
Il lui faut d’abord longer l’enceinte de l’hôpital sur quelques trois-cents mètres, puis continuer encore tout droit jusqu’après le bureau de poste, pour atteindre enfin l’arrêt de bus. Une fois par semaine « Gino » obtient son bon de sortie en ville auprès du personnel infirmier, trop content de le voir disparaître pour la journée. Retour obligatoire avant le couvre-feu de 20h, sous peine de passer la nuit dehors, et risquer son exclusion du parcours de soins. Pour un marginal de sa faible carrure, il vaut encore mieux accepter un accompagnement psychiatrique plutôt que mener une vie de galère dans la rue. Ici à l’EPSM au moins il est nourri, logé, pris en charge intégralement. Reste à trouver de quoi payer ses cigarettes, un peu de shit, et quelques extras alimentaires au supermarché voisin. Comme il passe son temps à racketter les autres patients du même service, l’argent de poche lui fait rarement défaut. Dehors ce serait une proie facile au contraire, il le sait bien. Tout le monde peut jouer les petits caïds, à condition de le faire à son échelle, au bon endroit. Le lascar attitré au royaume des « faibles » c’est lui. Autour il n’y a que des maniaco-dépressifs légumisés, ou handicapés légers, et quelques patients extérieurs en hôpital de jour. Les vrais « fous », ceux qu’on doit surveiller, il les côtoie rarement à vrai dire. Eux restent à huit clos dans un autre service mitoyen, et aucun n’aurait la liberté de prendre un bus comme lui pour s’évader quelques heures.
Pour un peu on lui trouverait presque la belle vie. Car il n’affecte en rien la même détresse existentielle présente chez la plupart de ses congénères. Louvoyeur ou provocateur selon les circonstances, aux antipodes en tout cas d’un regard prostré. Ce qui agace d’autant plus le personnel médical, qui préfère largement encadrer de la chair à anxiolytiques, aisément disciplinable. Plusieurs estiment qu’il n’a pas sa place ici. On ne les forme pas à gérer ce type de « population », c’est un travail pour éduc’ spé, une mission d’assistance sociale.
Du CMP vers la clinique psy, au moins Gino aura échappé à la rue et à la petite délinquance. Et quoiqu’en disent certains infirmiers, son parcours de vie lui justifie largement cet assistanat. Rien qu’à voir ses bras maintes fois scarifiés, du poignet jusqu’au coude, on imagine bien qu’il a traversé plus d’une crise d’angoisse, plus d’une rechute dépressive au cours des dernières années. Evidemment entre ce qu’il raconte à l’envi et la réalité vécue, se dresse sûrement une bonne marge d’auto-fiction. Néanmoins la rumeur insistante voudrait qu’il ait grandi de foyer en foyer jusqu’a sa vingtaine, avant que le destin ne s’acharne lorsque sa copine _ également une enfant de la DASS, tombée enceinte depuis trois mois, meure dans son sommeil d’une rupture d’anévrisme. Le matin au réveil il se penche pour lui adresser un baiser, mais trop tard, elle ne réagit plus… Et d’une enfance très mal embarquée, le voilà qui bascule vers une tragédie adulte.
Gino s’impatiente à présent. Il n’y a qu’un bus toutes les demi-heures environ, ensuite il faut compter vingt minutes jusqu’à la place du marché, en plein cœur du quartier populaire de la ville. Là, il a ses habitudes, ses fréquentations de rue, et ses petits arrangements financiers avec son dealer attitré, juste une ou deux ruelles plus loin. Seulement ça ne suffira pas à le calmer pour aujourd’hui, ni pour la semaine. Ainsi n’arrête-t-il pas de faire tournoyer son canif dans sa poche de baggy, balançant nerveusement les épaules comme un boxeur prêt à en découdre. L’intercité n°24 déboule enfin, et le conducteur lui jette un mauvais œil au passage tandis qu’il monte s’installer, directement sur la banquette du fond. Le feuilleton de ces dernières soixante-douze heures redéfile encore à son esprit pendant le trajet. L’admission de Wilhem lundi après-midi, leur premier échange au lendemain dans la salle de petit-déjeuner. C’est un garçon d’allure soignée, malgré l’air hagard et les traces de brûlures de cigarettes à sa main gauche. Lui est arrivé en hospitalisation volontaire, et bien que mis sous tutelle pendant deux jours _ protocole médical oblige, ensuite il pourra sortir quand bon lui semble, sauf incident majeur. Mais pour l’heure il a besoin d’être guidé, soutenu moralement par d’autres patients en capacité d’aligner plus de trois mots. Les autres, les « toc-toc » ou les lunatiques, ils ne sont pas du même cercle. Sauf pour leur taxer des cigarettes et quelques euros, Gino ne les « calcule » même pas. Tandis qu’avec ce Wilhem, le contexte est différent. C’est une cible d’un autre genre, ni un paumé, ni un exclu. Bien au contraire : lui vient du beau quartier, travaille dans une boutique de prêt-à-porter féminin, semble cultivé, avoir fait de bonnes études… Comme un portrait sociologique inversé, ce qui le rend d’autant plus intriguant sans doute.
