Quatre membres, cinq sens, et l’être aimé.

Italian-Renaissance
(Suggestion pour une lecture en musique : Lubomyr MelnykBeyond romance)

Faut-il une vie entière à l’homme pour accepter enfin sa déchéance ? Admettre qu’il n’avait pas meilleur espoir d’y échapper trente ou cinquante ans plus tôt… Que ses prétendues erreurs n’ont en rien modifié sa trajectoire, ni courbée, ni accélérée. La chute tient dans l’acte même de naissance, invariable, inarrêtable. Seul notre déni d’une fin si proche nous rend l’évidence funeste. Car après tout, chuter n’est qu’une forme d’ascension inverse, et il y a mille heureuses manières de ricocher au sein du précipice. D’ailleurs comment supporter mieux qu’en retombant le poids de notre condition humaine ? A d’autres générations peut-être, la fin des vies de souffrances, des cancers et maladies chroniques, d’une mortalité immuable. A d’autres hommes encore, les chimères de hyper-puissance, d’un contrôle optimum de sa bio-mécanique. Pour les malencontreux natifs d’une ère pré-transhumaniste, il ne reste plus qu’à retrouver la joie du sacrifice. Célébrer en soi le bâtisseur de cathédrale, reconnaître le pyromane qui lui succède la nuit tombée. Être vie et mort, jusqu’au point d’harmonie. Toujours occupé à naître et mourir, jamais l’un sans l’autre.

C’est apparu au réveil, ce matin. Au bout de quelques pas, sorti du lit, je sens une faiblesse inédite à la jambe gauche, autour du genou plus précisément. Hier j’avais seulement une petite contracture, j’ignore comment les choses ont empiré si vite en une nuit. En tout cas ça ne passe pas, même après quelques étirements. J’accuse le coup, mais les contingences du lever font qu’on s’adapte vite à un léger handicap. Alors je m’efforce de garder une démarche naturelle, malgré l’envie de boiter comme si un plâtre m’enveloppait la cuisse. Puis vers 13h, une autre douleur se manifeste, cette fois à l’épaule droite. J’en avais deviné les prémisses en revenant des courses, avec un sac bien lesté tenu d’une seule main, tandis que je m’efforçais d’articuler ma jambe gauche sans foulée brusque. De l’omoplate jusqu’à l’avant-bras, les picotements s’enchaînent avec une intensité constante. Bien que toujours libre de mes mouvements, la gêne occasionnée reste sérieuse, surtout que c’est mon bras fort, le plus sollicité.

Confronté à une peine physique aliénante mais supportable, l’être humain possède le choix du fatalisme, du stoïcisme, de la sublimation, ou de la victimisation. Elle peut changer un contemplatif en hyper-nerveux, convertir un athée aux écritures saintes, ou conforter n’importe quel délire de persécution. A moins d’entretenir sa neutralité d’humeur à coup de pilules codéinées, l’adversité d’un désagrément corporel nous enjoint à l’introspection métaphysique. Pourquoi moi, pourquoi maintenant, pourquoi pas hier ou demain, pourquoi là et pas ailleurs… ? Et la liste des « comment faire ? » s’étire à mesure que grandit la prise de conscience.
Tandis que mon raisonnement traumatique se développe, j’essaie de garder mes nerfs à froid, tout en assurant quelques tâches du quotidien, avec prudence et abnégation. C’est en changeant de bras pour saisir un verre sur une étagère que le premier tremblement intervient alors. Mon pouce gauche se débat, comme mû par une impulsion électrique irrégulière. Je tends à nouveau la main au dessus ma tête, encore plus fébrile, désormais la paresthésie gagne aussi bien l’index et l’annulaire. Et même bras ballant le phénomène persiste, par petits soubresauts successifs, survenant depuis la phalange inférieure ou l’extrémité du doigt.

Passent alors quelques minutes d’angoisse pure, rehaussée d’un désarroi profond. Aucune douleur supplémentaire pourtant, mais c’est encore plus effrayant de voir ses doigts remuer tout seul. Précipitamment je manipule quelques objets, pour rassurer mes fonctions motrices, et vois que rien ne m’est empêché, rien ne m’est impossible : je ne suis même pas blessé, encore moins handicapé… C’est comme si tout aujourd’hui concordait à m’affaiblir sans m’abattre. J’imagine un violent retour de karma perpétré par un chaman vaudou, et de petites aiguilles plantées une à une, juste à la surface d’une poupée qu’on voudrait maintenir en souffrance, mais intacte, le plus longtemps possible.
Heureusement j’ai peu d’impératifs à honorer cet après-midi, et pour ainsi dire personne à voir. Je reste alors assis à écrire une heure, histoire de freiner le moindre élan élan psychotique. Rien de plus sain qu’aligner des mots dans le bon ordre pour se réconforter l’intellect, reconsolider sa raison. Puis j’essaie d’envisager ma soirée, où me rendre et dans quel but, qui croiser ou éviter de croiser. Le simple fait de me projeter quelques heures plus tard doit suffire à conjurer le sort, s’il en est un. Et pour alimenter encore ma résistance mentale, j’use de mes mantras habituels, martelés en pensée comme on invoque une providence céleste. « Tout n’est que perception : ignore le trouble, ignore tes nerfs… »

