Downtown, vu à travers un sachet de thé.

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(suggestion de bande-son pour une lecture en musique : Beak – Spinning top)

Et puis une nuit j’ai arrêté de boire. Je ne m’en souviens pas comme d’une prise de décision ferme, il a fallu deux ou trois semaines de sobriété avant qu’elle tourne à cette résolution : plus une goutte d’alcool. Même pas un verre ou deux occasionnellement, autant stopper pour de bon et voir comment la vie subsiste, se transforme. Dès lors on commence à compter les jours, semaines, puis les mois qui nous séparent du dernier verre de muscadet ingéré, un « coup » offert et accepté presque à contre-cœur, la dernière faiblesse du futur condamné aux softs et boissons chaudes.

Evidemment pour tous ceux dont la privation d’alcool revêt une question de survie, ma sobriété a quelque chose de déloyal. Aucun médecin ne l’a prescrite, aucune injonction divine ne l’ordonne, c’est une expérience délibérée : observer la nuit à travers un sachet de thé délavé, quand pour la plupart elle se teinte de houblon. Et rester pourtant jusqu’à la fermeture, soir après soir. Au fond je n’ai pas modifié grand-chose à mon comportement, ni à mes habitudes. Mais la ville paraît bien différente à celui qui refuse de s’y abandonner. Rapidement j’en suis venu à me dire que c’était « ça » précisément qui me la rendait encore supportable, que sans un minimum d’alcool j’aurais fui la vie citadine depuis des lustres. Pourquoi le premier réflexe en arrivant sobre dans une soirée en bar déjà bien entamée, est de se précipiter pour commander une bière forte ou un whisky-coke ? Se mettre à niveau alcoolémique réduit d’autant mieux l’impression d’intégrer une meute de psychotiques… La vie nocturne est bien trop anxiogène pour s’y risquer à jeun.

Mais entamer un record de sobriété en restant chez soi à lever des haltères, ça manque de panache. Il faut oser se soumettre à la tentation, pour mieux y résister. Les ex-fumeurs le savent bien, d’ailleurs ce sont souvent les mêmes qui veulent arrêter de boire. Après donc une série de veillées sous théine, mes premières conclusions tombent, implacables. Non seulement les gens paraissent encore plus borderline, mais du coup c’est vous qu’ils trouvent bizarre. Enfin bizarre, cela reste une considération charitable. Asocial, rabat-joie, casse-ambiance, voilà plutôt l’image renvoyée. Comme je préfère les cafés littéraires aux pubs de motards, on m’épargne au moins la remise en question de ma propre virilité. Quoique, un biker réclamant un lait-fraise, ça m’a toujours paru le comble de la forte personnalité… Et les bars franchement culturels servent très peu de softs en général, l’absence de shooters vodka-tabasco n’a jamais empêché l’intello ultra-sensible de picoler.

L’autre soupçon récurrent concerne votre état de santé. Boire une tisane après minuit autre part que chez soi, cache forcément une maladie. Sauf si vous êtes la petite amie de quelqu’un, dans ce cas c’est mieux toléré paraît-il, ce qui doit faire sourire au département statistiques du ministère de la santé, vu la courbe locale de l’alcoolisme féminin… De toute façon, le moindre contenant à liquide servi en bar est un phallus brandi au regard extérieur, peu importe le genre de qui le tient ; sans un verre à la main, vous êtes aussi dépouillé qu’une pompe sans fût. Privilégier la tasse vous rend au mieux excentrique, au plus souvent hautain et surfait.

Considérons maintenant l’incidence d’une longue sobriété sur le maintien des relations sociales en plein centre-ville. C’est simple, vous n’en avez pratiquement plus aucune. Difficile d’inviter des amis à « boire un coup », sachant que vous n’y tremperez pas vos lèvres, ils pourraient même se vexer d’ailleurs. Aussi, il vaut mieux s’épargner la vision de ses proches enivrés, avec leur conversation qui dérape, leur syntaxe au repos, et toutes ces histoires mal digérées qu’ils vous ressassent, tandis que vous essayez encore de parler sociétal et géopolitique sous l’emprise d’un troisième expresso. Autant faire le mort quelques semaines, et sans renoncer à sortir, au moins contourner les lieux où vous avez toute chance de croiser un ruineur de bonnes résolutions _ ami de comptoir ou inconnu de passage.

Et puis il faut bien l’admettre, faire vœu de sobriété doublé du célibat, cela vous condamne à une « petite mort » très incertaine. A moins de fréquenter un site de rencontres « thé et moi » pour alcooliques repentis, difficile d’échapper à une misère sexuelle dont vous vanterez moins la longévité que celle de votre abstinence alcoolique. Oh bien sûr, cela n’empêche pas de flirter autant que possible : un mug fumant d’eau chaude posé sur le zinc attire même la curiosité féminine parfois… Mais cela tient pour dix minutes de conversation pas plus, ensuite il faut céder au rite d’une alcoolisation commune, même modérée, en gage d’implication réciproque. Laisser boire une femme seule en tête à tête, c’est un coup à se faire une réputation de pervers dans tout le quartier.

Ainsi deux mois ont passé, puis trois, puis quatre… Ensuite il n’est même plus question d’un défi personnel ; si j’ai réussi à tenir quelques mois, je peux bien tenir une année. Seulement ça devient aussi absurde que d’avaler trois pintes chaque soir par simple routine. On est autant esclave de sa sobriété que d’un penchant alcoolique. Toute expérience a une fin, et bientôt je l’ai sentie proche. Là encore, aucune décision franche, comme de convier la presse et les caméras pour assister à votre rechute en direct… Non, ça s’est fait par inadvertance et lassitude, en un soir très printanier où un verre de punch m’aura été proposé amicalement. Au lieu de décliner par réflexe, j’ai entrevu la faille dans mon propre système de défense : comme aucun alcool ne me faisait alors envie _ ni vin, ni bière, ni spiritueux, ce n’était pas si difficile de s’en priver. Mais le punch voyons, peut-on vraiment parler d’alcool avec une pareille teneur en fruits… ? Alors j’ai dit oui, l’ai descendu en dix minutes, et m’en suis resservi deux autres après. Techniquement, je n’ai commandé aucun verre d’alcool, et je peux toujours plaider la bonne foi : « mais si, ma mauvaise conscience, je t’assure que j’ai vu flotter des bouts de mangues à l’intérieur ! »

Le retour à une ivresse légère n’aura duré que deux heures. Le temps d’en mesurer l’effet à vitesse réelle sur ma perception, ma conversation, ma gestuelle… Aucun doute, j’ai déjà l’impression d’avoir retrouvé plus d’humour et d’esprit qu’en une centaine de soirées théière. Les gens me trouvent plus ouvert et sympathique, je les trouve moins flippants ou pathétiques. Deux filles chuchotent entre elles à côté, et me lancent des œillades intéressées. Bref, je retrouve une pleine compatibilité éthylique. D’ailleurs il est encore tôt dans la soirée, je décide pourtant d’aller prendre l’air et de faire un tour pour dégriser, avec grand renfort d’eau pour accélérer le processus. Vingt minutes plus tard je retourne au même zinc, où l’ambiance m’est déjà insupportable : tout est si prévisible et ennuyeux un samedi soir de débauche en mai-juin. Dire qu’une heure avant je pogotais comme un idiot en chantant les Smiths à tue-tête… Downtown à travers une bassine de punch, c’est tout de même plus exaltant.

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