À mi-chemin (tendre encore au sublime)

 

La couleur est trop vive, le jaune un peu criard.
Je la repeins dans mon esprit, en argentique ou noir et blanc,
Photo que je ne saurais prendre, instantané d’intemporel ;
À temps donné tout se révèle.

Un cran plus bas, je vois s’égayer la terrasse,
Animée du beau temps, de sa jeunesse active ;
Un cran plus haut j’avise une femme à son balcon,
Âgée, le regard triste, et qui perçoit le nouveau monde.

Oh, je dois le saisir, autant que j’en suis pétrifié,
Ce patent d’iconographie qui se réclame à son Doisneau,
Se cherche un cueilleur en images
Et non l’appui des mots.

La prise de vue est impossible,
Ou de l’immeuble en face, du toit peut-être.
J’ai cet élan irrépressible, en dévorant le cru spectacle
D’une vieille au bord des larmes, un peu trop penchée sur son vide.
Encore à demeure assez proche pour être en son époque exclue,
Mais déjà bien trop loin pour éluder, beaux souvenirs, années perdues.

Et j’attends qu’un Doisneau plus intrépide,
Ou juste un rien moins scrupuleux,
Capte sa beauté pathétique,
Sa dignité, voile à tous bleus.

Mais de la savoir invisible,
Au fond rend cette apparition, d’ici, d’autant plus magnétique.
On pourrait croire une illusion.
Il ne tient qu’au deuxième étage d’un bar assez tranquille,
Où je deviens ce regardeur à sa fenêtre ;
Il ne tient qu’au détachement social,
Celui qu’on peut encore choisir, sans disparaître ;
Il ne tient qu’à son visage éploré de surplomb,
Jamais ne tient seul au hasard à contrario,
Quand si frappante éclot, l’allégorie.
De celles actant le résumé d’une vie :

Entre agora promise à ciel ouvert
Et ce balcon de servitude,
Je prends l’étage intermédiaire,
Assoit mon règne en solitude.

Mais le regard s’élève et fuit l’abîme :
Je veux à mi-chemin, tendre encore au sublime.

Le tour de cette ville.

« J’ai fait le tour de cette ville », de ces gens, de tous mes nerfs,
Et pourtant reste quelque fil obstinément qui m’y réfère.
On ne s’étonne à ma figure, en d’autres temps parue si vierge.
Il n’est plus fissure en l’armure, où l’insouciance émerge.

Aussitôt la sentence ébruite un écho familier :
Quand périt l’accointance, à l’endroit qui nous tient relié.
Cent fois, n’ai-je entendu, cet air aux quatre vents,
« Jamais plus, jurais-tu, déjà le coup d’avant ».

Combien j’ai pris de cet hiver en trop, donné fatal ?
On en fraye de moins pires, ainsi prévaut l’élan vital.
Un nouveau cycle advient _ d’emploi, d’appartement,
Se raffermit le lien, s’ensuit l’attardement.

L’un se voyait partir, « exit » avant la fin d’année.
L’autre avoue s’en sortir, et n’en vit pas moins condamné.
Brève est souvent l’idylle ; au fond l’accoutumance urbaine
Où que l’on prenne exil, y tient à dépendance humaine.

« J’ai fait le tour de cette ville », ainsi j’entends sonner de pair
Un autre discours intranquille, et ne veux tendre à m’y complaire.
À cet égal en dissidence, un doux rappel est bénéfique ;
En ses mots frappe une évidence : il réitère à l’identique.

Et me voilà saisi d’un vœu soudain contraire,
Intuition m’est qu’ici demeure encore à faire.
En moi n’ai-je eu pourtant, cent fois, comme un serment,
Le présage éclatant qu’arrivait l’achèvement ?

« J’ai fait le tour de cette ville », de mes chances, on tire au clair ;
Et je m’accroche indéfectible, en due conscience, au dernier verre.
Il n’est de piège ou bon augure à suivre où son esprit converge.
On est sortant que d’être sûr enfin qu’ailleurs émerge.

Un petit pas pour l’homme, un grand bond vers l’altérité.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Miles Davis – All blues)

La distance parcourue ne fait pas le nomade, c’est son élan vers au-delà qui lui confère l’étoffe de voyageur. Et l’élan parfois, se réduit à la largeur d’une table d’un café. Deux êtres se font face, se fuient et se cherchent pourtant du regard ; deux êtres à l’incarnation multiple, dont j’ai vu défiler tant de variantes à force. Au point que seules les plus récentes me reviennent, condamnant bien d’autres, plus romanesques ou poignantes, à l’oubli. Il me faudrait une mémoire holographique de comptoir ; même épongé dix fois par jour, désinfecté au forceps après le service, le souteneur de coudes reste un pilier de souvenirs aussi fidèle que muet, hélas.

La dernière confrontation sentimentale à laquelle j’avais assisté de près, remontait à la semaine précédente. Un rencard aux allures de simple verre entre étudiants, tout juste sortis des cours. Je les imaginais inscrits aux beaux-arts, ou en architecture ; sans doute faisaient-ils du droit en réalité, cherchant seulement à fuir leurs congénères de promo pendant l’happy hour. Le plus juvénile des deux portait un bonnet ultra-fin, trop bien découpé pour se soucier du moindre courant d’air ; l’autre, à peine moins fluet, arborait d’étranges lunettes, tout aussi « tendance », bien qu’elle fissent surtout fureur en milieu expert-comptable au siècle dernier, me disais-je. Le reste m’avait peu marqué à vrai dire, et pendant un quart d’heure je ne leur prêtai guère d’attention, tant leur dialogue me semblait infantile, entre chamailleries et potins du jour… Au détour d’une plaisanterie salace pourtant, l’un des deux roméos enchaîna soudainement avec le plus grand sérieux en parlant conquête spatiale. Il insistait, démonstration à l’appui, sur ce propre de l’homme à viser au-delà, même dans l’inatteignable. Son vis-à-vis plaidait au contraire pour une acceptation de l’isolement terrestre dans l’infinité du cosmos. Il faudrait donc s’en faire une raison : nous n’irons jamais bien loin, même à coups de sondes chercheuses ; non seulement le rêve coûte cher, mais il ne fait que générer une plus grande frustration à ne pouvoir traverser les années-lumières, comme l’avion a pu franchir les océans.

Le premier discoureur reprît alors la main avec un argument redoutable, au point de me faire dresser l’oreille, jusque là peu réceptive à leurs gamineries. « Imagine quand l’homme pourra faire un vol Paris-Sidney en une demi-heure, il ne sera plus du tout nomade, il faudra bien qu’il se tourne vers l’espace… ». Et je comprenais son raisonnement, alors que ce débat factice m’aurait plutôt donné à pencher vers l’autre bord. S’il y a bien un enseignement que j’avais tiré de mes années X-files _ neuf saisons tout de même, c’est combien cette fameuse vérité « ailleurs », cette quête du petit homme vert, n’est jamais qu’une parabole de notre propre voyage intérieur. Qu’on se cherche soi-même ou qu’on brûle pour autrui, il s’agit d’abord de percevoir l’humanité. En rendant l’horizon du paranormal plus humain qu’extraordinaire, la série encourageait davantage à trouver sa Scully, son Mulder, son père, son origine, voire le fruit de ses ovaires, qu’à lorgner vers l’infini étoilé.

