes…

Elle voulait savoir où ils en étaient « tous les deux ». C’était sa formule justificative pour déguiser un traquenard libidineux en tentative de flirt maladroite. Comme s’ils pouvaient encore flirter à ce niveau de familiarité amicale… Un premier baiser papillon forcé, puis un deuxième ; tandis que son bassin presse lourdement l’entrejambe de Dorian, dans le but évident mais très inefficace d’obtenir une réaction érectile… Mais il avait dit non, cette fois encore. Parmi d’autres phrases pleines de réconfort et d’attention pour mieux enrober son refus, se reprochant presque de lui avoir donné faux espoir… Elle s’était rabattu de son côté sans plus d’insistance. Et la nuit avait suivi son cours normal de régulation physionomique des corps, ils avaient dormi sans difficulté. Un accident sans lendemain donc, rapidement leur relation avait repris son cours normal, au point que Dorian s’était demandé si l’excuse sentimentale ne couvrait pas une simple pulsion gratuite d’un soir.

Comme pour l’autre affaire revenue en mémoire, il n’en avait pas tiré la moindre rancœur en tout cas. A vrai dire, quel homme hétéro songerait à se plaindre d’être l’objet du désir féminin ? Il faudrait sans doute pourtant. Ne serait-ce que pour renverser les stéréotypes comportementaux, et dé-genrer la question du harcèlement, du non-consentement. La question des abus de pouvoir, quelque soit le milieu concerné _ pourquoi forcément d’un homme envers une femme ? La question de la misère sexuelle, trop souvent éludée ; qui n’est pas uniquement masculine, même si elle engendre la plupart des agressions commises.

Et après tout, ce n’était pas de sa faute si son émasculeuse en lettres d’hier soir se retrouvait seule à l’approche de la quarantaine, flanquée d’un gamin en garde alternée. Il serait commode d’imaginer un compagnon défaillant, du genre à promettre un foyer stable avant de la larguer pour une autre. Mais si ça se trouve c’était juste une banale séparation, et son enfant peut compter sur un père aimant, très responsable. Tant qu’à l’auteure revancharde de Rid of me, elle se sera peut-être comportée en véritable garce avec l’intéressé, pour mieux lui en vouloir ensuite d’être parti, ça l’histoire ne le dit pas… Une image poétique n’a rien à justifier à ses muses, et ce ne serait pas le premier classique rock teinté de mauvaise foi opportune.
Le problème dans les relations homme-femme, est qu’on finit toujours par récolter les coups destinés à autrui. Par des poings restés trop longtemps en suspens, privés d’adversaire attitré, ou ayant jadis refusé le combat frontal. Un ou une autre fera l’affaire, pourvu que le mal soit rendu puis transmis… Et l’engrenage entretient sa perversité depuis déjà quelques millénaires. Peu de chance qu’un mouvement sociétal parvienne seul à l’enrayer. Pour désamorcer la gonade, encore faut-il accepter la mixité du déminage.

« Les gens », c’est vraiment les pires.

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(suggestion pour une lecture en musique : Philipp GlassEinstein on the beach – Building)

Salut mon ami,

On n’a pas échangé de nouvelles depuis des lustres. L’éloignement n’excuse pas tout, c’est à moi aussi de me rappeler qu’il existe une vie hors de cette métropole, qu’il y a eu un avant, et tu en faisais largement partie. Cela finit par me bouffer le cerveau, trop de pression à gérer ces derniers temps ; des clients limite menaçants pour des projets certes lucratifs, mais peu réalistes. Je déteste rendre mes plans avec un sentiment d’inachevé, juste parce qu’une deadline l’impose. Après ce n’est jamais qu’une proposition, ce n’est pas moi qui emménagerait ensuite… Du coup je sors encore moins qu’avant, et je veille souvent jusqu’à l’aube, tous feux allumés dans l’appart’. Cela produit plus de luminothérapie en une nuit que pendant une semaine hivernale en diurne. Je sais, tu m’as déjà dit de venir jusqu’à tes montagnes faire un break, même un mois ou deux. J’aimerais bien sincèrement, et pas que pour le paysage, pour la raréfaction du genre humain aussi.

« Les gens, c’est vraiment les pires… ». Tu te rappelles quand j’avais sorti ça une fois, pendant qu’on faisait nos courses de picole au Match du village bas, comme deux petits sociopathes bien-éduqués lâchés dans plouc-ville… L’union fait la force, surtout quand il est scellé à coup de rosé bas-de-gamme, ça crée des liens. Et on tenait notre leitmotiv de l’été. Oui, « les gens » ceci, « les gens » cela… Aujourd’hui ça me fait nettement moins sourire, la faute à mon propre isolement peut-être, c’est devenu trop premier degré. « Les gens », quand tu ne sens plus en faire partie, ça devient vraiment LES GENS en majuscule, cette norme un peu vague, un peu molle, mais ultra-dominante, et forcément coupable de voir autant d’individus la composer.

Tu te souviens qu’à l’époque, on s’était promis d’écrire des tartines de descriptif sur nos futurs ports d’attache, une sorte de lubie épistolaire pour romantiques désœuvrés… Voilà un aperçu donc, si ça t’intéresse encore. Dis-toi que se payer la tête du consommateur lambda en zone rurale, c’était marrant avant d’habiter à cinq minutes du plus gros centre commercial de la métropole, et d’aller y faire mes courses hebdomadaires. Même en changeant l’heure, le jour, histoire de ne pas déprimer d’avance ; bientôt il me faudra deux redbulls et un ecsta avant de me mettre en route, juste pour tenir le choc. Tellement les gens m’affligent, tellement ce genre de super-temple marchand rendrait misanthrope un prix Nobel d’empathie. Comme une injonction quotidienne à se faire péter en pleine allée pour un djihadiste kamikaze, ou un motif de passage à l’acte servi au moindre psychopathe… Je ne suis ni l’un ni l’autre pour le moment. Juste un crétin de plus obligé de faire ses courses au moins cher, au plus pratique, dans le même hyper-marché que tout le monde.

Tu m’as toujours dit que la sociologie c’était plus drôle à partir de 3 grammes. Il faudrait que j’essaie une fois, la séance de shopping complètement beurré. Mon analyse à jeun, c’est que toute concentration excessive d’individus en milieu urbain est déjà insupportable par nature. D’autant plus sous les néons triomphants du consumérisme, là on élève la détestation du genre humain à un seuil vraiment irresponsable. Comme disait Bukowski, telle une philosophie personnelle : « Wherever the crowd goes, move the other way (partout où va la foule, partez de l’autre côté)« . J’y songe fortement. Néanmoins chaque semaine je prends mon petit cabas de célibataire, longe les arrêts de bus, évite une dizaine de cyclistes, traverse en pleine jungle, me faufile entre deux rangées de bagnole, et entame une partie d’un jeu de vidéo taille réelle dont le but est d’accéder aux portes automatiques sans collision frontale ou latérale, sans renverser de poussettes, sans arracher ni casques ni smartphones, ni sacs de courses…
Il faut saisir le bon appel d’air, estimer chaque trajectoire au centimètre près, et ne surtout jamais ralentir, encore moins stopper net. Une fois à l’intérieur, toute vigilance maintenue, c’est parti pour un long moment de souffrance visuelle et sensitive. J’ai beau chercher quelques exceptions, les gens dégagent une sorte de mocheté uniforme, vestimentaire, faciale, capillaire, comportementale, ça en devient fascinant à ce point. Au mieux ils possèdent un certain capital plastique atténuant leur manque criant de singularité, au pire ils sont franchement disgracieux et d’un abord vulgaire. Pour couronner le tableau, une personne sur deux mange en déambulant, gras ou sucré bien entendu. L’autre main encore libre, présumée propre, tenant leur smartphone le plus souvent. Et si j’étudie l’ensemble architectural pour mettre le sociologue en veilleuse, ça me désole encore plus. Rien que du futuriste clinquant, à grand renfort d’enseignes flashy, de panneaux vidéos toujours plus incitatifs. Au vingtième siècle on aurait dit que c’était orwellien, maintenant c’est juste normal. Et de toute façon comment voudrais-tu lire 1984 ou Le Capital sur un i-phone, les doigts empêtrés autour d’un beignet nutella ?

Mais ne va pas t’imaginer que c’est juste le fruit d’une domination économique et culturelle, exercée par une super-classe de jeunes actifs citadins. Des pauvres et déclassés, des chômeurs, il y en a une bonne portion également, ce sont eux qui s’attardent le plus d’ailleurs. En famille c’est encore plus flagrant, ils y passent une après-midi entière. Sans oublier les cotoreps en fauteuil roulant, tu sens que c’est le rallye du super-marché pour eux. Et je ne devrais pas penser un truc pareil, mais parfois tu te demandes si ce n’est pas leur revanche sur les valides que de bloquer tout le passage dans un rayon, de te cogner au passage, et de faire dix fois le tour complet du magasin…

Bon je m’égare peut-être, mais à force de ruminer ce genre de réflexions tout bas, il faut bien que j’extériorise. Un autre espace d’étude anthropologique à proximité, c’est le métro station gare. Puisque je sens que tu ne viendras jamais me rendre visite, imagine-toi ce lieu comme une zone de non-bienveillance extrême, encore au-delà des clichés urbains sur l’homme stressé-pressé. Tu peux littéralement te faire couper en deux si tu ne devances pas le flot de voyageurs en sortie de tram, ou en remontée d’une bouche de métro. Et là il ne s’agit pas d’une foule de consommateurs galvanisés, celle-ci pue l’angoisse et le mal-être au premier contact. Elle pue le « chacun pour soi » au-delà du seuil de tolérance olfactive. Chaque fois que je dois prendre le métro, je me sens gagné par une humeur agressive, je perds toute velléité fantaisiste ou humoristique, toute curiosité pour autrui ; bref je me conditionne d’avance à paraître un usager lambda : ni oppresseur, ni victime. Ni proie, ni cible.