La raison de sa présence tient à un burn-out psychologique, trop de pression à gérer, les nerfs qui lâchent peu à peu… Gino sent bien que le jeune homme ne va pas s’éterniser, il en a vu défiler tellement depuis son arrivée à l’EPSM. Alors il le met en confiance autant que possible, moins paradeur ou mythomane, plus sensible et empathique. A lui par exemple, il n’irait pas se vanter d’avoir mis les pneus à plat sur la bagnole d’un infirmier revêche, non. Plutôt le rassurer au contraire, assez maladroitement certes, mais avec tellement d’aplomb et de sympathie dans le regard, que les conversations à bâtons rompus se succèdent entre eux jusqu’au lendemain après-midi, dans une complicité intime évidente. Ici pourtant, il n’y a guère de place pour une idylle, amical ou sentimental. Les journées font à peine douze heures, puis c’est le couvre-feu : chacun dans sa chambre, ou en salle de télé jusque 21h30 pour les moins shootés de somnifères. Et si peu de choses à faire en journée, à part attendre l’heure des repas en fumant sur un banc, ou errer entre les différents pavillons.
La seule vraie distraction, c’est une visite extérieure. Gino n’en attend plus aucune à force, d’où l’échappatoire hebdomadaire vers la grande ville. Pour Wilhem par contre, la venue d’un proche est annoncée vers 17h ce mercredi. Nouvelle qui rend Gino très nerveux. Alors il s’isole et fume un premier pétard, puis boit quelques lampées de son J-B planqué peu discrètement en haut de l’armoire à vêtements. On fait rentrer ce qu’on veut dans cette passoire d’établissement de toute façon… Il finit par jouer aux espions malgré lui, venant observer à distance les retrouvailles entre Wilhem et son compagnon, averti de la situation entretemps. Posé sur un banc à l’entrée, le couple passe ainsi une bonne heure ensemble. Mais Gino ne supporte la scène qu’une dizaine de minutes, puis s’éclipse à nouveau dans sa chambre et se déchaine à coups de canif sur son propre matelas, comme ça lui arrive les jours de grande fureur. Sa frustration atteint son paroxysme en soirée, tandis qu’il squatte avec fracas une des salles de loisirs, laissant les quelques autres patients debout au sein de la pièce voisine, tétanisés. Et comme l’infirmer de garde met tellement de cœur à ne pas s’en mêler, prétextant qu’il se calmera tout seul, c’est le pavillon entier qui sombre en pleine crise d’angoisse collective… Un désormais fou furieux en possession d’une arme blanche menace de s’en prendre à celui qui vient de briser net son épanchement amoureux, sous l’effet d’un « transfert » aussi fulgurant que mal orienté.
Dès le lendemain Wilhem obtient son autorisation de sortie, après l’une des soirées les plus éprouvantes qu’il ait jamais connu. Par mesure de sécurité et d’accès aux « malades », les chambres ne sont jamais fermées à clef la nuit… Difficile de trouver sommeil dans ces conditions, même avec un somnifère.