Mais ce jeune « minet » avait raison : le nomadisme, ou ce besoin ancestral de tendre vers autre chose, reste un des propres de l’homme. Sydney à une demi-heure, c’est la mondialisation perpétuée à l’extrême, la fin de l’exode terrestre. Le village planétaire s’est déjà tellement rétréci, au moins dans son quartier occidental : partout les mêmes enseignes vous attendent, de New-York à Rome, avec les mêmes citadins pressés, ultra-avisés… L’uniformisation des capitales vient réduire la marge d’exotisme à une simple nuance de pollution ambiante. Alors, ceux qui pourront s’offrir le billet du voyage spatial, seront du même rang que les premiers passagers du Concorde, ou les premiers businessmen empruntant l’Orient-Express… Les middle-class eux, devront se contenter d’un week-end low cost à l’autre bout du globe. Et les pauvres bien sûr, ne voyageront toujours pas. Quant aux miséreux, ils continueront de repeindre le Radeau de la Méduse pour gagner un meilleur rivage ; et cette terre d’asile présumée, toisera leur taux de mortalité par noyade ou anémies diverses avec la plus diplomatique indifférence. Ce seront pourtant les derniers vrais nomades, au titre d’exilés certes, à défaut d’avoir jamais pu devenir pionniers.

Mes élucubrations futuristes m’avaient cependant détourné de l’essentiel. Deux jeunes terriens immobiles, saisis à la retombée d’une futile divergence, laissant au non-dit l’honneur de conclure cette joute verbale. Il leur manquait toujours l’envol, mais ils connaissaient déjà le cap. Et de leur exode sentimental dépendait l’acceptation de leur propre nature sexuée. Rien de si déviant pour un lieu habitué à dépasser son hétéro-norme. Le regard extérieur pesait moins que leur propre résistance intime.

L’un murmura une courte phrase à l’autre, dont je ne pouvais distinguer les termes, mais d’une intonation limpide de sens. Ce ton de l’imprudence, ce signal d’un franchissement du Rubicon… Fini la prise d’élan, il faut bien se lancer un jour, sans navette, ni Concorde. Rien qu’un bout des lèvres hésitant, aromatisé à la Jupiler. Cinquante centimètres à parcourir, et voilà, ils avaient marché sur la Lune. Baiser atteint. Houston, nous n’avons aucun problème.

L’élite, l’homme du peuple, Baudelaire, et une femme… (sont sur un bateau)

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(Unknown credit / suggestion pour une lecture en musique : Beak – Wulfstan II)

Il est des voix sentencieuses et bien trop sûres d’elles qu’on préfère n’entendre qu’à la table d’à côté… Ou s’il leur faut vraiment une tribune, à la rigueur perchée dans un amphi universitaire. Ce doit être la mienne parfois : on est toujours l’élitiste de quelqu’un sans doute, nul n’échappe à la règle. Mais ce soir au contraire, je me sens le plouc, le sous-diplômé de service, l’exclu des hautes sphères. En seulement dix petites minutes, ce type m’a assommé comme une armée d’enseignants psycho-rigides durant un plein trimestre. Ses deux compagnons de bar, visiblement trop inhibés intellectuellement pour oser l’interrompre ou le contredire, lui prêtent une oreille si obéissante que j’en viens même à soupçonner une emprise sectaire. Il faut dire qu’avec une verve pareille, à moins de lui couper le temps de parole au sablier, autant espérer qu’il poursuive enfin son monologue devant l’urinoir.

La fatigue d’un rhume persistant ajoute à mon humeur agacée. Bizarrement, je commence à m’imaginer alors dans la peau d’un actif quadragénaire lambda, affligé d’un job alimentaire peu gratifiant, venant tromper son célibat dans un bar à jeunes citadins plutôt branchés, hors de son troquet celtique habituel. Comme une envie soudaine d’aller voir ailleurs, « where there’s music and there’s people, who are young and alive », dirait Morrissey. Ça lui ferait un peu plus loin pour retourner à la voiture ensuite, et rentrer chez lui après ses quelques bières du soir, en petite banlieue résidentielle. Mais au moins il changerait de rue et de quartier.
Le voilà donc avec sa pinte de bavik, s’asseyant prudemment à l’étage, seul dans un coin. Et juste à côté de lui, retentit l’insolente musique du jeune esprit savant. Tellement propret, avec son carré bouclé de petit-bourgeois romantique, sa diction irréprochable, aux intonations ténor comme naturellement amplifiées… Il se crispe rien qu’à l’entendre étaler toutes ses références, multiplier les postulats philosophiques, et proclamer ses dix commandements culturels avec une inconvenante facilité, sans jamais une nuance de « peut-être »… Sans le moindre trait d’humour notable, comble de prétention.

Du point de vue d’un autre citadin culturellement éveillé, je ne peux lui nier une certaine éloquence. Bien sûr il y a du fumeux dans ce qu’il affirme, mais sauf à viser un discours de prix Nobel, ça reste tout à fait pardonnable. Maintenant, du point de vue de cet « homme du peuple » fictif qui s’insinue en moi, j’ai juste envie soudain de lui claquer sa grande bouche, pleine de suffisance, contre la chope à peine entamée qui lui sert de bavoir à faconde… Ça ne me ressemble guère pourtant , cette envie de violence gratuite. Mais après tout, quand on aborde un personnage de composition, il faut savoir déformer un peu l’enveloppe.

Alors oui, disons que je ne sais pas qui est Cioran, par exemple. Que j’ignore tout du pianiste Glenn Gould…. Et à quel point il était rejeté lui aussi par le « système », par l’élite musicale… Et ce Don Quichotte là, ouais ça me dit quelque chose, les moulins et tout ça ; mais ce que tu leur racontes à tes petits copains, trop sages pour te rabattre le claquet, ça ne me parle pas. Tu vois, j’en ai juste marre qu’on me fasse sentir de près ou de loin, que je suis trop bas de plafond pour saisir de quoi il retourne. Que c’est une faute d’inculture, et non une faute à des gens comme toi ou tes parents, qui ne savent pas m’attirer vers leur modèle de société, leurs goûts et couleurs ; qui ne savent pas m’injecter leur putain d’exaltation savante, comme mon premier shot d’héroïne à 18 ans quand je faisais les trois-huit au tri postal… Mais tu sais quoi, ça ne m’empêchait pas de lire « Les Fleurs du mal » aux toilettes, ou pendant ma pause clope, dès que j’avais cinq minutes. Juste parce que ma copine de l’époque m’avait offert ce bouquin. Elle bouquinait pas mal, et voilà, moi tu vois, je voulais lui prouver que j’étais curieux, que je la méprisais pas sa « culture »… C’était plutôt elle qui me méprisait, je crois.