L’autre jour je me suis imaginé un scénario-catastrophe, comme un attentat par exemple, un sac oublié dans le hall, une bombe à l’intérieur… Le chaos juste après la déflagration, l’effroi et l’urgence, où comment un lieu dépourvu d’âme se mue en territoire d’affects soudain hystérisés. Je l’imagine, mais bute à chaque fois sur ma propre défiance ; elle m’empêche d’envisager autre chose que le pire des comportements humains. Une meute de souris bipèdes en panique, grouillant dans tous les sens. Des corps piétinés, des victimes laissées pour compte, l’instinct de compétition de survie qui s’enclenche, sans portée métaphorique cette fois. Et puis ceux qui oseraient filmer le carnage avec leur smartphone, comme s’ils tenaient le buzz viral du jour, prévalant sur toute autre considération. Si un flot entier de passants est capable de fermer les yeux sur l’agression d’une femme en plein après-midi, ils peuvent aussi bien youtuber des cadavres dans une bouche de métro…

Tu vois c’est le genre de projection fataliste qui me fait admettre que j’ai sans doute perdu foi en l’humanité. Pas en tout individu non, mais dans le genre humain certainement. Quand tu n’imagines plus personne te venir en aide après un accident ou une grave explosion, c’est qu’un truc s’est brisé dans le rapport à autrui. Et à moins d’avoir la fibre du bon samaritain chevillée aux premiers secours, cela signifie que soi-même on n’envisage plus la réciprocité d’assistance. Au fond c’est pire que la misanthropie. Le misanthrope, ça n’est jamais qu’un humaniste frustré, un altruiste déçu. La tendance est encore réversible. Au moins ça veut dire qu’on n’est pas indifférent au sort des hommes, juste fâché de leur comportement. Mais perdre la moindre empathie, perdre le réflexe de bienveillance… Je crois que je préfèrerais encore tout plaquer du jour au lendemain plutôt qu’en arriver là.

Peut-être qu’il faut justement un déclencheur dramatique pour réveiller un sursaut de conscience collective au sein d’une foule abrutie d’insensibilité journalière. Et peut-être que je devrais t’épargner ce genre de réflexions également. Ce n’est pas fait pour rassurer les proches en général…
Derrière toute cette diatribe vois-tu, mon message est surtout de te donner raison à postériori. Tu as fait tes choix, tes compromis, et depuis tu les assumes. Je ne suggère pas que c’est forcément la belle vie au grand air juste par opposition, bien sûr. Enfin tu me diras ton sentiment j’espère ; je suis très curieux de te lire en retour, sur ta propre étude géo-sociologique des environs… Ne lésine pas sur les adjectifs relatifs au bien-être, à la beauté de l’environnement. Inutile de m’épargner le recto de la carte postale. Tu auras beau me narguer, me tenter, je sais que la principale raison qui me fait rester dans une grande ville, c’est le boulot et un certain niveau de vie. A part essayer de rénover quelques vieilles bâtisses en gîtes de France, je ne vois pas trop qui embaucherait un architecte d’intérieur par chez toi…

Allez, prends soin de tes quatre chiens et de ton conseiller pôle emploi. Je t’embrasse bel enfoiré, tu me manques.

Essaie une autre ville, mais les bleus restent les mêmes.

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(Jackson C. Franck – suggestion de bande-son pour une lecture en musique DJ Shadow – « What does your soul look like (part 2) » )

L’instinct enfoui du chasseur-cueilleur sans doute. Quelle autre raison de sacrifier une fin de sommeil dominical juste pour ramener une paire de croissants ; d’autant qu’ils devront quitter le logement pour 10h30, petit-déjeuner n’est donc pas la priorité absolue. Il dévale pourtant les quatre étages d’escalier, puis débloque la porte d’entrée d’immeuble, avec l’air peu vaillant de celui qui redoute par avance une météo capricieuse. Elle l’est. Aube à peine levée, grisaille et crachin. Le même hyper-centre arpenté la veille par grande affluence du samedi après-midi évoque à présent un film de zombies ; avec ses rues complètement désertes, son bitume sale et humide en attente de karcher-propreté. Pas le moindre commerce ouvert, et aucune boulangerie dans un horizon proche. La grande métropole se serait-elle muée en moyenne ville de province, rien qu’en l’espace d’une nuit ? Il poursuit malgré tout, quitte à errer comme un noceur en peine et perdre encore quelques précieuses minutes, autant ne pas revenir bredouille. Là, après l’église, sur cette place où ils s’étaient arrêtés pour un café le premier jour, on doit forcément trouver une boulangerie ouverte… Toujours pas, hélas. Et il faudra un pâtissier-chocolatier de luxe 400 mètres plus loin pour enfin dénicher la viennoiserie souhaitée. Un euro le croissant, autant de ne pas en gâcher une miette.

En repassant le long des Galeries Lafayette, il remarque cette fois l’alignement des sacs de couchage, encore inanimés. Sauf un plus à droite, qui s’ébroue puis se redresse peu à peu, et duquel le tronc d’un jeune SDF ressort à présent, hébété mais l’air presque désinvolte, sans masque de détresse chevillé aux cernes. Il le regarde s’approcher d’un pas maladroit, les jambes toujours arnachées dans sa litière bleue marine, qu’il piétine allègrement contre la dalle poisseuse tout en venant à sa rencontre. S’il s’agit d’une attaque de zombies visant à dénoncer l’opulence des mieux-lotis à 1 euro le croissant, elle reste d’une férocité largement contenue. Le sans-abris réclame juste une cigarette en réalité, et en essuie le refus avec aussi peu de surprise que la retombée du crachin matinal sur sa terne figure. Puis l’homme-sac reprend sa déambulation jusqu’au prochain passant, quarante mètres au-delà. Avoir l’instinct du chasseur-cueilleur n’empêche pas de traîner au lit un dimanche matin, du moment que les draps vous collent aux basques.

Il y repense un peu plus tard, sur le trajet qui les mène du centre-ville au point de rendez-vous d’un covoiturage retour, après ce week-end échappatoire à deux. Une chanson de Jackson C. Frank lui reste en tête depuis le réveil, et pendant un court instant il a d’abord cru voir le fantôme du songwriter maudit émerger de ce sac de couchage. Mais pas en jeune new-yorkais débarquant à Londres pour intégrer la scène folk du milieu des sixties, et y rencontrer Paul Simon, Art Garfunkel, entre autres. Non, plutôt le chanteur déchu en fin de vie, quasi clochard, retrouvé par un jeune fan désireux de l’aider, lequel décrira une sorte de semi elephant-man rongé par un grave dérèglement thyroïdien, tentant pathétiquement de lui ré-interpréter son morceau phare : « Blues run the game« .

« Catch a boat to England, baby
Maybe to Spain
Wherever I have gone
Wherever I’ve been and gone
Wherever I have gone
The blues are all the same »

Attraper un train ou un covoiturage, peut-être même un easy-jet. Fuir l’hiver d’une grande métropole française pour les particules fines d’une autre, se donner l’illusion d’un bref dépaysement, quand pour autant « les bleus restent les mêmes », où que l’on aille. Il ne s’imaginait pas vraiment en touriste aux aguets de toute façon, prêt à s’émerveiller du moindre attrait local susceptible de marquer une différence. Ailleurs, on vient surtout chercher une autre vision de soi-même, ou de la personne qui nous accompagne, une extériorité nouvelle projeté sur chacun. Et maintenant que tous deux longent la ligne de tramway vers les quartiers sud, dans un urbanisme des plus monotones, leur sentiment est d’autant plus clair : le meilleur point de vue du week-end c’était l’autre, pas la ville. Ni le paysage autoroutier qui se livrera ensuite à leur regard entre deux somnolences, entre deux aires de repos. Que ce pays semble moche et austère, un dimanche de janvier à l’arrière d’une Opel, battue d’un air pestilentiel tout au long des sept-huit heures de route. Comment peut-on vouloir le visiter à ce point des quatre coins du monde ? Cela reste parfois difficile à admettre pour un simple natif hexagonal.

Au moins le conducteur du covoiturage est particulièrement discret, uniquement concentré sur la route, sans recours à un balayage radio intempestif. Ce qui laisse tout loisir de ruminer Blues run the game sans fâcheuse interférence harmonique. Désormais coincé passivement sur une banquette arrière, notre chasseur-penseur continue de s’interroger : y-a t-il une prédisposition naturelle à une certaine mélancolie folk, lorsqu’on a connu pareil traumatisme d’enfance que celui de Jackson C. Frank ? Grièvement brûlé à onze ans lors d’une explosion survenue dans son école (qui tua quinze de ses camarades), on lui avait glissé sa première guitare dans les mains pour l’occuper pendant sa longue rééducation. Un déterminisme forcé en quelque sorte, ou largement encouragé. Et l’ironie veut que ce même accident lui permettra ensuite de voyager puis s’installer à Londres, après le versement tardif d’une pension de dédommagement très conséquente.
C’est simplement qu’aucun voyage ne s’entreprend par hasard, même un week-end de dernière minute, assez anecdotique à priori. Lui cherche à se retrouver, elle cherche plutôt à se découvrir. Ou l’inverse d’ailleurs, peu importe. Il s’agit bien d’une croisée des chemins, du vécu, d’une ligne d’existence propre à chacun, et dont la convergence temporaire ne doit rien au hasard cosmique. Changez ne serait-ce que deux ou trois détails d’une rencontre sentimentale, et la correspondance ne tient plus. La saison, le mois, le lieu, l’âge respectif, la dernière histoire en date ; tout compte dans une alchimie aussi subtile. Elle peut survivre à une météo précaire, une destination de week-end hasardeuse, un mauvais choix de restaurant, de bar, ou de play-list pré-coïtale. Elle ne survit pas à l’erreur de casting. Si les « bleus » dirigent la manœuvre, inutile de leur résister: eux seuls vous diront qui rencontrer, qui aimer, qui oublier, qui regretter… Jackson avait perdu sa petite amie de collège de l’époque dans l’incendie en question ; plus tard il perdra son fils atteint d’une mucoviscidose. Il perdra aussi toute sa notoriété naissante, sa voix, son art, le peu d’argent et de dignité qu’il lui restait. Mais tout le monde n’est pas aussi maudit que Jackson C. Frank. Il faut déjà se lever tôt pour rivaliser de pathos avec sa biographie. Plus tôt qu’un dimanche à l’aube, que l’on chasse le croissant ou mendie juste une cigarette…

Après la dernière pause sur une aire d’autoroute, ils reprennent place à l’arrière de la voiture, et sa main vient retrouver la sienne au milieu, avec plus d’insistance peut-être, comme si le flot de ses pensées autour d’un folk-singer culte l’avait rappelé à l’essentiel, juste à portée d’étreinte. Elle bloque et repose sa paume contre la sienne, esquisse de petits va-et-vient protecteurs, puis se fige à nouveau, avant de reprendre le fil de sa caresse, inlassablement. Il tient sa ligne d’épaules inclinée vers elle, comme pour mieux signifier son épanchement, et par intervalles réguliers pose le regard en sa direction, la surplombant de quelques centimètres. Elle sent bien quand il la regarde, et il le sait. Il n’a pas besoin qu’elle relève les yeux vers lui. Le point de vue lui suffit. Toute autre affirmation de tendresse serait redondante ou indiscrète, eu égard aux deux autres personnes à bord.
Dans une heure ils redeviendront les citadins qu’ils avaient laissés aux portes de la ville, deux jours plus tôt. Lui, barman noctambule, enchainant directement avec son service du dimanche soir, malgré la fatigue du voyage. Elle, psychologue auprès d’une association d’aide aux chômeurs. Pris tous deux dans cette temporalité incertaine qui caractérise le début d’une relation, quand il est encore trop tôt pour se projeter en « nous », et déjà trop tard pour se limiter au « je ». Un jour il faudra sans doute partir pour de bon. Raison professionnelle oblige, ou besoin d’un nouveau démarrage. Chacun y pense, sans oser l’évoquer ouvertement, cela pourrait jeter une ombre. Essayer une autre ville, un autre pays peut-être, mais se rappeler la sentence un rien sinistre de mister Frank : « partout où je me suis rendu, les bleus suivent la piste ». Reste à savoir si l’on préfère y marcher seul ou à deux.