Puis j’abandonne l’écran de mon traitement de texte un court instant, afin de me resservir un café. Les mains resserrées autour du mug, je laisse alors mes yeux partir dans le vague, tout en me répétant ce même mantra. « Tout n’est que perc…« . Soudain quelque chose m’interpelle dans ma vision, mais je me rassoie au bureau sans bien réaliser tout de suite. Une fois le regard à nouveau posé vers l’écran, un quatrième symptôme se précise, ni nerveux ni musculaire celui-là, sensoriel à présent. Tout est devenu flou, je ne distingue plus le texte affiché. Il y a encore cinq minutes ma lecture était parfaitement normale ; plus aucune netteté à présent. Quelle substance a bien pu m’atterrir dans les yeux, par quel mouvement de paupières inédit me suis-je altéré la vision ?

Je m’y accoutume une fois de plus néanmoins. Loin de mon idée première d’appeler directement les urgences, désormais il s’agit de trouver la réponse en moi-même. Qu’est-ce qui peut déclencher autant de signaux alarmants à la suite ; un cerveau humain a-t-il ce pouvoir de somatisation, ou suis-je victime d’une syndrome neurologique foudroyant ?
Tant bien que mal j’enchaine mes travaux domestiques, avec mobilité et visibilité réduite. Prendre une poêle, y craquer deux œufs, disposer quelques miettes de jambon, manger avec le gosier serré en grimaçant à chaque contrecoup gastrique. Puis avaler un litre d’eau, comme afin de purger les traces d’un mauvais empoisonnement. Dans le miroir de la salle de bain, j’essaie de me convaincre d’une légère amélioration, le flou n’est peut-être que provisoire. Et d’ici quelques heures j’aurai recouvert une vue normale. L’espoir n’est qu’une manifestation de peur, j’en suis conscient. Souhaiter lorsqu’on ne peut plus croire, revient à co-signer sa propre impuissance. Mais cela repousse un temps la morsure du fatalisme.

Sortir, je n’ai plus que ça à faire. Il est pratiquement vingt heures, personne n’est au courant, personne ne m’a même contacté aujourd’hui. Je m’apprête avec la lenteur d’un vieillard en partance pour la journée : manteau, écharpe, mitaines… Au moins sur la main gauche, ça atténue la sensation de tremblement, et pose un voile symbolique sur le handicap ressenti. Comme ma blessure au genou va en empirant, j’aborde la première marche dans le couloir avec appréhension. Le réflexe de partir en trombe me sied d’habitude, cette fois j’esquisse un pas feutré. Mon boitillement reste encore minime toutefois, et quel qu’en soit la cause, il m’enjoint à garder une forme de modestie victimaire : je ne suis ni alité, ni cloué au sol. Quant aux membres supérieurs, malgré une allure de pantin désaxé, il s’agit seulement de répartir au mieux chaque mouvement ; motricité fine avec la main droite, et appui de force sur le bras gauche pour ménager l’autre épaule, toujours endolorie. Enfin dehors, je mesure cependant l’ampleur du bouleversement sensitif. Rien qu’au premier coin de rue, le vent me détaille avec plus de vigueur, pointant un manque flagrant de résistance et d’équilibre. Quant aux premières silhouettes croisées, elles me passent comme un fantôme, et je nous sens tous plus anonymes que jamais, par une soirée hivernale ô combien terne, figée. Au fond ma perte de contraste oculaire n’a que peu d’incidence, y voir clair serait un luxe inutile dans cette demi-pénombre.

Un autre symptôme attire en revanche mon attention, après 500 mètres parcouru : mes tympans, je sens qu’ils se bouchent peu à peu. Sans douleur ni cause atmosphérique soudaine, mais comme si on les emplissait de coton. Deux voitures m’arrivent en face à moins de trente mètres, et je les entends beaucoup plus éloignées. Le phénomène perdure ensuite, tout est comme amorti dans ma perception sonore. Je dois me méfier de mes propres sens, le quartier gare a beau être calme ce soir, de ma faculté à compenser l’incompréhensible dépend aussi mon intégrité physique.