Alors tu comprends, ce qui me donne envie de te secouer un peu, c’est de t’entendre glorifier tous les « plus grands artistes », qui se fichaient bien de ce qu’attendait l’autre : le public, la maison de disques, les critiques, ou la cour du roi… Et en même temps, je t’écoute déballer ton plan de carrière de petit privilégié issu d’une d’élite super-éduquée, celle qui a déjà tout compris, tout lu, tout vu, tout écouté, à même pas 25 ans d’âge… Tes grandes questions existentielles, c’est de savoir si tu vas poursuivre ton DEA en Suisse ou en Angleterre, si tu vas faire ton prochain ciné-concert sur du Chaplin ou du Bunuel, et quand tu pourras t’occuper de sortir ton projet de bouquin pompeux que personne ne lira de toute façon. Mais tu seras tellement fier de ne pas te préoccuper de l’autre, de ce qu’il peut bien en penser, surtout un arriéré comme moi. Tu seras tellement fier, que tu pourras encore faire le coq avec tes copains pendant un paquet d’années avant qu’on vienne dégonfler ta baudruche d’arrogance, monsieur Péremptoire. Ouais, j’ai peut-être pas écouté les sonates de Bach, mais je connais deux, trois mots quand même… Et devine quoi, cet aprem dans la bagnole du boulot, je suis même tombé sur France Culture en zappant au hasard, et justement c’était une émission sur Baudelaire… Et ce mec en fait, il m’avait touché à l’époque. J’avais lu et relu presque tous ses poèmes dans le recueil, surtout après qu’on ait rompu avec Camille, je me souviens… C’était devenu comme une sorte de fétiche pour moi. Et bien le gars en réalité, c’était un fils de bourgeois qui dilapidait l’héritage de son père du haut de ses 20 ans, à trop faire le beau, l’original, à trop parader en société… Et plus tard à force de mal fricoter, il s’est même choppé la syphilis, comme quoi les bactéries s’en foutent bien de ta classe sociale…
Alors sur le coup, en entendant ça, j’ai pensé : ok, on n’était pas du même monde, mais le type a été cherché au-delà, il a pris des risques, il était mal vu à son époque… Je l’imagine mal posé comme un petit bobo du vieux quartier en train de s’écouter parler pendant une heure, et finir par sortir son putain d’ I-phone juste pour montrer la photo de sa première copine, histoire de prouver qu’elle était mieux gaulée avant… Toi au final, tu es juste un couillon de plus qui attend qu’on l’expédie en traversée au bout du monde, comme Baudelaire à l’époque, pour lui remettre les idées en place… Et là ouais, je crois que tu commencerais à penser aux autres. Alors vas-y : crée, pense, écris, joue, dessine, mais pas juste pour ta petite personne, et ta petite caste. Sinon tu sais quoi ? Le navire de Baudelaire, bientôt ce ne sera plus qu’un radeau de la méduse pour les gens comme toi…

Ma bulle de songe éclate enfin, une silhouette féminine pointant par-dessus ma table. Oui, je me rappelle, on s’était croisés dans un autre bar il y a quelques semaines… C’est gentil de venir à moi, j’étais bien loin de faire le moindre pas vers l’humanité. Comme tout s’éclaire brusquement ; juste parce qu’une jeune femme a la curiosité de savoir ce qu’un vagabond d’âge mûr peut bien écrire, coincé à côté des toilettes, tandis qu’elle réprime une envie pressante d’y aller. Ainsi le désir d’altérité reprend ses droits. Et les microcosmes, on les emmerde autant qu’un poète du 19ème sur une barricade… Je ne crois ni en l’homme du peuple, ni en cette future intelligentsia. Je crois en elles. Mais au dernier pointage, ça reste encore une opinion minoritaire. Et même deux siècles après, la « passante » de Baudelaire continue à nous fuir, comme pour mieux échapper à ce monde d’hommes. Rien n’a tellement changé.

Un soir, quand ressurgiront les muses.

 

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(suggestion pour une lecture en musique : Brian EnoCanon in D major)

J’ai eu un bref pressentiment, comme un flash subliminal au moment de franchir la porte. Trop tard pour faire demi-tour, ce serait d’autant plus voyant que le café est totalement vide, hormis la barmaid, et cette autre silhouette familière au comptoir. Alors je m’assois, ni trop près, ni trop loin. Un détournement du regard, furtif, me confirme son identité. Me rappelle sa nature surtout. La femme-muse. De celles qui engendrèrent un flirt, une idylle, ou une romance inaboutie… Du simple béguin au parfait traumatisme sentimental. Même brièvement croisée, la femme-muse arpente son piédestal avec d’autant moins de pudeur qu’elle n’a pas choisi sa couronne. Un homme lui a tressé autrefois, d’un fil que lui seul peut entrevoir.

Vraiment, je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Souvent j’arrive à dompter mon émoi par la stratégie du nombre : plus l’endroit est fréquenté, mieux j’esquive l’objet du trouble. Alors sans même le savoir, d’autres connaissances féminines font diversion, puis la soirée passe tant bien que mal. Mais cette fois, je suis pris à découvert. Déjà les quatre coins du bar se tapissent de souvenirs, et la vitrine extérieure me renvoie l’image d’un damné fantomatique. Le fond musical n’arrange rien, « Comme un légo » de Bashung. Un slow existentiel de neuf minutes sans cavalière, ça paraît long comme un siècle d’errance à ne jamais atteindre la terre promise.

Elle a raccourci ses cheveux, les a légèrement teints aussi, je crois. Ainsi manigancent nos égéries, qui tentent de briser leur condition par une fantaisie capillaire, ou la présence inopportune d’un nouveau boyfriend. Elle doit sûrement attendre quelqu’un d’ailleurs. Pas d’autre raison à l’arrivée d’une jeune dame au comptoir, sans antécédents d’alcoolisme solitaire. Mais « Bleu pétrole » continue à défiler, et aucun autre homme ne se présente. Je fais alors mine d’aller aux toilettes ; il me faut une courte pause, le temps de me ressaisir, de trouver la bonne parade comportementale. A mon retour dans la salle, j’aperçois d’emblée une nouvelle cliente, assise à l’autre extrémité du zinc. Une simple fraction de seconde me préserve de l’identifier, que j’intériorise comme un enquêteur promis à une découverte macabre, s’apprêtant à enfoncer la porte. On nourrit toujours l’espoir de faire mentir son intuition, et puis l’image fatale arrive au cerveau : encore un autre fantôme, oui. Encore une figure du passé. Au charme bien plus effrayant que la vue d’un cadavre, hélas.