« Try another city, baby
Another town
Wherever I have gone
Wherever I’ve been and gone
Wherever I have gone
The blues come following down »

Quatre membres, cinq sens, et l’être aimé.

Italian-Renaissance
(Suggestion pour une lecture en musique : Lubomyr MelnykBeyond romance)

Faut-il une vie entière à l’homme pour accepter enfin sa déchéance ? Admettre qu’il n’avait pas meilleur espoir d’y échapper trente ou cinquante ans plus tôt… Que ses prétendues erreurs n’ont en rien modifié sa trajectoire, ni courbée, ni accélérée. La chute tient dans l’acte même de naissance, invariable, inarrêtable. Seul notre déni d’une fin si proche nous rend l’évidence funeste. Car après tout, chuter n’est qu’une forme d’ascension inverse, et il y a mille heureuses manières de ricocher au sein du précipice. D’ailleurs comment supporter mieux qu’en retombant le poids de notre condition humaine ? A d’autres générations peut-être, la fin des vies de souffrances, des cancers et maladies chroniques, d’une mortalité immuable. A d’autres hommes encore, les chimères de hyper-puissance, d’un contrôle optimum de sa bio-mécanique. Pour les malencontreux natifs d’une ère pré-transhumaniste, il ne reste plus qu’à retrouver la joie du sacrifice. Célébrer en soi le bâtisseur de cathédrale, reconnaître le pyromane qui lui succède la nuit tombée. Être vie et mort, jusqu’au point d’harmonie. Toujours occupé à naître et mourir, jamais l’un sans l’autre.

C’est apparu au réveil, ce matin. Au bout de quelques pas, sorti du lit, je sens une faiblesse inédite à la jambe gauche, autour du genou plus précisément. Hier j’avais seulement une petite contracture, j’ignore comment les choses ont empiré si vite en une nuit. En tout cas ça ne passe pas, même après quelques étirements. J’accuse le coup, mais les contingences du lever font qu’on s’adapte vite à un léger handicap. Alors je m’efforce de garder une démarche naturelle, malgré l’envie de boiter comme si un plâtre m’enveloppait la cuisse. Puis vers 13h, une autre douleur se manifeste, cette fois à l’épaule droite. J’en avais deviné les prémisses en revenant des courses, avec un sac bien lesté tenu d’une seule main, tandis que je m’efforçais d’articuler ma jambe gauche sans foulée brusque. De l’omoplate jusqu’à l’avant-bras, les picotements s’enchaînent avec une intensité constante. Bien que toujours libre de mes mouvements, la gêne occasionnée reste sérieuse, surtout que c’est mon bras fort, le plus sollicité.

Confronté à une peine physique aliénante mais supportable, l’être humain possède le choix du fatalisme, du stoïcisme, de la sublimation, ou de la victimisation. Elle peut changer un contemplatif en hyper-nerveux, convertir un athée aux écritures saintes, ou conforter n’importe quel délire de persécution. A moins d’entretenir sa neutralité d’humeur à coup de pilules codéinées, l’adversité d’un désagrément corporel nous enjoint à l’introspection métaphysique. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi pas hier ou demain, pourquoi là et pas ailleurs… ? Et la liste des « comment faire ? » s’étire à mesure que grandit la prise de conscience.
Tandis que mon raisonnement traumatique se développe, j’essaie de garder mes nerfs à froid, tout en assurant quelques tâches du quotidien, avec prudence et abnégation. C’est en changeant de bras pour saisir un verre sur une étagère que le premier tremblement intervient alors. Mon pouce gauche se débat, comme mû par une impulsion électrique irrégulière. Je tends à nouveau la main au dessus ma tête, encore plus fébrile, désormais la paresthésie gagne aussi bien l’index et l’annulaire. Et même bras ballant le phénomène persiste, par petits soubresauts successifs, survenant depuis la phalange inférieure ou l’extrémité du doigt.

Passent alors quelques minutes d’angoisse pure, rehaussée d’un désarroi profond. Aucune douleur supplémentaire pourtant, mais c’est encore plus effrayant de voir ses doigts remuer tout seul. Précipitamment je manipule quelques objets, pour rassurer mes fonctions motrices, et vois que rien ne m’est empêché, rien ne m’est impossible : je ne suis même pas blessé, encore moins handicapé… C’est comme si tout aujourd’hui concordait à m’affaiblir sans m’abattre. J’imagine un violent retour de karma perpétré par un chaman vaudou, et de petites aiguilles plantées une à une, juste à la surface d’une poupée qu’on voudrait maintenir en souffrance, mais intacte, le plus longtemps possible.
Heureusement j’ai peu d’impératifs à honorer cet après-midi, et pour ainsi dire personne à voir. Je reste alors assis à écrire une heure, histoire de freiner le moindre élan élan psychotique. Rien de plus sain qu’aligner des mots dans le bon ordre pour se réconforter l’intellect, reconsolider sa raison. Puis j’essaie d’envisager ma soirée, où me rendre et dans quel but, qui croiser ou éviter de croiser. Le simple fait de me projeter quelques heures plus tard doit suffire à conjurer le sort, s’il en est un. Et pour alimenter encore ma résistance mentale, j’use de mes mantras habituels, martelés en pensée comme on invoque une providence céleste. « Tout n’est que perception : ignore le trouble, ignore tes nerfs… »

Puis j’abandonne l’écran de mon traitement de texte un court instant, afin de me resservir un café. Les mains resserrées autour du mug, je laisse alors mes yeux partir dans le vague, tout en me répétant ce même mantra. « Tout n’est que perc…« . Soudain quelque chose m’interpelle dans ma vision, mais je me rassoie au bureau sans bien réaliser tout de suite. Une fois le regard à nouveau posé vers l’écran, un quatrième symptôme se précise, ni nerveux ni musculaire celui-là, sensoriel à présent. Tout est devenu flou, je ne distingue plus le texte affiché. Il y a encore cinq minutes ma lecture était parfaitement normale ; plus aucune netteté à présent. Quelle substance a bien pu m’atterrir dans les yeux, par quel mouvement de paupières inédit me suis-je altéré la vision ?

Je m’y accoutume une fois de plus néanmoins. Loin de mon idée première d’appeler directement les urgences, désormais il s’agit de trouver la réponse en moi-même. Qu’est-ce qui peut déclencher autant de signaux alarmants à la suite ; un cerveau humain a-t-il ce pouvoir de somatisation, ou suis-je victime d’une syndrome neurologique foudroyant ?
Tant bien que mal j’enchaine mes travaux domestiques, avec mobilité et visibilité réduite. Prendre une poêle, y craquer deux œufs, disposer quelques miettes de jambon, manger avec le gosier serré en grimaçant à chaque contrecoup gastrique. Puis avaler un litre d’eau, comme afin de purger les traces d’un mauvais empoisonnement. Dans le miroir de la salle de bain, j’essaie de me convaincre d’une légère amélioration, le flou n’est peut-être que provisoire. Et d’ici quelques heures j’aurai recouvert une vue normale. L’espoir n’est qu’une manifestation de peur, j’en suis conscient. Souhaiter lorsqu’on ne peut plus croire, revient à co-signer sa propre impuissance. Mais cela repousse un temps la morsure du fatalisme.

Sortir, je n’ai plus que ça à faire. Il est pratiquement vingt heures, personne n’est au courant, personne ne m’a même contacté aujourd’hui. Je m’apprête avec la lenteur d’un vieillard en partance pour la journée : manteau, écharpe, mitaines… Au moins sur la main gauche, ça atténue la sensation de tremblement, et pose un voile symbolique sur le handicap ressenti. Comme ma blessure au genou va en empirant, j’aborde la première marche dans le couloir avec appréhension. Le réflexe de partir en trombe me sied d’habitude, cette fois j’esquisse un pas feutré. Mon boitillement reste encore minime toutefois, et quel qu’en soit la cause, il m’enjoint à garder une forme de modestie victimaire : je ne suis ni alité, ni cloué au sol. Quant aux membres supérieurs, malgré une allure de pantin désaxé, il s’agit seulement de répartir au mieux chaque mouvement ; motricité fine avec la main droite, et appui de force sur le bras gauche pour ménager l’autre épaule, toujours endolorie. Enfin dehors, je mesure cependant l’ampleur du bouleversement sensitif. Rien qu’au premier coin de rue, le vent me détaille avec plus de vigueur, pointant un manque flagrant de résistance et d’équilibre. Quant aux premières silhouettes croisées, elles me passent comme un fantôme, et je nous sens tous plus anonymes que jamais, par une soirée hivernale ô combien terne, figée. Au fond ma perte de contraste oculaire n’a que peu d’incidence, y voir clair serait un luxe inutile dans cette demi-pénombre.

Un autre symptôme attire en revanche mon attention, après 500 mètres parcouru : mes tympans, je sens qu’ils se bouchent peu à peu. Sans douleur ni cause atmosphérique soudaine, mais comme si on les emplissait de coton. Deux voitures m’arrivent en face à moins de trente mètres, et je les entends beaucoup plus éloignées. Le phénomène perdure ensuite, tout est comme amorti dans ma perception sonore. Je dois me méfier de mes propres sens, le quartier gare a beau être calme ce soir, de ma faculté à compenser l’incompréhensible dépend aussi mon intégrité physique.