Surtout la ville me paraît plus dominante que jamais dans ce brouillage sensoriel. Maintenant j’en suis convaincu : c’est elle le marionnettiste, l’empoisonneur, ou l’hypnotiseur, s’il peut encore s’agir d’une hallucination. Elle, qui déroule ces hectomètres de pavé mal ajusté, pour mieux entortiller les jambes du citadin. Tant de marches nocturnes sur une chaussée poisseuse, trop souvent détrempée. Et le talon qui heurte la pierre, d’abord avec frénésie, celle d’un pionnier candide mais résolu. Bientôt la frénésie tourne à l’empressement pathologique, d’un homme conscient du moindre écueil potentiel _ car la nuit en foisonne ; pour virer finalement à l’instinct de survie sociale, pur et simple. On n’imagine pas le nombre de « sans grade » prêts à s’éreinter le squelette jusqu’au premier bar de prédilection, à se pétrir d’arthrose pour regagner un bref moment d’humanité. Tout plutôt que rester seul chez soi, même à l’abri des façades ouvrières oppressantes, à l’abri des heurts anthropologiques quotidiens, sur ces fins trottoirs où le manque d’espace vital attise la pression du fort sur le faible, dans ces quartiers à la population trop dense pour en émanciper l’individu. Le gris cerné au visage, des cervicales lassées de porter une si mauvaise mine, l’échine courbée sous le poids des grandes métropoles. Comme des millions d’autres avant eux, natifs ou pionniers. Certains préservés de mal vieillir de par leur rang citadin, d’autres condamnés à subir un physique déjà trop abîmé pour freiner leur résignation mentale. Leur aveu d’échec à n’avoir su partir avant d’en perdre le courage.
Sa main invisible n’épargne personne. Vous pouvez toujours regretter la caresse des premiers jours, la cité continue de façonner les corps et leur dégénérescences, les esprits et leurs névroses. Jusqu’aux prochains, jusqu’à la génération suivante. Comme le quartier latin façonne son élite, le quartier bohème ses désœuvrés, le quartier chaud ses délinquants, et les rues de la soif leur « viande » à zinc.

Ainsi opère ce Frankenstein de brique rousse, à malaxer, concasser, écarteler membres et tissus corporels sur de pathétiques cobayes, trop anxieux de devenir quelqu’un au plus vite. A brûler des cornées, perforer des tympans, creuser la calvitie des hommes, dessécher l’épiderme féminin. Devenir quelque chose, voilà un objectif raisonnable. Bien plus immédiat surtout. Il suffit de plier à son exigence déterministe. Inutile de lui cracher au pavé, d’aller couvrir d’urine ses murs, nuit après nuit, dans l’attente que tombe un coup de baguette scénaristique, mauvais sort ou bénédiction. Il n’y a pas d’élu, aucun poste vacant à pourvoir. Peu importe qui jouera les nouveaux cadors, campera le pestiféré, l’écrivain dandy, ou le pilier de comptoir endormi contre sa bière… Au mieux vous devenez une de ses créatures, au pire vous disparaissez, ou existez à peine. Et ce n’est pas un énième écorché vif qui émouvra une terre à peine ébranlée par les bombardements du 20ème siècle.

Alors ai-je atteint le seuil du verdict à mon tour ? Prêt à confondre ma destinée urbaine avec celle de centaines d’autres, n’ayant pas plus démérité que moi sans doute dans leur quête de survivance. Il n’y a pas d’élu, soit. Mais je visais l’exception, non la nomination. Rien qu’une parcelle d’identité propre, de liberté d’être et agir sans avoir ses sales pattes toujours posées sur moi, m’intimant à la débauche ou au salariat contraint, à la médiocrité par défaut ou bien à l’ambition clinquante. Dieu vomit les tièdes, le centre-ville les balaie. Athlète ou clochard, coke-redbull ou pétard-leffe, il faut choisir son camp, sinon migrer en périphérie. Et aux excentriques le malheur de ne jamais tomber au bon endroit, la bonne saison, ne n’avoir tort ou mauvais goût avec personne, et même pas raison tout seul. Que leur anticonformisme les emporte.

En l’occurrence j’ai choisi d’éviter un bar trop en vue, celui-là situé dans un quartier plutôt résidentiel, auquel ma mémoire rattache peu de souvenirs. Quand étais-je venu pour la dernière fois d’ailleurs ? Je m’y revois nettement plus valide en tout cas. Mais la moindre comparaison mémorielle sera en ma défaveur physiquement ; à l’exception d’une bonne grippe, quelques sévères gueules de bois, j’ai toujours été en meilleure forme que présentement. Un sentiment bientôt renforcé à l’apparition d’une nouvelle contracture, au deuxième genou cette fois, sur la partie antérieure. A force de compenser la faiblesse du premier sans doute… Il me reste à remonter la rue du Temple jusqu’au troquet à l’angle, et je ne tiendrai pas cent mètres de plus. Quelque chose doit se produire, un signe, une rémission, ou une diversion humaine simplement. Quelque chose doit m’arriver.