Seul sur sa banquette arrière de bus, Gino se moque bien de l’effroi qu’il a pu engendrer la veille. Son flash-back n’attise que du dépit, empreint d’une rage extrême. Bientôt il descend à l’arrêt prévu, passe d’abord récupérer sa barrette au rendez-vous habituel, puis achète trois canettes de 8.6 à l’épicerie, et se pose alors un quart d’heure pour tirer un premier joint, descendre une première bière. Ensuite ça lui prend d’un coup : il décide de se faire raser le crâne à blanc au coiffeur d’à côté, sûrement un des moins chers de la ville. Avec ses yeux rougis de shit et d’alcool, son air de Nosferatu fraîchement scalpé, on le regarde maintenant avec plus de méfiance et de sévérité. Même s’il reste peu imposant physiquement, les gens marquent un écart à sa rencontre. Et tout du long des deux boulevards qu’il emprunte pour rejoindre le quartier huppé de la ville, Gino arbore une jouissance manifeste à choquer les passants qu’il croise. Toujours plus enhardi, le voilà qui se met en quête d’une cigarette ou d’une pièce, juste histoire d’invectiver la personne ensuite, et laisser davantage encore sa colère gronder. Instinctivement, il se dirige vers la rue qu’il identifie le plus à Wilhem, à son appartenance sociale, son mode de vie inaccessible. Dans ce secteur pavé où les boutiques chics s’étalent avec tant de clinquant et de suffisance, où il sait n’avoir aucune place, aucune chance même d’entrer chez un coiffeur ou d’acheter autre chose qu’un kebab. Non seulement il n’appartient pas au même monde, mais il ne devrait même plus être en ville à cet instant : l’heure de son bus de retour avant couvre-feu est largement dépassée. Il risque une nuit dehors et le ré-examen de son dossier à l’hôpital.
Son instinct de préservation lui fait soudainement défaut. Lui, tellement roublard et opportuniste au milieu des faibles, ici il a juste envie qu’une étincelle prenne flamme, de voir ce qu’il advient en « pétant un câble » sans la moindre blouse blanche autour… D’une terrasse de café à l’autre, il essuie donc refus après refus, tout en remontant la rue qui était dans son collimateur. Les gens le regardent bizarre, mais sans mépris ni provocation. L’étincelle tarde à partir décidément. Jusqu’à ces deux minets avec leurs beaux habits, leurs bas de pantalon remontés et leur tennis désinvoltes… Ce n’est pas tant que l’un d’entre eux lui rappelle Wilhem, mais il les a vus s’embrasser par un baiser furtif. Et maintenant qu’il leur demande « Hé, vous auriez pas une cigarette les minets ? », là il sent bien que l’étincelle va prendre cette fois. « Si, mais on les garde pour les autres minets, pas pour les pauv’ types comme toi… ».
Il leur jette une copieuse volée d’insultes, dont certaines homophobes dans ce pêle-mêle acrimonieux. Mais ce n’est pas tant cette détestation qui l’anime, d’autant plus absurde vu son récent béguin avorté. Non, il lui fallait juste un prétexte, et il l’a trouvé. Deux heures plus tard, après avoir fumé la moitié de sa dose et fini son reste de bière planqué derrière l’église proche, Gino retourne à la même adresse, s’approche de la même terrasse, puis avise deux autres jeunes attablés. Pas ceux de tout à l’heure, mais qu’importe, ça ne fait aucune différence à ses yeux, et il faudra bien que quelqu’un paye ce soir. Pour la DASS, les foyers, la mort de sa chérie et du bébé, pour 12 ans enfin d’hôpital psy…
Il ne leur demande rien cette fois, sort le couteau et se précipite vers eux. Deux coups au premier, puis un seul au second. Avec l’épaisseur des vêtements, le canif ne transperce la chair que sur une entaille superficielle. L’attaque en serait presque pathétique s’il n’y avait pas un si grand nombre de témoins autour, horrifiés par la scène. On maîtrise rapidement le « déséquilibré », selon la formule d’usage, lequel n’oppose d’ailleurs aucune résistance. Il sait qu’il vient de gagner un séjour prolongé en HP, et que sa lame bonne à crever des pneus, ne lui confère sûrement pas l’étoffe d’un meurtrier. Cette fois le retour ne se fera pas en bus, mais en fourgon de police puis ambulance, avec sangles de rigueur. Au moins il n’a plus à s’en faire pour son maintien en EPSM. Quant au monde de la rue, il n’est pas prêt de le revoir.
Mais arnaché à son brancard, et malgré la dose de calmant injecté, Gino sourit intérieurement : enfin il tient sa revanche sur le fait divers. Cette fois ce ne sera pas titré sur « une femme enceinte morte dans son sommeil à côté de son compagnon« . Non, il aura son propre article de gloire éphémère, juste pour une cigarette et un mot déplacé.
Pour une vie de travers.