Surtout la ville me paraît plus dominante que jamais dans ce brouillage sensoriel. Maintenant j’en suis convaincu : c’est elle le marionnettiste, l’empoisonneur, ou l’hypnotiseur, s’il peut encore s’agir d’une hallucination. Elle, qui déroule ces hectomètres de pavé mal ajusté, pour mieux entortiller les jambes du citadin. Tant de marches nocturnes sur une chaussée poisseuse, trop souvent détrempée. Et le talon qui heurte la pierre, d’abord avec frénésie, celle d’un pionnier candide mais résolu. Bientôt la frénésie tourne à l’empressement pathologique, d’un homme conscient du moindre écueil potentiel _ car la nuit en foisonne ; pour virer finalement à l’instinct de survie sociale, pur et simple. On n’imagine pas le nombre de « sans grade » prêts à s’éreinter le squelette jusqu’au premier bar de prédilection, à se pétrir d’arthrose pour regagner un bref moment d’humanité. Tout plutôt que rester seul chez soi, même à l’abri des façades ouvrières oppressantes, à l’abri des heurts anthropologiques quotidiens, sur ces fins trottoirs où le manque d’espace vital attise la pression du fort sur le faible, dans ces quartiers à la population trop dense pour en émanciper l’individu. Le gris cerné au visage, des cervicales lassées de porter une si mauvaise mine, l’échine courbée sous le poids des grandes métropoles. Comme des millions d’autres avant eux, natifs ou pionniers. Certains préservés de mal vieillir de par leur rang citadin, d’autres condamnés à subir un physique déjà trop abîmé pour freiner leur résignation mentale. Leur aveu d’échec à n’avoir su partir avant d’en perdre le courage.
Sa main invisible n’épargne personne. Vous pouvez toujours regretter la caresse des premiers jours, la cité continue de façonner les corps et leur dégénérescences, les esprits et leurs névroses. Jusqu’aux prochains, jusqu’à la génération suivante. Comme le quartier latin façonne son élite, le quartier bohème ses désœuvrés, le quartier chaud ses délinquants, et les rues de la soif leur « viande » à zinc.

Ainsi opère ce Frankenstein de brique rousse, à malaxer, concasser, écarteler membres et tissus corporels sur de pathétiques cobayes, trop anxieux de devenir quelqu’un au plus vite. A brûler des cornées, perforer des tympans, creuser la calvitie des hommes, dessécher l’épiderme féminin. Devenir quelque chose, voilà un objectif raisonnable. Bien plus immédiat surtout. Il suffit de plier à son exigence déterministe. Inutile de lui cracher au pavé, d’aller couvrir d’urine ses murs, nuit après nuit, dans l’attente que tombe un coup de baguette scénaristique, mauvais sort ou bénédiction. Il n’y a pas d’élu, aucun poste vacant à pourvoir. Peu importe qui jouera les nouveaux cadors, campera le pestiféré, l’écrivain dandy, ou le pilier de comptoir endormi contre sa bière… Au mieux vous devenez une de ses créatures, au pire vous disparaissez, ou existez à peine. Et ce n’est pas un énième écorché vif qui émouvra une terre à peine ébranlée par les bombardements du 20ème siècle.

Alors ai-je atteint le seuil du verdict à mon tour ? Prêt à confondre ma destinée urbaine avec celle de centaines d’autres, n’ayant pas plus démérité que moi sans doute dans leur quête de survivance. Il n’y a pas d’élu, soit. Mais je visais l’exception, non la nomination. Rien qu’une parcelle d’identité propre, de liberté d’être et agir sans avoir ses sales pattes toujours posées sur moi, m’intimant à la débauche ou au salariat contraint, à la médiocrité par défaut ou bien à l’ambition clinquante. Dieu vomit les tièdes, le centre-ville les balaie. Athlète ou clochard, coke-redbull ou pétard-leffe, il faut choisir son camp, sinon migrer en périphérie. Et aux excentriques le malheur de ne jamais tomber au bon endroit, la bonne saison, ne n’avoir tort ou mauvais goût avec personne, et même pas raison tout seul. Que leur anticonformisme les emporte.

En l’occurrence j’ai choisi d’éviter un bar trop en vue, celui-là situé dans un quartier plutôt résidentiel, auquel ma mémoire rattache peu de souvenirs. Quand étais-je venu pour la dernière fois d’ailleurs ? Je m’y revois nettement plus valide en tout cas. Mais la moindre comparaison mémorielle sera en ma défaveur physiquement ; à l’exception d’une bonne grippe, quelques sévères gueules de bois, j’ai toujours été en meilleure forme que présentement. Un sentiment bientôt renforcé à l’apparition d’une nouvelle contracture, au deuxième genou cette fois, sur la partie antérieure. A force de compenser la faiblesse du premier sans doute… Il me reste à remonter la rue du Temple jusqu’au troquet à l’angle, et je ne tiendrai pas cent mètres de plus. Quelque chose doit se produire, un signe, une rémission, ou une diversion humaine simplement. Quelque chose doit m’arriver.

La façon d’entrer dans un bar n’est jamais anodine : on s’observe déambuler à travers le regard extérieur, on sait instantanément de quoi on a l’air, même si les gens autour se contrefichent le plus souvent de vous en réalité. Franchir cette porte mal huilée trahit mon déséquilibre, prendre place au comptoir attise ma gaucherie, porter ce verre à mes lèvres accentue ma fébrilité gestuelle, comme elle caractérise l’alcoolique repenti que je ne suis aucunement.
A la fin du deuxième whisky, malgré un discernement d’autant moins fiable, je me rends pourtant à l’évidence : personne n’a rien remarqué autour. Même parmi les vagues connaissances identifiées. On note juste un type seul et austère. On pointe ma mélancolie sûrement, mais il est des signes plus distinctifs par ici. Personne ne respire à travers ce corps, ne perçoit à travers mes sens ; traîner une jambe de bois ou un chien d’aveugle serait autrement plus explicite. Et même si une bonne âme venait entamer le dialogue, ce ne serait qu’un répit, un de plus. Il est trop tard pour espérer le déclic salvateur, au fond je me sentirais presque insulté des dieux s’il suffisait d’une pilule miracle, ou de lever un mauvais sort. S’il suffisait d’une belle image figée à la fin du film, pour qu’on ne voit jamais les héros tomber en décrépitude, se disputer la garde de leurs enfants tout aussi mortels et putrescibles qu’eux… Ma perception du moment n’est pas moins « véritable » que celle du week-end dernier, où je finissais la soirée en dansant accroupi sur un bout de comptoir ; juste parce que c’était libérateur, que personne n’y voyait d’objection… Pas moins réelle que mon état dans une semaine, totalement rassurant peut-être, à me demander comment j’avais pu déclencher autant de mal-être en une journée… Tout est vrai, tout est réel, c’est même à cela qu’on distingue l’étoffe du vivant. D’autres préfèrent sans doute se projeter dans du Shakespeare ou dans Matrix, c’est une vision recevable ; moi j’imagine plutôt un jeu de dupes où l’homme garderait encore prise _ charnelle et sensorielle, sur son propre destin. Un plantage de décor qui le déresponsabilise moins. Tout est vrai, tout est réel… Et tout dépend ce qu’on en fait justement.

Ce whisky n’apporte rien. J’en ai déjà trop pris, ou pas encore assez. Un thé n’empêchera pas mon raisonnement d’aboutir à son terme, ni les mots de s’entrechoquer sur ma feuille de zinc. C’est même le premier pas vers l’acceptation d’un nouveau retour solitaire, sans détour aux urgences, sans coup de fil alarmiste, sans pulsion morbide… Surtout sans espoir. Il n’y a plus d’espoir, plus de rêve, plus de souhait. Pas plus de solution qu’il n’y avait de problème. Ni paradis, ni terre promise. Ni lendemain meilleur. Il faut se complaire dans un hier sinistre pour vouloir un lendemain meilleur. Il faut avoir été mal pour aller mieux. Avoir chuté pour s’en relever. Et le cycle pervers n’en finit plus de rebondir… La dépression n’est qu’un ressors binaire sans fin. Plus d’espoir, plus de rêve, que du réel. Mais tant mieux au fond. Car j’aime la réalité, pour ce qu’elle laisse d’entreprise à l’homme sans lui promettre davantage que la somme de ses contradictions, que le fruit de sa propre folie jubilatoire. Marionnette, si tu ne peux rien faire pour le moment dans lequel tu vis, n’espère pas en être capable demain ou après-demain… Il faut réussir à exister en chaque journée, même la plus défavorable. Cesser de viser le jour parfait, mais le vivre simplement. Aussi réel que la pire des douleurs, aussi exaltant qu’éphémère.

Cette nuit je n’ai pu sauver que ma raison. Mais je continuerai à lutter pour atteindre l’évidence, auquel d’autres substituent l’idée du bonheur : quatre membres, cinq sens, et l’être aimé… Et que l’esprit coule de source. Il n’y a pas d’autre idéal qui tienne, qui ait perduré si longtemps. Il n’y a peut-être rien à comprendre au-delà d’ailleurs. C’est une tristesse ou un soulagement. A chacun de choisir.

Pour une cigarette et une vie de travers.

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(crédit photo: Lee Jeffries – suggestion pour une lecture en musique : Godspeed you black emperor! « Asunder, sweet and other distress » )

Il lui faut d’abord longer l’enceinte de l’hôpital sur quelques trois-cents mètres, puis continuer encore tout droit jusqu’après le bureau de poste, pour atteindre enfin l’arrêt de bus. Une fois par semaine « Gino » obtient son bon de sortie en ville auprès du personnel infirmier, trop content de le voir disparaître pour la journée. Retour obligatoire avant le couvre-feu de 20h, sous peine de passer la nuit dehors, et risquer son exclusion du parcours de soins. Pour un marginal de sa faible carrure, il vaut encore mieux accepter un accompagnement psychiatrique plutôt que mener une vie de galère dans la rue. Ici à l’EPSM au moins il est nourri, logé, pris en charge intégralement. Reste à trouver de quoi payer ses cigarettes, un peu de shit, et quelques extras alimentaires au supermarché voisin. Comme il passe son temps à racketter les autres patients du même service, l’argent de poche lui fait rarement défaut. Dehors ce serait une proie facile au contraire, il le sait bien. Tout le monde peut jouer les petits caïds, à condition de le faire à son échelle, au bon endroit. Le lascar attitré au royaume des « faibles » c’est lui. Autour il n’y a que des maniaco-dépressifs légumisés, ou handicapés légers, et quelques patients extérieurs en hôpital de jour. Les vrais « fous », ceux qu’on doit surveiller, il les côtoie rarement à vrai dire. Eux restent à huit clos dans un autre service mitoyen, et aucun n’aurait la liberté de prendre un bus comme lui pour s’évader quelques heures.