La façon d’entrer dans un bar n’est jamais anodine : on s’observe déambuler à travers le regard extérieur, on sait instantanément de quoi on a l’air, même si les gens autour se contrefichent le plus souvent de vous en réalité. Franchir cette porte mal huilée trahit mon déséquilibre, prendre place au comptoir attise ma gaucherie, porter ce verre à mes lèvres accentue ma fébrilité gestuelle, comme elle caractérise l’alcoolique repenti que je ne suis aucunement.
A la fin du deuxième whisky, malgré un discernement d’autant moins fiable, je me rends pourtant à l’évidence : personne n’a rien remarqué autour. Même parmi les vagues connaissances identifiées. On note juste un type seul et austère. On pointe ma mélancolie sûrement, mais il est des signes plus distinctifs par ici. Personne ne respire à travers ce corps, ne perçoit à travers mes sens ; traîner une jambe de bois ou un chien d’aveugle serait autrement plus explicite. Et même si une bonne âme venait entamer le dialogue, ce ne serait qu’un répit, un de plus. Il est trop tard pour espérer le déclic salvateur, au fond je me sentirais presque insulté des dieux s’il suffisait d’une pilule miracle, ou de lever un mauvais sort. S’il suffisait d’une belle image figée à la fin du film, pour qu’on ne voit jamais les héros tomber en décrépitude, se disputer la garde de leurs enfants tout aussi mortels et putrescibles qu’eux… Ma perception du moment n’est pas moins « véritable » que celle du week-end dernier, où je finissais la soirée en dansant accroupi sur un bout de comptoir ; juste parce que c’était libérateur, que personne n’y voyait d’objection… Pas moins réelle que mon état dans une semaine, totalement rassurant peut-être, à me demander comment j’avais pu déclencher autant de mal-être en une journée… Tout est vrai, tout est réel, c’est même à cela qu’on distingue l’étoffe du vivant. D’autres préfèrent sans doute se projeter dans du Shakespeare ou dans Matrix, c’est une vision recevable ; moi j’imagine plutôt un jeu de dupes où l’homme garderait encore prise _ charnelle et sensorielle, sur son propre destin. Un plantage de décor qui le déresponsabilise moins. Tout est vrai, tout est réel… Et tout dépend ce qu’on en fait justement.

Ce whisky n’apporte rien. J’en ai déjà trop pris, ou pas encore assez. Un thé n’empêchera pas mon raisonnement d’aboutir à son terme, ni les mots de s’entrechoquer sur ma feuille de zinc. C’est même le premier pas vers l’acceptation d’un nouveau retour solitaire, sans détour aux urgences, sans coup de fil alarmiste, sans pulsion morbide… Surtout sans espoir. Il n’y a plus d’espoir, plus de rêve, plus de souhait. Pas plus de solution qu’il n’y avait de problème. Ni paradis, ni terre promise. Ni lendemain meilleur. Il faut se complaire dans un hier sinistre pour vouloir un lendemain meilleur. Il faut avoir été mal pour aller mieux. Avoir chuté pour s’en relever. Et le cycle pervers n’en finit plus de rebondir… La dépression n’est qu’un ressors binaire sans fin. Plus d’espoir, plus de rêve, que du réel. Mais tant mieux au fond. Car j’aime la réalité, pour ce qu’elle laisse d’entreprise à l’homme sans lui promettre davantage que la somme de ses contradictions, que le fruit de sa propre folie jubilatoire. Marionnette, si tu ne peux rien faire pour le moment dans lequel tu vis, n’espère pas en être capable demain ou après-demain… Il faut réussir à exister en chaque journée, même la plus défavorable. Cesser de viser le jour parfait, mais le vivre simplement. Aussi réel que la pire des douleurs, aussi exaltant qu’éphémère.

Cette nuit je n’ai pu sauver que ma raison. Mais je continuerai à lutter pour atteindre l’évidence, auquel d’autres substituent l’idée du bonheur : quatre membres, cinq sens, et l’être aimé… Et que l’esprit coule de source. Il n’y a pas d’autre idéal qui tienne, qui ait perduré si longtemps. Il n’y a peut-être rien à comprendre au-delà d’ailleurs. C’est une tristesse ou un soulagement. A chacun de choisir.

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