Devant pareil acharnement du sort, l’homme apprend vite à choisir son camp : statisticien ou mystique. Or les chances de croiser plus d’une ex-galante dans le même bar, le même soir, sont assez élevées finalement. Dieu ne maudit pas toujours les romantiques, il les renvoie juste à un cours de probabilité citadine. Je n’avais pourtant jamais assisté à un tel rapprochement : deux époques différentes associées au même idéal féminin, deux cicatrices bordées de pointillés. Deux nuances de brunes aussi… La plus claire prend ombrage de l’autre, mais sa chevelure sauvage l’emporte en majesté. Quelle importance d’ailleurs, je fondrai sur un regard comme toujours. Et pour l’heure, il m’importe de n’en croiser surtout aucun.

Bientôt mon verre approche la dernière gorgée, néanmoins l’envie de savoir reste plus forte qu’une triste dérobade. Je me redirige alors vers le comptoir, sans saluer, puis commande un nouveau blanc à la serveuse. Laquelle ne cherche aucunement à jauger mon humeur, mais sa perception du malaise est évidente. Elle doit espérer autant que moi l’entrée d’un groupe d’étudiants en pleine tribulation festive, histoire d’emplir et détendre l’atmosphère…
Posé à ma table refuge, je vois pourtant la mauvaise coïncidence redoubler, et se transformer en malédiction pure. Car une troisième cliente apparaît ensuite, que même un gallon de muscadet ne suffirait à me rendre méconnaissable. Avec ses miroirs de l’âme, qui vous dévisagent grands ouverts, ce mélange d’émerveillement teinté d’inquiétude et de candeur mal-dissimulée. Cette blancheur intrigante aussi, à laquelle une minceur longiligne vient servir d’écrin. Mais surtout ce « rien », béant, autour d’une histoire finalement avortée. La mémoire d’une vraie liaison amoureuse devrait éclipser le souvenir d’une simple romance, présume-t-on. A tort. Car si les « peut-être » vous marquent d’un fer encore tiède, le vécu a au moins la courtoisie d’apposer son empreinte, vous épargnant ainsi une douleur fantôme inatteignable, incurable.

Soudain, je me sens curieusement plus fasciné que persécuté. A deux spectres féminins en vue, l’ambiance est un calvaire ; avec trois, me voilà embarqué dans un conte surréaliste, faisant retomber toute défense rationnelle. Alors autant fendre l’armure et saisir l’étrange, quand il se livre si manifestement. Il me revient d’ailleurs un écho du céleste « Pyramid song » de Radiohead, dont le personnage dérive sur une embarcation filant vers l’au-delà, remplie d’amantes « passées et futures »… Mon propre radeau des muses flotte à même le comptoir, et aucun Dieu égyptien ne semble en tirer les ficelles. Au fond je ne crains pas le retour de karma, non, j’ai plutôt peur d’un revers de l’absurde. De ne pas occuper le centre du tableau, justement. Or je deviens cet unique figurant masculin relégué en arrière-plan, lui qu’on distingue à peine. Ma peinture aura séché trop lentement, la chaleur ambiante m’a rendu flou.

Et la fresque se remplit, davantage encore. Une à une apparaissent d’autres femmes-muses, identifiables au premier coup d’oeil, jamais vraiment oubliées. Elle, toute en blondeur enjôleuse, tempérée d’un verbe piquant, avec sa manière subtile de me conduire la barque jusqu’au tourbillon, malgré mon canotage désespéré. Elle, jeunette ensorceleuse, tellement experte en désinvolture, qu’elle vous fait guetter le moindre affect comme une preuve ultime d’humanité. Elle, aussi ; grisée le temps d’une danse, conquise au verre suivant, mais à condition d’envahir sur un coup d’état. Aucune chance d’établir un siège romantique, il faut vouloir planter ses crocs de velours sans attendre _ la victime exige une preuve ; il faut se croire vampire, pour mieux s’ignorer en Dom Juan.
Trop tard ou trop tôt, peu importe ensuite : à quoi bon interroger le sablier d’une époque, dans l’espoir qu’il nous délivre quelque bon tuyau pour la prochaine fois… Et combien d’élans freinés par excès de scrupules, par refus du moindre machisme, finalement perçu comme un désintérêt passionnel ? Bien sûr, parmi toutes celles qui défilent sous mes yeux, plusieurs m’auraient banni de Rome, si j’avais osé franchir ce Rubicon infime, préservant l’amour courtois d’une bouche trop aventureuse. Plus d’une fois je me suis épargné le couperet. Ou le silence et la gêne pour seule réponse. Un homme doit savoir renoncer à quelques batailles, s’il veut rester maître de choisir son combat.

Enfin la porte se fige. Il n’en manque plus aucune je crois, toutes mes muses se sont portées au rendez-vous. Quant à moi, j’étais juste un imprévu de passage. D’ailleurs nulle ne me regarde, ni ne cherche à m’éviter. Certaines bavardent juste en face, mais je n’entends pas un mot, plus un son même. J’avise les solitaires, restées au bar, les fumeuses, qui vont et viennent entre l’arrière-salle et l’extérieur. Espion, j’assiste à des confrontations improbables ; de celles qui émailleraient une veillée funéraire à la mémoire d’un gourou infidèle, qu’on avait longtemps cru monogame… Pourtant, que de diamétrales féminines opposées, dont je présumais être le seul chainon indirect jusque là. Comme on se donne toujours trop d’importance, à s’imaginer projetant une ombre telle qu’elle empêcherait tout dialogue et amitié autour. Ne jamais viser le centre du tableau, on voit bien mieux les choses depuis la marge.

Et la soirée s’étire inlassablement, toute temporalité suspendue. Mes comparses enchainent les verres, aucune n’a l’air pressée de partir. Le mien ne semble jamais pouvoir se vider : chaque minute je l’attrape, presque mécaniquement, puis en avale une courte gorgée, mais résolument le niveau stagne, entre grand vide ou trop plein, toujours à mi-distance. Alors je finis par comprendre que cette emprise du sort n’est qu’un fruit de ma propre passivité. Et que cette torpeur doit cesser au plus vite. Je saisis donc un bout de papier coincé dans ma poche de veste _ laissé au cas où, puis commence à griffonner quelques termes. Sans jonctions apparentes, juste une série de mots-clefs, flottant sur un espace vierge, dans l’attente nerveuse d’être reliés. Mais rien ne vient qui fasse sens, et mon verre ne s’assèche toujours pas. Et les muses papillonnent autour pendant ce temps, s’alanguissent en toute légèreté, ou s’abandonnent à quelques danses frivoles… Vraiment l’épreuve devient insoutenable. Je devine qu’il me faut tourner la page, essayer autre chose. A nouveau mon regard se fixe pour mieux les détailler. Successivement cette fois. Et je réalise combien chaque visage porte encore une histoire, une véritable flamme d’existence. Chaque figure surtout, m’apparaît tellement plus vivante que la mienne. Même celles dont je me souviens avoir déploré la perte.