Pour un peu on lui trouverait presque la belle vie. Car il n’affecte en rien la même détresse existentielle présente chez la plupart de ses congénères. Louvoyeur ou provocateur selon les circonstances, aux antipodes en tout cas d’un regard prostré. Ce qui agace d’autant plus le personnel médical, qui préfère largement encadrer de la chair à anxiolytiques, aisément disciplinable. Plusieurs estiment qu’il n’a pas sa place ici. On ne les forme pas à gérer ce type de « population », c’est un travail pour éduc’ spé, une mission d’assistance sociale.
Du CMP vers la clinique psy, au moins Gino aura échappé à la rue et à la petite délinquance. Et quoiqu’en disent certains infirmiers, son parcours de vie lui justifie largement cet assistanat. Rien qu’à voir ses bras maintes fois scarifiés, du poignet jusqu’au coude, on imagine bien qu’il a traversé plus d’une crise d’angoisse, plus d’une rechute dépressive au cours des dernières années. Evidemment entre ce qu’il raconte à l’envi et la réalité vécue, se dresse sûrement une bonne marge d’auto-fiction. Néanmoins la rumeur insistante voudrait qu’il ait grandi de foyer en foyer jusqu’a sa vingtaine, avant que le destin ne s’acharne lorsque sa copine _ également une enfant de la DASS, tombée enceinte depuis trois mois, meure dans son sommeil d’une rupture d’anévrisme. Le matin au réveil il se penche pour lui adresser un baiser, mais trop tard, elle ne réagit plus… Et d’une enfance très mal embarquée, le voilà qui bascule vers une tragédie adulte.

Gino s’impatiente à présent. Il n’y a qu’un bus toutes les demi-heures environ, ensuite il faut compter vingt minutes jusqu’à la place du marché, en plein cœur du quartier populaire de la ville. Là, il a ses habitudes, ses fréquentations de rue, et ses petits arrangements financiers avec son dealer attitré, juste une ou deux ruelles plus loin. Seulement ça ne suffira pas à le calmer pour aujourd’hui, ni pour la semaine. Ainsi n’arrête-t-il pas de faire tournoyer son canif dans sa poche de baggy, balançant nerveusement les épaules comme un boxeur prêt à en découdre. L’intercité n°24 déboule enfin, et le conducteur lui jette un mauvais œil au passage tandis qu’il monte s’installer, directement sur la banquette du fond. Le feuilleton de ces dernières soixante-douze heures redéfile encore à son esprit pendant le trajet. L’admission de Wilhem lundi après-midi, leur premier échange au lendemain dans la salle de petit-déjeuner. C’est un garçon d’allure soignée, malgré l’air hagard et les traces de brûlures de cigarettes à sa main gauche. Lui est arrivé en hospitalisation volontaire, et bien que mis sous tutelle pendant deux jours _ protocole médical oblige, ensuite il pourra sortir quand bon lui semble, sauf incident majeur. Mais pour l’heure il a besoin d’être guidé, soutenu moralement par d’autres patients en capacité d’aligner plus de trois mots. Les autres, les « toc-toc » ou les lunatiques, ils ne sont pas du même cercle. Sauf pour leur taxer des cigarettes et quelques euros, Gino ne les « calcule » même pas. Tandis qu’avec ce Wilhem, le contexte est différent. C’est une cible d’un autre genre, ni un paumé, ni un exclu. Bien au contraire : lui vient du beau quartier, travaille dans une boutique de prêt-à-porter féminin, semble cultivé, avoir fait de bonnes études… Comme un portrait sociologique inversé, ce qui le rend d’autant plus intriguant sans doute.

La raison de sa présence tient à un burn-out psychologique, trop de pression à gérer, les nerfs qui lâchent peu à peu… Gino sent bien que le jeune homme ne va pas s’éterniser, il en a vu défiler tellement depuis son arrivée à l’EPSM. Alors il le met en confiance autant que possible, moins paradeur ou mythomane, plus sensible et empathique. A lui par exemple, il n’irait pas se vanter d’avoir mis les pneus à plat sur la bagnole d’un infirmier revêche, non. Plutôt le rassurer au contraire, assez maladroitement certes, mais avec tellement d’aplomb et de sympathie dans le regard, que les conversations à bâtons rompus se succèdent entre eux jusqu’au lendemain après-midi, dans une complicité intime évidente. Ici pourtant, il n’y a guère de place pour une idylle, amical ou sentimental. Les journées font à peine douze heures, puis c’est le couvre-feu : chacun dans sa chambre, ou en salle de télé jusque 21h30 pour les moins shootés de somnifères. Et si peu de choses à faire en journée, à part attendre l’heure des repas en fumant sur un banc, ou errer entre les différents pavillons.

La seule vraie distraction, c’est une visite extérieure. Gino n’en attend plus aucune à force, d’où l’échappatoire hebdomadaire vers la grande ville. Pour Wilhem par contre, la venue d’un proche est annoncée vers 17h ce mercredi. Nouvelle qui rend Gino très nerveux. Alors il s’isole et fume un premier pétard, puis boit quelques lampées de son J-B planqué peu discrètement en haut de l’armoire à vêtements. On fait rentrer ce qu’on veut dans cette passoire d’établissement de toute façon… Il finit par jouer aux espions malgré lui, venant observer à distance les retrouvailles entre Wilhem et son compagnon, averti de la situation entretemps. Posé sur un banc à l’entrée, le couple passe ainsi une bonne heure ensemble. Mais Gino ne supporte la scène qu’une dizaine de minutes, puis s’éclipse à nouveau dans sa chambre et se déchaine à coups de canif sur son propre matelas, comme ça lui arrive les jours de grande fureur. Sa frustration atteint son paroxysme en soirée, tandis qu’il squatte avec fracas une des salles de loisirs, laissant les quelques autres patients debout au sein de la pièce voisine, tétanisés. Et comme l’infirmer de garde met tellement de cœur à ne pas s’en mêler, prétextant qu’il se calmera tout seul, c’est le pavillon entier qui sombre en pleine crise d’angoisse collective… Un désormais fou furieux en possession d’une arme blanche menace de s’en prendre à celui qui vient de briser net son épanchement amoureux, sous l’effet d’un « transfert » aussi fulgurant que mal orienté.

Dès le lendemain Wilhem obtient son autorisation de sortie, après l’une des soirées les plus éprouvantes qu’il ait jamais connu. Par mesure de sécurité et d’accès aux « malades », les chambres ne sont jamais fermées à clef la nuit… Difficile de trouver sommeil dans ces conditions, même avec un somnifère.
Seul sur sa banquette arrière de bus, Gino se moque bien de l’effroi qu’il a pu engendrer la veille. Son flash-back n’attise que du dépit, empreint d’une rage extrême. Bientôt il descend à l’arrêt prévu, passe d’abord récupérer sa barrette au rendez-vous habituel, puis achète trois canettes de 8.6 à l’épicerie, et se pose alors un quart d’heure pour tirer un premier joint, descendre une première bière. Ensuite ça lui prend d’un coup : il décide de se faire raser le crâne à blanc au coiffeur d’à côté, sûrement un des moins chers de la ville. Avec ses yeux rougis de shit et d’alcool, son air de Nosferatu fraîchement scalpé, on le regarde maintenant avec plus de méfiance et de sévérité. Même s’il reste peu imposant physiquement, les gens marquent un écart à sa rencontre. Et tout du long des deux boulevards qu’il emprunte pour rejoindre le quartier huppé de la ville, Gino arbore une jouissance manifeste à choquer les passants qu’il croise. Toujours plus enhardi, le voilà qui se met en quête d’une cigarette ou d’une pièce, juste histoire d’invectiver la personne ensuite, et laisser davantage encore sa colère gronder. Instinctivement, il se dirige vers la rue qu’il identifie le plus à Wilhem, à son appartenance sociale, son mode de vie inaccessible. Dans ce secteur pavé où les boutiques chics s’étalent avec tant de clinquant et de suffisance, où il sait n’avoir aucune place, aucune chance même d’entrer chez un coiffeur ou d’acheter autre chose qu’un kebab. Non seulement il n’appartient pas au même monde, mais il ne devrait même plus être en ville à cet instant : l’heure de son bus de retour avant couvre-feu est largement dépassée. Il risque une nuit dehors et le ré-examen de son dossier à l’hôpital.

Son instinct de préservation lui fait soudainement défaut. Lui, tellement roublard et opportuniste au milieu des faibles, ici il a juste envie qu’une étincelle prenne flamme, de voir ce qu’il advient en « pétant un câble » sans la moindre blouse blanche autour… D’une terrasse de café à l’autre, il essuie donc refus après refus, tout en remontant la rue qui était dans son collimateur. Les gens le regardent bizarre, mais sans mépris ni provocation. L’étincelle tarde à partir décidément. Jusqu’à ces deux minets avec leurs beaux habits, leurs bas de pantalon remontés et leur tennis désinvoltes… Ce n’est pas tant que l’un d’entre eux lui rappelle Wilhem, mais il les a vus s’embrasser par un baiser furtif. Et maintenant qu’il leur demande « Hé, vous auriez pas une cigarette les minets ? », là il sent bien que l’étincelle va prendre cette fois. « Si, mais on les garde pour les autres minets, pas pour les pauv’ types comme toi… ».

