
S’il faut sentir un cœur battre sous la poitrine d’une cité, je sais dans quelle rue l’entendre au mieux. J’ai juste à frayer mon chemin de traverse par le contour de la cathédrale, puis dans les petites rues qui acheminent vers la grande artère, celle dont j’entends maintenant s’épaissir la pulsation, plus envahissante que jamais. Par un week-end de festivités comme celui-ci, la population intra-muros double ou triple, sur un parcours citadin pourtant réduit et ultra-sécurisé. Je m’attends à une vision orgiaco-dantesque, et m’y prépare sans bien savoir si je viens chercher l’écœurement ou la perdition. Il y aura là quelques centaines de personnes agglutinées autour d’une grosse vingtaine de bars sur moins de 200 mètres. L’ambiance sera criarde, putassière, toujours au bord de l’échauffourrée. La foule, aussi informe que très alcoolisée, mais encore plutôt consciente de son propre abrutissement à cette heure. Je vais d’abord la considérer avec défiance et vigilance, puis peut-être avec fascination, avant de céder à mon tour à l’avilissement. Certains diront que j’ai encore l’air très sérieux, je n’y verrai pas plus clair pour autant. Seulement par un angle détourné.
Mais ce soir je ne pourrai m’en tenir à une simple routine de dévergondage contraint, quand la meilleure option sanitaire pour supporter « l’enfer » des autres reste d’y succomber soi-même. Cette fois je sais que je viens tromper l’enfer en ma propre boite crânienne, et je bénis la ville d’être aussi noctambulo-compatible ce soir. Tant que ce fichu cœur m’offrira l’asile, au moins je serai protégé du calme, du silence surtout. Aujourd’hui ça m’était presque insupportable de rester à l’appartement pour travailler, je n’arrivais pas à tromper l’ennemi, il revenait sans cesse dans mon champ perceptif. Et je n’allais pas me mettre à boire ou prendre un calmant dès le réveil. Je m’en étais mieux sorti hier certes, les éléments de distraction avaient mieux coïncidé sans doute. Le plus funeste avec ce trouble, c’est qu’il est indolore, invisible, incommuniquable, souvent même imperceptible. Jusqu’à la prise de conscience dans un moment d’accalmie, toute garde baissée. La première fois ça remonte à presque trois ans ; j’ai d’abord cru à une forme d’illusion mentale passagère, qu’il me fallait méconsidérer, noyer dans le quotidien. Puis au lendemain le phénomène subsiste, et encore le sur-lendemain. Alors l’évidence devient obsession, entraînant elle-même un sentiment d’aliénation. Je me souviens avoir pensé que ce ne serait pas tenable, m’être demandé combien de temps il pouvait bien me rester avant de devenir fou ou suicidaire. Finalement ni l’un, ni l’autre. Mais aliéné à cette ville, oui. Tant d’années j’ai voulu m’en extraire, voilà qu’elle me protège à présent.
J’y suis presque. La cuve de résonance bouillonne de plus près, tous les cinq pas environ je me sens franchir un palier sonore. A trente mètres d’aboutir, le niveau de décibels n’avait jamais paru aussi effarant. J’entends un mélange de clameurs hystériques et de soundsystems en pleine guerre d’influence ; j’entends mon salut par le chaos. Mais je me fige pratiquement à mi-parcours de cette petite ruelle perpendiculaire au grand axe festif. La sensation d’hyperacousie vient d’augmenter soudainement dans mon oreille gauche, et je réalise alors ma propre inconscience. Fuir un son par un millier d’autres, fuir le bruit par l’assourdissement, comment y voir autre chose qu’une thérapie du désespoir ? Ne vais-je pas juste aggraver le symptôme en m’exposant ainsi ? De toute façon je n’ai pas d’autre échappatoire. Le silence est invivable, et n’importe quel bruit urbain ordinaire _ comme le moteur d’une voiture, peut rentrer en écho avec la nouvelle fréquence qui parasite depuis peu mon champ auditif. Un drone bien trop aigu pour se laisser recouvrir d’effervescence citadine, mais pas assez haut dans le spectre pour en devenir indistinguible. C’est comme un effet larsen à saturation aléatoire, une sorte de scintillement sournois avec lequel je dois confronter mes nerfs au quotidien.