Au verso, mon crayon s’ordonne enfin, et la liste donc peut commencer. Soigneusement j’écris leur prénom, l’un derrière l’autre. Qui parfois tarde à me revenir, mais la série peu à peu se complète, et passé quelques minutes encore à me relire, je note qu’elle ne souffre plus d’aucune omission. Alors, ligne par ligne, muse après muse, j’actionne de ma main le barré consciencieux d’un passé aliénant. Et je les vois toutes disparaître sous mes yeux, à mesure que le trait s’abat. Je les sens m’échapper pour de bon, comme je leur échappe en retour. Ainsi chacun retrouve sa liberté, d’être, de devenir, ou d’avoir été. Ainsi meurent les restants d’espoir, mais survivent tous les possibles.
Il ne me reste plus qu’à régler maintenant, avant de partir à mon tour. Au comptoir, la serveuse ne trahit aucune expression particulière venant conforter mes visions à postériori. Tout paraît absolument normal soudain, presque routinier. Nul n’irait soupçonner qu’une telle forfaiture a eu lieu, en cette nuit où j’ai tué tant de muses, d’un seul tracé définitif. Mais le crime bien sûr, demeure imparfait. On ne pourra jamais supprimer un fantôme, ou éradiquer une ombre. Encore moins une cicatrice. Et un océan de ratures ne rendra jamais une page blanche ; il se contente de faire émerger l’espace restant. Là où écrire la suite.

Maintenir une proxémie décente après 22h.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Neu! – « Fur Immer »)

On ne s’assoit jamais en toute liberté, même dans un bar à moitié-vide. Arrivé en pleine heure creuse, me voilà pourtant cerné au bout d’une demi-heure, pris entre une aile droite anglophone et une aile gauche Chimay-phile. La voix très maniérée d’une blonde australienne, opposée au souffle bruyant d’un solitaire plutôt agité. Ainsi le lieu résonne de toute sa diversité humaine ; vieux taiseux peu avenant versus jeune étudiante guillerette, alors qui vais-je « croquer » d’abord ? Pour l’heure, je préfère encore goûter la musique de fond : un album de Broadcast, quelle bonne surprise. « Come on let’s go ».
Justement, l’Australienne et son french rendez-vous du soir cherchent à reconnaître l’artiste. J’hésite à leur souffler la réponse, ce qui traduirait une certaine indiscrétion de ma part. Mais je manque une énième occasion de brûler la politesse à une fameuse application smartphone d’identification musicale. Laquelle serait fichue d’indiquer « Portishead – Glory box » au moindre bug, tandis qu’un vrai mélomane confond uniquement The velvet underground et Lou Reed en fin de blind-test…

Broadcast ou non d’ailleurs, ma rive gauche se fait de plus en plus intrusive ; et le choix du sujet s’impose à moi, littérairement, physiquement aussi. J’avais déjà noté sa première entrave aux normes anthropologiques, voyant le type s’asseoir sur la même banquette, bien que les autres tables restaient libres. Mais pourquoi pas, chacun son emplacement favori. Sauf qu’il va se rapprocher peu à peu, jusqu’à laisser deux mètres libres à sa gauche et seulement quarante centimètres en direction de ma cuisse…

Impossible d’échapper à son remue-ménage nerveux, me voilà sous emprise directe. Je perçois le moindre craquement, infligé au bois vieilli qui nous soutient tous les deux. Et ses nombreux « tocs » défilent avec d’autant plus de bizarrerie que s’additionnent les bouteilles de Chimay : étirements intempestifs, main droite mimant un arpège de piano effréné, pli et dépli compulsif des quelques journaux à disposition. Pour ajouter au malaise, il y a ce miroir en tranche, pile en face, dont je sais bien qu’il permet d’observer discrètement son voisin, à défaut d’oser l’aborder. On m’y cherche du regard, de manière insistante.

L’ambiance devient franchement malsaine, car je sens qu’il glisse également un oeil vers mon laptop, et m’oblige à détourner l’écran, par souci d’intimité. J’évite de le dévisager bien sûr, même en coin, pour ne risquer aucun début de conversation. Mais rien qu’à entendre cette petite voix feutrée apostrophant le serveur, mon soupçon ne fait qu’augmenter. Oui, j’ai déjà croisé ce dirty old man, et il ne s’appelle pas Hank Bukowski hélas. D’ailleurs, la confirmation m’est donnée dix minutes plus tard, lorsqu’il finit par m’adresser la parole :

« Et tu arrives à te concentrer pour écrire ? »

Oh oui, je te connais. Et une fois encore tu fais fausse route. A suivre ce que tes yeux en-chimayés désirent, derrière ces lunettes crasses, embuées d’une moiteur coupable. Tu te trompes de cible, mais au fond ça t’est même égal, je suppose. Il y a d’autres lieux pour ça, où trouver la jeune chair consentante promise à ton porte-feuille garni. Tout ce que tu cherches, c’est un petit goût d’insolite. Une pointe d’illusion, ou d’auto-érotisation graveleuse, sans le grand imperméable beige qui sied d’habitude au cliché.

Le plus pitoyable est que tu ne m’as sans doute même pas reconnu. Tout juste te rappelles-tu avoir musardé ici, peut-être, et vibré d’espoir le temps d’une fin de service, un samedi au comptoir… Je m’y étais posé sans but précis, au terme d’un assez riche parcours de soirée. Une autre connaissance avait suivi le même itinéraire, et l’on se recroisait pour la troisième fois en quelques heures. Cela nous avait amusé, alors nous avions repris un verre de circonstance, tout en bavardant musique indie-pop. Mais ton dévolu m’avait désigné d’office. D’abord à distance raisonnable, puis à la faveur d’un tabouret libre, juste à ma droite. Peut-être nous avais-tu payé un verre, je ne me souviens plus. Peu importe, si je devais sourciller devant chaque étranger m’ayant offert un coup après minuit, j’aurais au moins trois bombes lacrymo et deux tasers dans ma sacoche à force…

Dire que je n’avais rien vu venir serait exagéré. Seulement une fois pris dans l’engrenage, il devient difficile de jouer les grands garçons farouches. Et puis j’avais mon autre voisin d’infortune à ne pas délaisser, autant par courtoisie que pour la diversion opportune dont sa présence me gratifiait. Mais parler New Order et Factory records, ça ne te branchait guère. Ton truc c’était plutôt Barbara ou Mozart, si je me rappelle bien. Enfin, c’était surtout les « mignons » en veste légère comme moi, encore assez frais à tes yeux de sénior… Les goûts, les couleurs, les apparences ; ça ne se discute pas nécessairement, non. Tant que tu ne poses ta main sur ma cuisse, en m’invitant à prolonger la discussion ailleurs, dans ton duplex.