Il leur jette une copieuse volée d’insultes, dont certaines homophobes dans ce pêle-mêle acrimonieux. Mais ce n’est pas tant cette détestation qui l’anime, d’autant plus absurde vu son récent béguin avorté. Non, il lui fallait juste un prétexte, et il l’a trouvé. Deux heures plus tard, après avoir fumé la moitié de sa dose et fini son reste de bière planqué derrière l’église proche, Gino retourne à la même adresse, s’approche de la même terrasse, puis avise deux autres jeunes attablés. Pas ceux de tout à l’heure, mais qu’importe, ça ne fait aucune différence à ses yeux, et il faudra bien que quelqu’un paye ce soir. Pour la DASS, les foyers, la mort de sa chérie et du bébé, pour 12 ans enfin d’hôpital psy…
Il ne leur demande rien cette fois, sort le couteau et se précipite vers eux. Deux coups au premier, puis un seul au second. Avec l’épaisseur des vêtements, le canif ne transperce la chair que sur une entaille superficielle. L’attaque en serait presque pathétique s’il n’y avait pas un si grand nombre de témoins autour, horrifiés par la scène. On maîtrise rapidement le « déséquilibré », selon la formule d’usage, lequel n’oppose d’ailleurs aucune résistance. Il sait qu’il vient de gagner un séjour prolongé en HP, et que sa lame bonne à crever des pneus, ne lui confère sûrement pas l’étoffe d’un meurtrier. Cette fois le retour ne se fera pas en bus, mais en fourgon de police puis ambulance, avec sangles de rigueur. Au moins il n’a plus à s’en faire pour son maintien en EPSM. Quant au monde de la rue, il n’est pas prêt de le revoir.
Mais arnaché à son brancard, et malgré la dose de calmant injecté, Gino sourit intérieurement : enfin il tient sa revanche sur le fait divers. Cette fois ce ne sera pas titré sur « une femme enceinte morte dans son sommeil à côté de son compagnon« . Non, il aura son propre article de gloire éphémère, juste pour une cigarette et un mot déplacé.
Pour une vie de travers.

#2

If you can paint the words,
You need no previous thinking,
No deep and subtle phrasing.

If you can draw an idea,
You need no self-conscience,
No greater sense of evidence.

But I can’t paint, nor can I draw.
Those sketches on a blue paper,
Are only prints of a human scripture.

And if they leave a word behind,
Its not a meaning, just a sign.
A message failed to deliver,
Although received by a stranger.

Downtown, vu à travers un sachet de thé.

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(suggestion de bande-son pour une lecture en musique : Beak – Spinning top)

Et puis une nuit j’ai arrêté de boire. Je ne m’en souviens pas comme d’une prise de décision ferme, il a fallu deux ou trois semaines de sobriété avant qu’elle tourne à cette résolution : plus une goutte d’alcool. Même pas un verre ou deux occasionnellement, autant stopper pour de bon et voir comment la vie subsiste, se transforme. Dès lors on commence à compter les jours, semaines, puis les mois qui nous séparent du dernier verre de muscadet ingéré, un « coup » offert et accepté presque à contre-cœur, la dernière faiblesse du futur condamné aux softs et boissons chaudes.

Evidemment pour tous ceux dont la privation d’alcool revêt une question de survie, ma sobriété a quelque chose de déloyal. Aucun médecin ne l’a prescrite, aucune injonction divine ne l’ordonne, c’est une expérience délibérée : observer la nuit à travers un sachet de thé délavé, quand pour la plupart elle se teinte de houblon. Et rester pourtant jusqu’à la fermeture, soir après soir. Au fond je n’ai pas modifié grand-chose à mon comportement, ni à mes habitudes. Mais la ville paraît bien différente à celui qui refuse de s’y abandonner. Rapidement j’en suis venu à me dire que c’était « ça » précisément qui me la rendait encore supportable, que sans un minimum d’alcool j’aurais fui la vie citadine depuis des lustres. Pourquoi le premier réflexe en arrivant sobre dans une soirée en bar déjà bien entamée, est de se précipiter pour commander une bière forte ou un whisky-coke ? Se mettre à niveau alcoolémique réduit d’autant mieux l’impression d’intégrer une meute de psychotiques… La vie nocturne est bien trop anxiogène pour s’y risquer à jeun.

Mais entamer un record de sobriété en restant chez soi à lever des haltères, ça manque de panache. Il faut oser se soumettre à la tentation, pour mieux y résister. Les ex-fumeurs le savent bien, d’ailleurs ce sont souvent les mêmes qui veulent arrêter de boire. Après donc une série de veillées sous théine, mes premières conclusions tombent, implacables. Non seulement les gens paraissent encore plus borderline, mais du coup c’est vous qu’ils trouvent bizarre. Enfin bizarre, cela reste une considération charitable. Asocial, rabat-joie, casse-ambiance, voilà plutôt l’image renvoyée. Comme je préfère les cafés littéraires aux pubs de motards, on m’épargne au moins la remise en question de ma propre virilité. Quoique, un biker réclamant un lait-fraise, ça m’a toujours paru le comble de la forte personnalité… Et les bars franchement culturels servent très peu de softs en général, l’absence de shooters vodka-tabasco n’a jamais empêché l’intello ultra-sensible de picoler.

L’autre soupçon récurrent concerne votre état de santé. Boire une tisane après minuit autre part que chez soi, cache forcément une maladie. Sauf si vous êtes la petite amie de quelqu’un, dans ce cas c’est mieux toléré paraît-il, ce qui doit faire sourire au département statistiques du ministère de la santé, vu la courbe locale de l’alcoolisme féminin… De toute façon, le moindre contenant à liquide servi en bar est un phallus brandi au regard extérieur, peu importe le genre de qui le tient ; sans un verre à la main, vous êtes aussi dépouillé qu’une pompe sans fût. Privilégier la tasse vous rend au mieux excentrique, au plus souvent hautain et surfait.

Considérons maintenant l’incidence d’une longue sobriété sur le maintien des relations sociales en plein centre-ville. C’est simple, vous n’en avez pratiquement plus aucune. Difficile d’inviter des amis à « boire un coup », sachant que vous n’y tremperez pas vos lèvres, ils pourraient même se vexer d’ailleurs. Aussi, il vaut mieux s’épargner la vision de ses proches enivrés, avec leur conversation qui dérape, leur syntaxe au repos, et toutes ces histoires mal digérées qu’ils vous ressassent, tandis que vous essayez encore de parler sociétal et géopolitique sous l’emprise d’un troisième expresso. Autant faire le mort quelques semaines, et sans renoncer à sortir, au moins contourner les lieux où vous avez toute chance de croiser un ruineur de bonnes résolutions _ ami de comptoir ou inconnu de passage.

Et puis il faut bien l’admettre, faire vœu de sobriété doublé du célibat, cela vous condamne à une « petite mort » très incertaine. A moins de fréquenter un site de rencontres « thé et moi » pour alcooliques repentis, difficile d’échapper à une misère sexuelle dont vous vanterez moins la longévité que celle de votre abstinence alcoolique. Oh bien sûr, cela n’empêche pas de flirter autant que possible : un mug fumant d’eau chaude posé sur le zinc attire même la curiosité féminine parfois… Mais cela tient pour dix minutes de conversation pas plus, ensuite il faut céder au rite d’une alcoolisation commune, même modérée, en gage d’implication réciproque. Laisser boire une femme seule en tête à tête, c’est un coup à se faire une réputation de pervers dans tout le quartier.

Ainsi deux mois ont passé, puis trois, puis quatre… Ensuite il n’est même plus question d’un défi personnel ; si j’ai réussi à tenir quelques mois, je peux bien tenir une année. Seulement ça devient aussi absurde que d’avaler trois pintes chaque soir par simple routine. On est autant esclave de sa sobriété que d’un penchant alcoolique. Toute expérience a une fin, et bientôt je l’ai sentie proche. Là encore, aucune décision franche, comme de convier la presse et les caméras pour assister à votre rechute en direct… Non, ça s’est fait par inadvertance et lassitude, en un soir très printanier où un verre de punch m’aura été proposé amicalement. Au lieu de décliner par réflexe, j’ai entrevu la faille dans mon propre système de défense : comme aucun alcool ne me faisait alors envie _ ni vin, ni bière, ni spiritueux, ce n’était pas si difficile de s’en priver. Mais le punch voyons, peut-on vraiment parler d’alcool avec une pareille teneur en fruits… ? Alors j’ai dit oui, l’ai descendu en dix minutes, et m’en suis resservi deux autres après. Techniquement, je n’ai commandé aucun verre d’alcool, et je peux toujours plaider la bonne foi : « mais si, ma mauvaise conscience, je t’assure que j’ai vu flotter des bouts de mangues à l’intérieur ! »

Le retour à une ivresse légère n’aura duré que deux heures. Le temps d’en mesurer l’effet à vitesse réelle sur ma perception, ma conversation, ma gestuelle… Aucun doute, j’ai déjà l’impression d’avoir retrouvé plus d’humour et d’esprit qu’en une centaine de soirées théière. Les gens me trouvent plus ouvert et sympathique, je les trouve moins flippants ou pathétiques. Deux filles chuchotent entre elles à côté, et me lancent des œillades intéressées. Bref, je retrouve une pleine compatibilité éthylique. D’ailleurs il est encore tôt dans la soirée, je décide pourtant d’aller prendre l’air et de faire un tour pour dégriser, avec grand renfort d’eau pour accélérer le processus. Vingt minutes plus tard je retourne au même zinc, où l’ambiance m’est déjà insupportable : tout est si prévisible et ennuyeux un samedi soir de débauche en mai-juin. Dire qu’une heure avant je pogotais comme un idiot en chantant les Smiths à tue-tête… Downtown à travers une bassine de punch, c’est tout de même plus exaltant.

Redevenir consentant.

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(suggestion de bande-son pour une lecture en musique : Brian EnoFulness of wind)

 

S’il faut sentir un cœur battre sous la poitrine d’une cité, je sais dans quelle rue l’entendre au mieux. J’ai juste à frayer mon chemin de traverse par le contour de la cathédrale, puis dans les petites rues qui acheminent vers la grande artère, celle dont j’entends maintenant s’épaissir la pulsation, plus envahissante que jamais. Par un week-end de festivités comme celui-ci, la population intra-muros double ou triple, sur un parcours citadin pourtant réduit et ultra-sécurisé. Je m’attends à une vision orgiaco-dantesque, et m’y prépare sans bien savoir si je viens chercher l’écœurement ou la perdition. Il y aura là quelques centaines de personnes agglutinées autour d’une grosse vingtaine de bars sur moins de 200 mètres. L’ambiance sera criarde, putassière, toujours au bord de l’échauffourrée. La foule, aussi informe que très alcoolisée, mais encore plutôt consciente de son propre abrutissement à cette heure. Je vais d’abord la considérer avec défiance et vigilance, puis peut-être avec fascination, avant de céder à mon tour à l’avilissement. Certains diront que j’ai encore l’air très sérieux, je n’y verrai pas plus clair pour autant. Seulement par un angle détourné.