Tant pis. Je vais quand même essayer, au moins une heure. D’abord autant se réfugier dans un de mes repères habituels, il y a bien plus de boucan à l’extérieur de toute façon. Voilà, je commence à mieux m’habituer déjà. J’arrive à me me poser au comptoir à distance raisonnable de l’enceinte la plus proche, et j’oriente la tête au meilleur angle souhaité pour éviter la collusion entre mon acouphène et la musique du bar. Ce peut être une cymbale agressive, ou un riff de guitare bien psychédélique, ou n’importe quel bourdon sonore dans la même gamme de fréquence. Bien sûr, je note qu’après deux verres mon ouïe est déjà beaucoup moins en alerte. Et puis il y a toutes ces interactions humaines, si factices ou anecdotiques soient-elles, qui me renvoient à une normalité réconfortante. Personne ne sait, et personne ne peut l’entendre à ma place de toute façon. J’ai déjà acquis une bonne endurance flegmatique à force, oui, le malaise doit rester bien confiné.
D’ailleurs je ne suis pas le seul. Lui là, ce sont peut-être carrément des voix qu’il entend au creux de l’oreille, et dont il se délivre uniquement au pub en soirée. Elle à côté, les yeux dans le vague ; il lui faut peut-être deux white russians minimum, avant de pouvoir occulter sa vision récurrente d’un père juste défunt. Voilà qui ferait plutôt sens au fond : la réalité ne serait jamais qu’une projection collective, émanant de cerveaux psychotiques en quête d’une représentation extérieure libératrice. Il n’y a qu’à travers un solide déni commun qu’on peut rassembler autant d’aliénés en si petit espace, autour de cinq pompes à bière.
Finalement je vaque ensuite d’un quartier à l’autre, presque libéré. Sans m’en rendre bien compte, j’effectue une sorte de parcours mémoriel entre plusieurs de mes bars favoris, rendus moins accessibles qu’en temps normal pourtant : certaines rues sont bloquées, déviées, ou juste impropres à une marche rapide telle que je la privilégie pour éviter toute cohue festive. Puis mon tour de la ville me ramène au point de départ, en son cœur à nouveau, tout de sang chaud irrigué, soumis au massage continuel des masses depuis le début de la soirée. Le boucan ne me gêne plus vraiment. Je ne frise pas l’ébriété, mais elle me frôle un peu quand même. Plusieurs conversations s’imposent à moi avec une séduisante fluidité, sans accrocs notoires. Le commun des mortels reste à peu près supportable et culturellement proche par ici, même après 4 ou 5 pintes de pils. Et je me laisse alors gagner par cette pensée crève-cœur si familière, à me dire que je serais même plutôt bien là, plutôt serein, si ce n’était pas juste un sursis avant le retour à ma pleine perception. Le handicapé retrouve son handicap, tout comme un cœur brisé retrouve ses miettes en rentrant, un travailleur matinal sa pré-culpabilité du lendemain, et un migrant son lit de cartons au bord du trottoir.
La fermeture du bar interrompt mon débat interne sur le concept philosophique même du réel. Puis je déambule encore, sans véritable quête du retour, un gobelet à la main, une dernière bière offerte que je ne boirai pas. Mais à cette heure elle me fait passer relativement inaperçu parmi d’autres semblables errants. Tiens, me dis-je, ils ont complétement bloqué le boulevard ouest menant vers la grand-place. Sur une longue portion de 300 mètres on peut ainsi vadrouiller en goguette au beau milieu de la chaussée. Je ne sais pas bien où je vais d’ailleurs, mais déjà contournons les cars de police et toutes ces rambardes de sécurité. Plus loin je sens une respiration, comme un appel d’air nocturne, avec une décrue accélérée du taux de présence humaine au mètre carré. Je peux encore virer à droite et me rapprocher à cinq minutes de chez moi, seulement c’est encore trop précipité. Je dois marcher, impérativement marcher. Jamais je ne vais aussi loin en remontant cet axe d’habitude, je n’avais pas réalisé à quel point la périphérie est proche : une ceinture d’autoroute, quelques ponts et tunnels, puis un long quartier résidentiel. Quitter la ville me paraît si aisé soudain.
Je suis maintenant le parcours cyclable, complètement seul. Et décide alors de m’arrêter un court instant. Pour écouter la nuit. Ma respiration cesse, je balaie à présent mon propre spectre auditif, calmement, de gauche à droite, puis inversement. Mis à part l’écho du traffic routier, nulle autre perturbation sonore. Je ne sais plus bien ce que je veux ou dois entendre, ou crois devoir percevoir, mais j’ai encore l’esprit assez clair pour ne pas confondre un drone lointain avec cet acouphène aigu trop distinct du reste. Pendant quelques secondes oui, j’aurais pu croire le phénomène disparu. Du moins j’aurais pu essayer de m’en convaincre pour le restant de cette équipée nocturne. Comme un répit supplémentaire. Une autre respiration bloquée : non, le son est bien là. Toujours la même sirène aigüe côté gauche. Ni plus ou moins forte qu’en début de soirée, le vacarme ambiant n’aura eu aucune incidence. Je ne fais que retrouver le fil de ma propre fuite en avant, juste quelques kilomètres plus loin. Seul le bruit de mes pas, seul mon propre mouvement dans l’air, savent encore me préserver d’un trouble aussi existentiel. L’hyper-conscience d’être en vie. Et à quel point sa continuité relève d’une implacable aliénation. Comme un gamin trop anxieux qui aurait peur d’oublier de respirer en s’endormant, et mesure l’engrenage de survivance qui va le régir toute sa vie. Comme d’être condamné sous un mauvais sort gréco-divin à entendre le battement sempiternel de son propre cœur sur-amplifié. N’entendre que ça tout le temps, un battement plus ou moins rapide, impossible à suspendre pour quelques heures. La vie telle un écho d’horloge permanent, si obsédant que tout mortel en serait conduit à la folie, sinon au suicide.