Evidemment, je n’allais pas t’envoyer une gifle _ quelle idée saugrenue. Faire la femme, c’est drôle un quart d’heure, mais pas au-delà d’un certain mimétisme. Un « non merci, au revoir, vous vous méprenez monsieur », voilà qui suffisait largement. Je ne me sentais ni choqué, ni dévirilisé. Seule ma proxémie de confort en avait pris outrage. Il restait juste à finir mon verre tranquillement, avec le même camarade de comptoir, qui m’avoua d’ailleurs n’avoir absolument rien pressenti. Pourtant, j’aurais juré que ça devait lui être arrivé plus souvent qu’à moi. Décidément, les apparences…

Au moins pour ce soir, tu t’en vas sans geste ni proposition déplacée. Usé par ton propre manège d’intimidation sans doute. Ou par l’assèchement chronique d’un fond de verre écru, comme tout pochetron résigné à rentrer. Et je préfère largement ce scénario, comparé au précédent. Car si jamais il devait y avoir un troisième acte, sache que tu risques un bon coup de laptop dans les côtes, et une Chimay renversée sur le pantalon, pour mieux refroidir tes ardeurs… En toute amabilité, bien sûr.

Dessine-moi une absence…

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(V. Lefebvre – 2015 / suggestion pour une lecture en musique : Terry Riley & Friends – « In C »)

Dimanche soir, 22h30. Un dessinateur se pose sur la banquette d’en face, ouvre son carnet de croquis, et suscite instantanément la curiosité d’une poignée de clients assis autour. Bien qu’empêché de travailler, il consent poliment à décrire son approche par quelques mots. Mais j’évite de l’écouter, l’exercice lui enlève déjà trop de mystère. Je me demande juste quel modèle va-t-il choisir, car je doute qu’il vienne rafraîchir son imaginaire en scrutant le marc de houblon. Pas dans un troquet aussi bohème.

Devant lui, son champ visuel offre seulement deux options : moi, l’écrivant énigmatique, et cette vieille dame figée, juste à ma gauche. On la croise souvent ici ; elle rentre puis ressort aussi vite, une fois son café commandé, ne salue personne, et « personne » le lui rend bien d’ailleurs. Ce soir pourtant, elle semble vouloir s’attarder. La voilà presque immobile depuis 45 minutes, hormis une pause cigarette entretemps. Son immense parapluie vert complète le tableau, tel un cinquième pied à sa table. Il doit bien lui arriver au ventre à vue de nez.

La simple image d’une femme si pittoresquement burinée de vieillesse et d’addictions, en fait déjà le portrait idéal. Passez-la en noir et blanc, elle devient Doisneau. L’expression, l’authenticité, l’absence brutale du moindre objet de distraction _ livre ou portable, tout concorde à merveille. Si j’étais toi pourtant, jeune crayonneur, je viserais un autre sujet, moins évident. « Moi de préférence », dirait Oscar Wilde s’il avait goûté au 21ème siècle, dans toute son hégémonie narcissique. Mais « boucle-la Oscar ! » lui répondrais-je. Pour l’envie d’être flatté, il existe déjà le selfie instagram, ou l’indulgence féminine après trois mojitos. Non merci, je préfère céder mon aura picturo-génique à un modèle insoupçonné, une figure si effacée qu’un scribouilleur de mots ne saurait la saisir. Autrement dit, bonhomme : surprends-moi.

The portrait not taken. Voilà ton objectif : composer un équivalent graphique au poème « The road not taken » écrit par Robert Frost. Brosse ce choix qui ne s’imposait pas _ d’un chemin ou d’un visage, mais risque de tourmenter une vie entière. Plutôt qu’une présence donc, dessine l’absence.
Ainsi ton geste prend vie. La magie opère peu à peu, à grands coups de griffes carbonés. Je commence à distinguer la forme, et comprends mieux où tu voulais en venir. On croirait presque un plan de coupe, une sorte de planche anatomique, tirée d’un livre des sciences naturelles. Ne le prends pas mal surtout, le résultat est bien plus esthétique, de ce que j’entraperçois. Tellement surréaliste également. Certains cherchent à scanner l’âme humaine, toi tu retraces la vue même du scanner, par un trait noueux, ramifié à un niveau de précision remarquable.

Le mouvement est d’autant plus singulier qu’il s’exécute au mépris du chaos ambiant, perpétré par une bande de joueurs d’échecs en deux tables distinctes, franchement trop exubérants pour être crédibles _ comme s’ils jouaient à la pétanque sur un échiquier… Au son des leitmotivs scandés par les deux plus vifs pratiquants, nos regards interloqués se croisent enfin d’un sourire complice. Nous voguons dans la même galère, en quête de concentration, amusés néanmoins. Nouveau clin d’oeil sidéré ensuite, lorsqu’un des joueurs atteint d’hystérie compulsive, nous gratifie d’un rire orgasmique sur-aigu, que je ne souhaite à aucun partenaire sexuel non-malentendant… Sauf à hurler soi-même plus fort bien sûr.

Allez, oublie ces quelques digressions. Ne te détourne pas. Laisse-les s’agiter, et reviens au canson. Tu n’es qu’à mi-chemin, c’est ce moment délicat où ton élan fait soudainement défaut, où tes petites douleurs prennent racine : aux cervicales, au dos, au poignet sûrement. Je te vois grimacer d’ailleurs, ce qui me rassure un peu à vrai dire. Je ne suis donc pas seul en ce café à attendre que l’inspiration vienne lui masser le cou et les épaules… Alors évite ce goût d’inachevé dont tu devras souper le lendemain. Ensuite il te faudra procrastiner des jours, semaines, ou mois, avant d’y retourner penaud et coupable, voyant mal depuis quel trait repartir. Comparé au mien, ton geste est bien plus précaire. Ainsi je peux toujours reprendre un paragraphe deux ans après, échouer dix fois jusqu’à raviver l’étincelle d’origine. Mes ratures ont l’avantage de s’effacer au traitement de texte.

Mais je ne dois pas penser assez fort, puisqu’à nouveau tu te laisses distraire. Un autre curieux t’aborde, faisant mine de questionner ton art et sa pratique. L’intention paraît flatteuse, certes. Ecoute son érudition cependant, bien trop surfaite pour rester désintéressée… Enfin, à mon humble avis, cher camarade télépathique. Regarde où ça te mène d’ailleurs : maintenant le beau-parleur s’assoit, te propose de reprendre un verre, sauf que lui a déjà embrayé sur Nietzche, Voltaire, Duchamp… Non seulement tu ne dessines plus, mais n’arrives pas même à placer un mot. Il te manque encore un peu d’expérience sans doute. Tu dois reconnaître au premier coup d’oeil ce genre d’envoûteur patenté, qui te refile son besoin viscéral de ne pas terminer la soirée seul, sans compagnon de beuverie intellectuelle. Alors tombe dans le piège, soit, mais ne compte pas sur ma solidarité. Les grands esprits se rencontrent seulement s’il n’y a pas d’interférence sur la ligne.