Mais ce soir je ne pourrai m’en tenir à une simple routine de dévergondage contraint, quand la meilleure option sanitaire pour supporter « l’enfer » des autres reste d’y succomber soi-même. Cette fois je sais que je viens tromper l’enfer en ma propre boite crânienne, et je bénis la ville d’être aussi noctambulo-compatible ce soir. Tant que ce fichu cœur m’offrira l’asile, au moins je serai protégé du calme, du silence surtout. Aujourd’hui ça m’était presque insupportable de rester à l’appartement pour travailler, je n’arrivais pas à tromper l’ennemi, il revenait sans cesse dans mon champ perceptif. Et je n’allais pas me mettre à boire ou prendre un calmant dès le réveil. Je m’en étais mieux sorti hier certes, les éléments de distraction avaient mieux coïncidé sans doute. Le plus funeste avec ce trouble, c’est qu’il est indolore, invisible, incommuniquable, souvent même imperceptible. Jusqu’à la prise de conscience dans un moment d’accalmie, toute garde baissée. La première fois ça remonte à presque trois ans ; j’ai d’abord cru à une forme d’illusion mentale passagère, qu’il me fallait méconsidérer, noyer dans le quotidien. Puis au lendemain le phénomène subsiste, et encore le sur-lendemain. Alors l’évidence devient obsession, entraînant elle-même un sentiment d’aliénation. Je me souviens avoir pensé que ce ne serait pas tenable, m’être demandé combien de temps il pouvait bien me rester avant de devenir fou ou suicidaire. Finalement ni l’un, ni l’autre. Mais aliéné à cette ville, oui. Tant d’années j’ai voulu m’en extraire, voilà qu’elle me protège à présent.

J’y suis presque. La cuve de résonance bouillonne de plus près, tous les cinq pas environ je me sens franchir un palier sonore. A trente mètres d’aboutir, le niveau de décibels n’avait jamais paru aussi effarant. J’entends un mélange de clameurs hystériques et de soundsystems en pleine guerre d’influence ; j’entends mon salut par le chaos. Mais je me fige pratiquement à mi-parcours de cette petite ruelle perpendiculaire au grand axe festif. La sensation d’hyperacousie vient d’augmenter soudainement dans mon oreille gauche, et je réalise alors ma propre inconscience. Fuir un son par un millier d’autres, fuir le bruit par l’assourdissement, comment y voir autre chose qu’une thérapie du désespoir ? Ne vais-je pas juste aggraver le symptôme en m’exposant ainsi ? De toute façon je n’ai pas d’autre échappatoire. Le silence est invivable, et n’importe quel bruit urbain ordinaire _ comme le moteur d’une voiture, peut rentrer en écho avec la nouvelle fréquence qui parasite depuis peu mon champ auditif. Un drone bien trop aigu pour se laisser recouvrir d’effervescence citadine, mais pas assez haut dans le spectre pour en devenir indistinguible. C’est comme un effet larsen à saturation aléatoire, une sorte de scintillement sournois avec lequel je dois confronter mes nerfs au quotidien.

Tant pis. Je vais quand même essayer, au moins une heure. D’abord autant se réfugier dans un de mes repères habituels, il y a bien plus de boucan à l’extérieur de toute façon. Voilà, je commence à mieux m’habituer déjà. J’arrive à me me poser au comptoir à distance raisonnable de l’enceinte la plus proche, et j’oriente la tête au meilleur angle souhaité pour éviter la collusion entre mon acouphène et la musique du bar. Ce peut être une cymbale agressive, ou un riff de guitare bien psychédélique, ou n’importe quel bourdon sonore dans la même gamme de fréquence. Bien sûr, je note qu’après deux verres mon ouïe est déjà beaucoup moins en alerte. Et puis il y a toutes ces interactions humaines, si factices ou anecdotiques soient-elles, qui me renvoient à une normalité réconfortante. Personne ne sait, et personne ne peut l’entendre à ma place de toute façon. J’ai déjà acquis une bonne endurance flegmatique à force, oui, le malaise doit rester bien confiné.
D’ailleurs je ne suis pas le seul. Lui là, ce sont peut-être carrément des voix qu’il entend au creux de l’oreille, et dont il se délivre uniquement au pub en soirée. Elle à côté, les yeux dans le vague ; il lui faut peut-être deux white russians minimum, avant de pouvoir occulter sa vision récurrente d’un père juste défunt. Voilà qui ferait plutôt sens au fond : la réalité ne serait jamais qu’une projection collective, émanant de cerveaux psychotiques en quête d’une représentation extérieure libératrice. Il n’y a qu’à travers un solide déni commun qu’on peut rassembler autant d’aliénés en si petit espace, autour de cinq pompes à bière.

Finalement je vaque ensuite d’un quartier à l’autre, presque libéré. Sans m’en rendre bien compte, j’effectue une sorte de parcours mémoriel entre plusieurs de mes bars favoris, rendus moins accessibles qu’en temps normal pourtant : certaines rues sont bloquées, déviées, ou juste impropres à une marche rapide telle que je la privilégie pour éviter toute cohue festive. Puis mon tour de la ville me ramène au point de départ, en son cœur à nouveau, tout de sang chaud irrigué, soumis au massage continuel des masses depuis le début de la soirée. Le boucan ne me gêne plus vraiment. Je ne frise pas l’ébriété, mais elle me frôle un peu quand même. Plusieurs conversations s’imposent à moi avec une séduisante fluidité, sans accrocs notoires. Le commun des mortels reste à peu près supportable et culturellement proche par ici, même après 4 ou 5 pintes de pils. Et je me laisse alors gagner par cette pensée crève-cœur si familière, à me dire que je serais même plutôt bien là, plutôt serein, si ce n’était pas juste un sursis avant le retour à ma pleine perception. Le handicapé retrouve son handicap, tout comme un cœur brisé retrouve ses miettes en rentrant, un travailleur matinal sa pré-culpabilité du lendemain, et un migrant son lit de cartons au bord du trottoir.

La fermeture du bar interrompt mon débat interne sur le concept philosophique même du réel. Puis je déambule encore, sans véritable quête du retour, un gobelet à la main, une dernière bière offerte que je ne boirai pas. Mais à cette heure elle me fait passer relativement inaperçu parmi d’autres semblables errants. Tiens, me dis-je, ils ont complétement bloqué le boulevard ouest menant vers la grand-place. Sur une longue portion de 300 mètres on peut ainsi vadrouiller en goguette au beau milieu de la chaussée. Je ne sais pas bien où je vais d’ailleurs, mais déjà contournons les cars de police et toutes ces rambardes de sécurité. Plus loin je sens une respiration, comme un appel d’air nocturne, avec une décrue accélérée du taux de présence humaine au mètre carré. Je peux encore virer à droite et me rapprocher à cinq minutes de chez moi, seulement c’est encore trop précipité. Je dois marcher, impérativement marcher. Jamais je ne vais aussi loin en remontant cet axe d’habitude, je n’avais pas réalisé à quel point la périphérie est proche : une ceinture d’autoroute, quelques ponts et tunnels, puis un long quartier résidentiel. Quitter la ville me paraît si aisé soudain.

Je suis maintenant le parcours cyclable, complètement seul. Et décide alors de m’arrêter un court instant. Pour écouter la nuit. Ma respiration cesse, je balaie à présent mon propre spectre auditif, calmement, de gauche à droite, puis inversement. Mis à part l’écho du traffic routier, nulle autre perturbation sonore. Je ne sais plus bien ce que je veux ou dois entendre, ou crois devoir percevoir, mais j’ai encore l’esprit assez clair pour ne pas confondre un drone lointain avec cet acouphène aigu trop distinct du reste. Pendant quelques secondes oui, j’aurais pu croire le phénomène disparu. Du moins j’aurais pu essayer de m’en convaincre pour le restant de cette équipée nocturne. Comme un répit supplémentaire. Une autre respiration bloquée : non, le son est bien là. Toujours la même sirène aigüe côté gauche. Ni plus ou moins forte qu’en début de soirée, le vacarme ambiant n’aura eu aucune incidence. Je ne fais que retrouver le fil de ma propre fuite en avant, juste quelques kilomètres plus loin. Seul le bruit de mes pas, seul mon propre mouvement dans l’air, savent encore me préserver d’un trouble aussi existentiel. L’hyper-conscience d’être en vie. Et à quel point sa continuité relève d’une implacable aliénation. Comme un gamin trop anxieux qui aurait peur d’oublier de respirer en s’endormant, et mesure l’engrenage de survivance qui va le régir toute sa vie. Comme d’être condamné sous un mauvais sort gréco-divin à entendre le battement sempiternel de son propre cœur sur-amplifié. N’entendre que ça tout le temps, un battement plus ou moins rapide, impossible à suspendre pour quelques heures. La vie telle un écho d’horloge permanent, si obsédant que tout mortel en serait conduit à la folie, sinon au suicide.

J’avance sans détresse pourtant. C’est une marche résignée peut-être, mais assez grisante néanmoins, tant que la fatigue ne m’oblige à regarder en arrière. Et puis l’air est suffisamment doux pour un abord du petit matin, je ne sens pas le froid, du moins pas encore. Je me dis que j’ai toujours cherché ça, à m’échapper une nuit, marcher le plus loin possible sans la moindre orientation. Inutile d’interroger mon déterminisme au prochain croisement d’ailleurs, le chemin est tellement rectiligne pour l’instant. Je ne dérive pas non, je m’éloigne en toute droiture, par une pente légèrement ascendante.

Après une heure et demie de trajet, ce boulevard a déjà sûrement changé trois fois de nom à force. Il s’est élargi pour englober une piste de tramway, une double-voie express, et toujours un couloir cyclable. Mais mon trottoir s’est aminci entretemps, je suis presque sur la chaussée. Or certaines voitures remontent à plus de 120 km/h depuis le centre-ville, par une luminosité des plus réduite. Curieux, ce retour d’attachement instinctif à la vie et à mon intégrité physique. Un début de lassitude me gagne, je le sens. Et ce regain de vigilance m’enjoint plutôt à faire demi-tour désormais.