J’avance sans détresse pourtant. C’est une marche résignée peut-être, mais assez grisante néanmoins, tant que la fatigue ne m’oblige à regarder en arrière. Et puis l’air est suffisamment doux pour un abord du petit matin, je ne sens pas le froid, du moins pas encore. Je me dis que j’ai toujours cherché ça, à m’échapper une nuit, marcher le plus loin possible sans la moindre orientation. Inutile d’interroger mon déterminisme au prochain croisement d’ailleurs, le chemin est tellement rectiligne pour l’instant. Je ne dérive pas non, je m’éloigne en toute droiture, par une pente légèrement ascendante.
Après une heure et demie de trajet, ce boulevard a déjà sûrement changé trois fois de nom à force. Il s’est élargi pour englober une piste de tramway, une double-voie express, et toujours un couloir cyclable. Mais mon trottoir s’est aminci entretemps, je suis presque sur la chaussée. Or certaines voitures remontent à plus de 120 km/h depuis le centre-ville, par une luminosité des plus réduite. Curieux, ce retour d’attachement instinctif à la vie et à mon intégrité physique. Un début de lassitude me gagne, je le sens. Et ce regain de vigilance m’enjoint plutôt à faire demi-tour désormais.
Bientôt j’arrive à un nouveau croisement, toujours dans le prolongement de cet axe interminable. Si je dois battre en retraite, autant que ce soit par l’autre versant, j’aurais moins l’air de revenir sur mes pas. Sauf qu’il y a bien trente mètres jusqu’au trottoir opposé, et le passage piéton a une allure de chimère pour voyageur hagard. De fait, je me retrouve à enjamber le rail même du tramway… Quelques réminiscences cinématographiques me traversent brièvement l’esprit, pour me rappeler qu’il ne faut surtout pas toucher les deux extrémités jambes écartées. Enfin je crois, je n’en ai jamais été très sûr. Mais plus loin il y a ce type, tout aussi vagabond, qui a observé ma chevauchée intrépide depuis l’autre rive piétonne, que je rejoins à présent. Je sens bien qu’il va me demander quelque chose, et la moindre interférence sociale me décourage à l’avance, tant je m’étais perdu dans mes propres pensées depuis une heure. Le voilà à deux mètres, guère imposant, portant un long sweat à capuche et un maigre sac à dos hors d’âge. J’attends sa requête, elle arrive :
_ ‘Faut pas traverser comme ça par ici, mec, c’est dangereux…
(un silence) T’aurais une cigarette à dépanner ?
_ Non désolé.
_ Tu fais demi-tour, on dirait ?
_ Oui, en quelque sorte.
_ Après c’est pour les voitures, c’est mort…
_ On ne peut pas sortir non, je sais.
_ Mais personne peut sortir de la ville, mec !
C’est comme un marécage tu sais, et on a tous les pieds dedans…
(il me jette un regard halluciné, comme pour mieux théâtraliser sa formule)
Pour bouger, faut une bagnole, un taf, faut du fric… Faut qu’elle te donne son permis de sortie, tu comprends ? Personne peut sortir de la ville… Tu t’es trompé de chemin mec !
Il s’éloigne sur ces derniers mots, et je ne sais plus si j’ai entendu « vie » ou « ville ». Mais peu importe, je ne quitterai ni l’une ou l’autre cette nuit. Le chemin du retour a fini d’user mes dernières forces. Je vais m’écrouler de sommeil sans la moindre énième pensée alarmiste portée sur ma condition humaine _ et surtout auditive pour l’heure. J’escompte un rêve d’immortalité assez horrible entre deux rendormissements, et un léger mal de crâne possible au réveil. Mais j’ai passé une plutôt bonne soirée après tout, et le meilleur n’est jamais exclu pour demain ou son sur-lendemain. L’essentiel avec l’aliénation, c’est de redevenir consentant.