Tiens, observe comment il m’interpelle sans vergogne, au moment où je viens régler ma note : « Tu écris ? J’ai vu à ton regard que tu étais aussi en recherche de quelque chose, je sens qu’on partage le même feeling… On va boire une bouteille chez moi, tu veux te joindre à nous ? ».
Je décline, évidemment. Bonne soirée quand même l’artiste. Peu de chances qu’il s’intéresse à ta jolie frimousse d’un Sean Penn débutant, donc tu ne risques pas grand-chose… Promets-moi seulement de ne pas lui croquer le portrait, s’il te le demande. Je veux bien rester hors-cadre, ou m’effacer derrière un voile d’abstrait, mais il y a des limites à la tempérance de mon égo. Quant à portraitiser une absence, réjouis-toi : je t’offre la mienne.

Haute teneur en mixité sociale.

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(Vianney Lefebvre – 2016)

Le moment est idéal pour moi ; quand la pluie chasse les gens en terrasse vers l’intérieur, saturant le café d’un seul coup. Alors me voilà au sec et parfaitement installé, pris dans une véritable fresque de mixité sociale, ethnique, internationale même. Vu ma tendance naturelle au voyeurisme sociologique, cela revient à placer un braqueur récidiviste devant une bijouterie désalarmée… Mais pour une fois je décide d’effectuer mon tour d’horizon à travers le regard d’un barman, qui attribue son numéro à chaque poste de service, gardant ainsi une trace des différentes commandes passées. A défaut de venir présenter la note, je verrai bien mieux la partition.

Table une, donc. La première à gauche en rentrant : elle accueille un groupe de touristes anglais autour de la soixantaine, dont je présume qu’il sera vite reparti, le temps d’une série de cafés. Table deux. Celle-ci abrite une composante trans-gay-lesbienne, exactement dans cette proportion donnée. Trois personnes au parcours hors du « qu’en dira-t-on », absolument détachées de toute malveillance extérieure par ici. Et une somme de potins échangés à faire pâlir n’importe quelle revue de presse en cabinet dentaire…
Table trois. Là, j’observe deux jeunes américaines (me semble-t-il) vraiment intrigantes, car ayant revêtu exactement le même haut, blanc et ultra-moulant, sur une poitrine obusienne qu’un soutien-gorge probablement en titane rehausse encore davantage. Cela ne m’attire pas spécialement, je mesure juste à quel point l’uniformisation mammaire gagne du terrain parmi les digital natives… Mais ce qui me frappe présentement c’est leur dress-code visiblement concerté, et l’esprit fusionnel qui émane de leur duo. Sans qu’on puisse soupçonner une gémellité évidente, ou encore moins une relation de couple. Elles me font pourtant étrangement penser aux soeurs jumelles du film Shining, comme si les deux gamines ectoplasmes confrontées à Jack Nicholson avaient maintenant atteint la majorité. Beaucoup plus souriantes désormais, heureusement. D’ailleurs à choisir, je préfère nettement les croiser à l’intérieur d’un bistrot, qu’au bout d’un long corridor hanté.

Table quatre. Y siège un couple assez discret, sans doute en plein rendez-vous galant… Ne les dérangeons pas. Table cinq : juste un groupe d’amis réunis autour d’une bière. Rien d’étonnant, ni d’outrageusement exotique. Mais nous faisons banquette commune, et entretemps le cercle s’agrandit : une autre « copine » vient se glisser tant bien que mal, pratiquement collée à mon épaule. Elle me rappelle une ancienne figure romantisée, d’une idylle trop vite interrompue. Je ne peux décemment pas lui en vouloir certes, d’autant qu’elle me tourne le dos par discrétion. Ce qui dénude légèrement le bas de sa colonne vertébrale, seulement affleuré d’un haut à dentelles, sous ce mini-veston jeans noir. Et plutôt qu’un fantôme me dévisage, j’aime autant cette image frontale à vrai dire. Sur l’échelle Richter du sentimental, le dos occasionne une secousse visuelle moins tellurique, même avec une si belle descente de reins. Puisse-t-elle se retourner de temps à autres néanmoins, que j’avise furtivement si ce regard affiche le même vert fauve teinté de rousseur…

Table six. Autre scène de convivialité, mais qui rompt enfin avec cette litanie de visages typés « blanc caucasien ». Plusieurs clients d’origine kabyle _ je suppose_ trinquent une 50 centilitres, ou un simple expresso. J’en reconnais la plupart d’ailleurs, pour les croiser régulièrement ici. Comme cette bande assez animée de Franco-sénégalais au comptoir, que j’aperçois souvent de même, en réunion variable. L’air de rien, voici l’un des rares cafés de la ville qui pourrait se draper d’une bannière « black-blanc-beur » parfaitement naturelle, harmonieuse, réitérée. Si besoin était, ce constat rappelle à quel point le fameux « vivre ensemble » républicain prend un bien meilleur départ autour d’une valeur commune au noctambule : la pinte de bière belge.

Table sept. La plus petite, en faux marbre circulaire, coincée dans l’angle de l’entrée. J’en faisais souvent mon poste de travail à une époque, maintenant je trouve l’emplacement trop indiscret, la lumière y est très peu tamisée. Elle me donne l’impression d’être sur estrade, sans avoir le moindre spectacle à offrir. Ma page blanche y rejaillit d’autant plus cruellement.
Ce soir, un autre créatif solitaire m’y succède, son carnet d’esquisses étalé sur le revêtement usé. Je note que ce jeune beaux-artien travaille aussi au vin blanc. Mais lui commande une bouteille entière, pas de demi-mesure : on paye d’avance, on assume la dose de travail à ingérer… Présomptueux peut-être, n’empêche que je m’interroge soudainement sur l’économie réalisée. Le slogan est imparable d’ailleurs : pour un alcoolisme économe, penser un jour à lire la carte du bar.

Table huit. Entrave grossière à la mixité ambiante, six mâles autour de la vingtaine, au ton viril, gouailleur. Je leur pardonne et oublie vite ces quelques ébats vaguement politisés, entre deux digressions smartphonesques. Tout le monde peut se tromper de bar. D’ailleurs, une autre série d’arrivants leur succède peu après. Cinq jeunes demoiselles, en pleine soirée exclusivement féminine. Si manifestement égayée par la simple compagnie d’une bière à la cerise, que je ne trouve décidément rien à redire à la célèbre formule d’Aragon : la femme est bien l’avenir de la Kasteel rouge. Pour l’homme c’est fichu.

Table neuf. Tiens non en fait, il s’agit d’un leurre. Pas de table « 9 ». Je suis en train de recompter les mêmes tables, occupées par d’autres clients entretemps. Comme dit le clochard, quand il se moque de l’ivrogne : « vous n’avez peut-être pas cherché l’ivresse, mais vous avez quand même trouvé le flacon. »

– suggestion pour une lecture en musique : Do Make Say Think : album Yet & Yet

Débriefer la cuite, débriefer l’errance.