Bientôt j’arrive à un nouveau croisement, toujours dans le prolongement de cet axe interminable. Si je dois battre en retraite, autant que ce soit par l’autre versant, j’aurais moins l’air de revenir sur mes pas. Sauf qu’il y a bien trente mètres jusqu’au trottoir opposé, et le passage piéton a une allure de chimère pour voyageur hagard. De fait, je me retrouve à enjamber le rail même du tramway… Quelques réminiscences cinématographiques me traversent brièvement l’esprit, pour me rappeler qu’il ne faut surtout pas toucher les deux extrémités jambes écartées. Enfin je crois, je n’en ai jamais été très sûr. Mais plus loin il y a ce type, tout aussi vagabond, qui a observé ma chevauchée intrépide depuis l’autre rive piétonne, que je rejoins à présent. Je sens bien qu’il va me demander quelque chose, et la moindre interférence sociale me décourage à l’avance, tant je m’étais perdu dans mes propres pensées depuis une heure. Le voilà à deux mètres, guère imposant, portant un long sweat à capuche et un maigre sac à dos hors d’âge. J’attends sa requête, elle arrive :

_ ‘Faut pas traverser comme ça par ici, mec, c’est dangereux…
(un silence) T’aurais une cigarette à dépanner ?
_ Non désolé.
_ Tu fais demi-tour, on dirait ?
_ Oui, en quelque sorte.
_ Après c’est pour les voitures, c’est mort…
_ On ne peut pas sortir non, je sais.
_ Mais personne peut sortir de la ville, mec !
C’est comme un marécage tu sais, et on a tous les pieds dedans…
(il me jette un regard halluciné, comme pour mieux théâtraliser sa formule)
Pour bouger, faut une bagnole, un taf, faut du fric… Faut qu’elle te donne son permis de sortie, tu comprends ? Personne peut sortir de la ville… Tu t’es trompé de chemin mec !

Il s’éloigne sur ces derniers mots, et je ne sais plus si j’ai entendu « vie » ou « ville ». Mais peu importe, je ne quitterai ni l’une ou l’autre cette nuit. Le chemin du retour a fini d’user mes dernières forces. Je vais m’écrouler de sommeil sans la moindre énième pensée alarmiste portée sur ma condition humaine _ et surtout auditive pour l’heure. J’escompte un rêve d’immortalité assez horrible entre deux rendormissements, et un léger mal de crâne possible au réveil. Mais j’ai passé une plutôt bonne soirée après tout, et le meilleur n’est jamais exclu pour demain ou son sur-lendemain. L’essentiel avec l’aliénation, c’est de redevenir consentant.

 

Dors maintenant… demain est un autre monde.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Lubomyr Melnyk – Parasol (erased tapes))

Là soudain, j’ai senti une forte envie de bâiller, avec la plus grande largeur de mâchoire possible, comme un prémisse d’hibernation imminente, rendue nécessaire. Ce qui était plutôt malvenu en plein bar, entouré de visages familiers : au delà du regard extérieur, il y avait surtout très peu de chances qu’on me laisse creuser un igloo à même le comptoir, sans rouvrir boutique d’ici l’arrivée du printemps… Hier soir pourtant, j’en étais encore à faire le zouave dans une boîte de nuit improbable, au son d’un mix techno-zouk d’une platitude indigne _ sachant bien que la plaisanterie heureusement, même par effet de groupe, ne dépasserait pas « une bière et au lit ». Et avant-hier, je me laissais attarder pour la énième fois en after à rideau baissé, surpris de garder autant d’humour et de bonhomie à cette période, avec si peu de vitamine D dans le sang. Toute cette bienveillance, ce petit sourire non feint à chaque paire de bises, on aurait vraiment dit que j’en rajoutais. Oui, soit ce type est amoureux, ou en grande réussite professionnelle ; soit il cache un cancer tout juste diagnostiqué, et surjoue pour ne rien laisser paraître…

En fait, aucun des trois. Je me sens juste pris dans un courant anthropologique d’une force inédite, qui m’entraîne à tenir droit et confiant, positif au delà des évidences. Mon environnement citadin charrie déjà tellement de spleen et de pessimisme ambiant, à quoi bon en « remettre une couche » en étalant mes cauchemars de la nuit dernière, ou ma technique d’apnée sous le seuil de pauvreté, par exemple… Le flegme est de rigueur donc : cachons cette mauvaise humeur passagère, évitons le moindre constat d’échec qui n’aurait pas l’excuse d’une pointe de cynisme. Non que ça me coûte un effort comportemental surhumain ; je pense qu’en cas d’artère sectionnée, j’aurais quand même tendance à manifester une vibrante détresse existentielle, par un masque d’angoisse à faire passer Le Cri de Munch pour un tableau d’hystérie infantile. Le stoïcisme, c’est quand même plus facile à pratiquer sans handicap et en relative bonne santé.

Au fond, c’est très simple de sentir comment être et agir, quand tout porte à croire que « ça va mal », des actualités du monde aux nouvelles des proches. On peut toujours protester, se dire que la nature (humaine) n’a pas fait de cadeau en distribuant les rôles ; n’empêche que cette clarté du destin, quand elle commence à poindre, vous soulagerait presque. Oui, certains auront tendance à geindre, à vouloir massacrer la terre entière, quand d’autres retiennent la porte sans la laisser se rabattre trop vite. Certains cherchent protection et confidence, d’autres l’offrent et la reçoivent. Certains vont tirer à eux toute la nappe du salon en tombant ivre mort à la fin du repas ; d’autres ramassent, relativisent, et rentrent à pied sans appli GPS.

Il ne s’agit pas seulement d’un rapport de dominants à suiveurs, de bergers à brebis… Je le vois plutôt comme si l’air du temps m’avait greffé une mère juive sur le dos, bien malgré moi. Par refoulement du désir de paternité peut-être, comble d’ironie évolutive… Reste un syndrome plutôt ingrat au quotidien, très peu raccord avec l’époque en matière de « coolitude » citadine. Attraper des réflexes de mère juive, ou traîner un zèle de savoir-vivre hérité d’une éducation pastorale, franchement on s’en passerait bien. Surtout quand l’envie de dire ses quatre vérités à son interlocuteur devient pressante : « mais non, tu n’es pas un pauvre type déconnecté du réel, qui compense son dégoût de lui-même par la haine du genre féminin et le mépris de l’étranger ; tu es juste fragilisé, précarisé, il te faut un environnement qui démente tes présomptions, avec de la bienveillance et du réconfort… ». Les quatre vérités, c’est comme les quatre cavaliers de l’apocalypse, il vaut mieux les voir avancer au pas, que rappliquer au galop. Une petite pique suivie d’une tape dans le dos, ça ne suffit pas toujours certes, mais on fait moins de dégâts à long terme qu’en sortant directement le lance-flammes.

Seulement ça use à la longue, de toujours prendre des pincettes d’empathie, quand les haters eux, ne jurent que par la culture du clash. Ça fatigue, tous ces scrupules dont on n’arrive pas à se défaire, ses lignes jaunes infranchissables qu’on voit pourtant piétinées autour de soi. Alors un simple bâillement tire la sonnette d’alarme. Je sens que je dois m’éclipser rapidement, sans amertume, ni ras-le-bol, juste par pudeur et précaution. Je n’ai aucune envie de découvrir en public de quel « craquage nerveux » je pourrais être capable ces jours-ci. On pense se connaître, mais nos repères émotionnels, affectifs, changent à une telle vitesse désormais. Ce groupe de personnes me correspond, ce bar me convient, puis tous les six mois pourtant il faut recommencer ; l’effet de bande a disparu, la magie du lieu s’évapore. Et ce n’est pas du romantisme, juste la dynamique du capitalisme moderne qui fixe son propre tempo. Il faudrait vraiment être naïf, ou très nostalgique, pour voir encore un « esprit bohème » là-dessous.

Je remonte à présent le boulevard qui me dirige habituellement vers mon dernier verre, un kilomètre et demi plus loin. Sur le chemin, impossible d’arrêter de bâiller décidément. Même en marche accélérée, sorti de sa torpeur, mon corps exige cette convulsion libératoire. Au point que je me demande si on ne m’aurait pas drogué au passage, car une heure plus tôt je me sentais encore parfaitement vif d’esprit. Peut-être simplement que ce soir je ne trouve plus rien à prouver, au moins temporairement. Rien à chercher qui ne puisse vraiment attendre le lendemain. Aucune muse ou nouvelle rencontre à l’horizon, j’arrive et repars seul, comme très souvent. Alors autant suivre mon propre conseil en l’occasion : sauver la flamme pour un autre jour. Kurt Cobain avait beau citer Neil Young en professant qu’il vaut mieux se consumer d’un coup, plutôt que disparaître à petits feux (« It’s better to burn out than to fade away« ), le burn-out en tant que paradigme sociétal, ce n’est pas franchement une bonne proposition ; on voit d’ailleurs le résultat vingt ans plus tard…

Et puis il y a encore tout l’appartement à remettre en ordre, les recoins à nettoyer, avec ce vide du féminin qui s’installe petit à petit. La pièce paraît tellement plus haute non meublée, on oublie trop vite comment c’était à l’entrée des lieux. Allez, coupe ce smartphone maintenant, tu en sais déjà assez pour toute une vie. C’est toujours la même erreur : on rafraîchit son fil d’actualités, et une nouvelle catastrophe arrive. Un énième attentat, un autre chanteur disparu, un nouveau désastre électoral, une nouvelle tragédie géopolitique… Tu ne changeras rien de plus au cours de l’humanité aujourd’hui. C’est pour ça que je te disais d’en garder un peu en réserve, les prochains hivers pourraient bien être pires. Mais on en sortira, oui. L’homme s’en sort toujours. Nos contrées découvrent seulement le concept de paix durable après quelques millénaires guerriers, c’est normal que ça fiche encore la trouille à un paquet d’esprits plus ou moins rétrogrades. Comme une proposition de Pacs ou de mariage, forcément tu penses d’abord à fuir avant de te dire « Et pourquoi pas ? », c’est tellement humain.
Evidemment, on aurait préféré tomber sur une époque plus proche du bout du tunnel, au lieu de naître à son début. Pour des natifs du siècle dernier, l’horizon ne se débouchera peut-être qu’en fin de parcours, voire bien après hélas. Et on n’aura pas plus le droit de se lamenter qu’un sans-abri londonien sous le Blitzkrieg, en hiver 41. Juste le droit de tenir pour préserver le moins pire. Le droit de s’écrouler seul ce soir dans un grand lit de fortune, sans pétard, ni somnifères. Mais on apprend à tenir bon, crois-moi. Dès la naissance on n’apprend que ça en vérité. Allez, dors maintenant. Demain est un autre monde.