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(© Vianney Lefebvre – 2016)

Tel le sportif un lendemain de défaite, je m’applique à débriefer chaque cuite un brin retentissante que la vie citadine porte à mon discrédit. Le moindre instant critique refait surface, comme ce mauvais contrôle orienté qui m’a désaxé du chemin du retour, ou cette tête pas assez décroisée au moment de fixer un regard fatal à une ancienne flamme, réapparue soudainement. Autant de « petites erreurs payées cash », même en déduisant les verres offerts. Car une fois l’heure du réveil, il est déjà trop tard : j’ai le masque du perdant vissé jusqu’au fond des cernes, mes cheveux ressemblent à une toile de Picasso imitée par un charbonnier non-voyant, mon visage à celui du charbonnier _ auto-portrait oblige, avec une légère teinte « retour du Vietnam » pour couronner ce tue-glamour… Bref n’en doutons pas, le débriefing sera sévère.

Quel chemin d’infortune peut ainsi conduire à l’aube, sans aucun motif de célébration particulier ? Mes deux premiers verres présentent au moins l’excuse d’une séance d’écriture solitaire. J’ai même préalablement décliné un apéro à 19h dans un autre café, comme pour limiter d’avance les dégâts. Mais c’est une veille de jour férié, la population festive double, les demis se transforment en pinte, et il y a de grandes chances pour qu’on m’adresse la question fatidique : « tu écris quoi ? ».

Le curieux du jour est un bel angelot blond d’origine locale, ayant récemment quitté la région. Il revient passer quelques jours ici, et je devine à son regard perdu combien sa quête de familiarité révèle une profonde nostalgie. Les déracinés ont ce manque d’appartenance au visage qu’un parfait touriste ne saurait imiter. Il m’avouera d’ailleurs un peu plus tard son soulagement d’avoir tenu cette conversation, assez anecdotique pourtant, mais venant le tirer d’une humeur franchement misanthrope. Alors je l’encourage à se mettre également dans un coin pour écrire ou bouquiner, puisqu’il en avait l’intention. Non que je cherche à me débarrasser de l’importun, j’ai juste un franc respect envers la mélancolie d’autrui, et l’envie paradoxale de rester seul entouré de gens.

Si j’avais exaucé la mienne, cela m’aurait peut-être écourté la soirée de quelques verres. Car les suivants prennent une tournure conviviale et dangereusement addictive. Nouvel échange insolite au comptoir, avec un couple d’étudiants, autres clients réguliers depuis peu. Je discute avec « elle » à un tabouret d’écart, « lui » vient alors s’installer entre nous. Légèrement nerveux sans doute, au point qu’il renverse son fitou, en partie sur ma sacoche délaissée à terre. D’aucun y verrait une mesure de représailles, par un garçon bien trop possessif. Le ton reste courtois cependant, et il m’interroge à son tour sur mon choix d’écrire ici… Notre aparté ressemble vaguement à une interview, dont le journaliste induit chaque réponse en sa question. Enfin peu importe, la connivence d’esprit n’est pas désagréable, ça me repose à vrai dire. N’empêche l’ami, tu peux tout me demander, mais ne renverse jamais ton rouge sur mes « blue suede shoes« , ni sur ma besace.

D’accord, ce n’est même pas une besace en daim bleu, juste une sacoche d’ordinateur standard qui en a vu et en verra d’autres. La nuit est à peine fiancée ; je rejoins bientôt un ami posé au bar en face, lequel m’a déjà commandé la dose suivante de mon breuvage habituel. Nous sommes toujours pleins d’attentions entre personnes soucieuses de ne pas plonger seules… D’ailleurs c’est un texto de ma part qui l’a aiguillé ici. Et quand plusieurs membres d’un même établissement nocturne cherchent la plongée collective, ça se transforme en after. Comme on est veille de jour férié, voilà qui coule à pic.

Ensuite, je me rappelle une série d’errances festives plus ou moins cocasses, incluant une bouteille de rouge offerte par le patron, bien trop chambrée. Et deux ou trois bières différentes, quitte à mieux remuer l’eau trouble. Ce ne fût pas ma seule erreur d’apprenti-cuitard : il convenait aussi de ne surtout rien ingurgiter entretemps, manger aurait pu ralentir le cours de mon alcoolémie… Dommage, la suite allait m’offrir une bonne raison de vomir un kébab-frites mal négocié, et autre part que sur ma sacoche.

Car nous profitons de cette ébriété conquérante pour émettre une nouvelle idée absurde : nous rendre à un bal populaire, cinquante mètres plus loin, à l’air libre. Une sorte de tradition annuelle, paraît-il. Oui, un peu d’air fera du bien… Quant à supporter la foule, avec une telle humeur caustique, rien ne saurait nous ébranler. Mais lorsqu’on est mélomane, même saoul, on reste un mélomane sensible. Impossible de cautionner pareil déferlement de beaufitude sonore, suintant de cette putasserie infra-bassée dont la masse trépidante semble se repaître.

« Hang the DJ ! », hurlé-je, pressé contre la rambarde de sécurité. A défaut de vomir sur le disc-jokey, je cherche un objet à lui balancer dessus. Ce n’est pas tant le crime de mauvais goût que son air auto-suffisant qui me révulse : quelqu’un doit dire non. Et si j’en viens à passer une nuit au poste, voilà un motif tout à fait respectable. J’imagine l’entrefilet du lendemain : « Bal populaire en centre-ville : le DJ agressé à coups de pièces jaunes par un supporter des Smiths enivré ».

Bon d’accord, j’y renonce. Même pour arroser un ambianceur de kermesse, je reste beaucoup trop fauché. Au moins ce choc civilisationnel nous aura fourni un bon prétexte à retourner boire dans la même taverne. Où nous étions invités à gérer collectivement la play-list, ce qui autorise un libre-arbitre culturel moins propice à l’envie de meurtre.
Je me souviens qu’une bonne partie du Gainsbourg « Confidentiel«  a résonné de toute sa contrebasse, et combien j’ai été saisi par la radicalité de cet enregistrement, son éloquence séminale. Mais à cette heure hors-du-cadran où l’on guette une illumination esthétique foudroyante _par la voix d’une sirène ou d’une enceinte hi-fi, le susurrement gainsbardien, encore suave à l’époque, ne me livrait aucune direction subliminale en point d’horizon. Il n’était même pas fichu de me laisser rentrer dormir, le fourbe.

Alors quand s’épuisent tous les recours à prolonger l’exercice d’une folie, il ne reste plus qu’à la désigner telle. Avais-je appris le moindre enseignement irréfutable ; caressé l’attente de finir la nuit dans un autre salon, voire une autre paire de draps ? Avais-je poussé l’ivresse jusqu’à m’oublier au moins quelques heures ? Non. Juste payé mon modeste tribut en aliénation humaine. Avec style, peut-être. Insistance, sûrement. Avec la résignation du lendemain en tout cas. Qui ne s’autorise jamais la défaite, ne distingue plus le goût des victoires.

– suggestion pour une lecture en musique : John Coltrane – « Pursuance »