
Il est des voix sentencieuses et bien trop sûres d’elles qu’on préfère n’entendre qu’à la table d’à côté… Ou s’il leur faut vraiment une tribune, à la rigueur perchée dans un amphi universitaire. Ce doit être la mienne parfois : on est toujours l’élitiste de quelqu’un sans doute, nul n’échappe à la règle. Mais ce soir au contraire, je me sens le plouc, le sous-diplômé de service, l’exclu des hautes sphères. En seulement dix petites minutes, ce type m’a assommé comme une armée d’enseignants psycho-rigides durant un plein trimestre. Ses deux compagnons de bar, visiblement trop inhibés intellectuellement pour oser l’interrompre ou le contredire, lui prêtent une oreille si obéissante que j’en viens même à soupçonner une emprise sectaire. Il faut dire qu’avec une verve pareille, à moins de lui couper le temps de parole au sablier, autant espérer qu’il poursuive enfin son monologue devant l’urinoir.
La fatigue d’un rhume persistant ajoute à mon humeur agacée. Bizarrement, je commence à m’imaginer alors dans la peau d’un actif quadragénaire lambda, affligé d’un job alimentaire peu gratifiant, venant tromper son célibat dans un bar à jeunes citadins plutôt branchés, hors de son troquet celtique habituel. Comme une envie soudaine d’aller voir ailleurs, « where there’s music and there’s people, who are young and alive », dirait Morrissey. Ça lui ferait un peu plus loin pour retourner à la voiture ensuite, et rentrer chez lui après ses quelques bières du soir, en petite banlieue résidentielle. Mais au moins il changerait de rue et de quartier.
Le voilà donc avec sa pinte de bavik, s’asseyant prudemment à l’étage, seul dans un coin. Et juste à côté de lui, retentit l’insolente musique du jeune esprit savant. Tellement propret, avec son carré bouclé de petit-bourgeois romantique, sa diction irréprochable, aux intonations ténor comme naturellement amplifiées… Il se crispe rien qu’à l’entendre étaler toutes ses références, multiplier les postulats philosophiques, et proclamer ses dix commandements culturels avec une inconvenante facilité, sans jamais une nuance de « peut-être »… Sans le moindre trait d’humour notable, comble de prétention.
Du point de vue d’un autre citadin culturellement éveillé, je ne peux lui nier une certaine éloquence. Bien sûr il y a du fumeux dans ce qu’il affirme, mais sauf à viser un discours de prix Nobel, ça reste tout à fait pardonnable. Maintenant, du point de vue de cet « homme du peuple » fictif qui s’insinue en moi, j’ai juste envie soudain de lui claquer sa grande bouche, pleine de suffisance, contre la chope à peine entamée qui lui sert de bavoir à faconde… Ça ne me ressemble guère pourtant , cette envie de violence gratuite. Mais après tout, quand on aborde un personnage de composition, il faut savoir déformer un peu l’enveloppe.
Alors oui, disons que je ne sais pas qui est Cioran, par exemple. Que j’ignore tout du pianiste Glenn Gould…. Et à quel point il était rejeté lui aussi par le « système », par l’élite musicale… Et ce Don Quichotte là, ouais ça me dit quelque chose, les moulins et tout ça ; mais ce que tu leur racontes à tes petits copains, trop sages pour te rabattre le claquet, ça ne me parle pas. Tu vois, j’en ai juste marre qu’on me fasse sentir de près ou de loin, que je suis trop bas de plafond pour saisir de quoi il retourne. Que c’est une faute d’inculture, et non une faute à des gens comme toi ou tes parents, qui ne savent pas m’attirer vers leur modèle de société, leurs goûts et couleurs ; qui ne savent pas m’injecter leur putain d’exaltation savante, comme mon premier shot d’héroïne à 18 ans quand je faisais les trois-huit au tri postal… Mais tu sais quoi, ça ne m’empêchait pas de lire « Les Fleurs du mal » aux toilettes, ou pendant ma pause clope, dès que j’avais cinq minutes. Juste parce que ma copine de l’époque m’avait offert ce bouquin. Elle bouquinait pas mal, et voilà, moi tu vois, je voulais lui prouver que j’étais curieux, que je la méprisais pas sa « culture »… C’était plutôt elle qui me méprisait, je crois.
Alors tu comprends, ce qui me donne envie de te secouer un peu, c’est de t’entendre glorifier tous les « plus grands artistes », qui se fichaient bien de ce qu’attendait l’autre : le public, la maison de disques, les critiques, ou la cour du roi… Et en même temps, je t’écoute déballer ton plan de carrière de petit privilégié issu d’une d’élite super-éduquée, celle qui a déjà tout compris, tout lu, tout vu, tout écouté, à même pas 25 ans d’âge… Tes grandes questions existentielles, c’est de savoir si tu vas poursuivre ton DEA en Suisse ou en Angleterre, si tu vas faire ton prochain ciné-concert sur du Chaplin ou du Bunuel, et quand tu pourras t’occuper de sortir ton projet de bouquin pompeux que personne ne lira de toute façon. Mais tu seras tellement fier de ne pas te préoccuper de l’autre, de ce qu’il peut bien en penser, surtout un arriéré comme moi. Tu seras tellement fier, que tu pourras encore faire le coq avec tes copains pendant un paquet d’années avant qu’on vienne dégonfler ta baudruche d’arrogance, monsieur Péremptoire. Ouais, j’ai peut-être pas écouté les sonates de Bach, mais je connais deux, trois mots quand même… Et devine quoi, cet aprem dans la bagnole du boulot, je suis même tombé sur France Culture en zappant au hasard, et justement c’était une émission sur Baudelaire… Et ce mec en fait, il m’avait touché à l’époque. J’avais lu et relu presque tous ses poèmes dans le recueil, surtout après qu’on ait rompu avec Camille, je me souviens… C’était devenu comme une sorte de fétiche pour moi. Et bien le gars en réalité, c’était un fils de bourgeois qui dilapidait l’héritage de son père du haut de ses 20 ans, à trop faire le beau, l’original, à trop parader en société… Et plus tard à force de mal fricoter, il s’est même choppé la syphilis, comme quoi les bactéries s’en foutent bien de ta classe sociale…
Alors sur le coup, en entendant ça, j’ai pensé : ok, on n’était pas du même monde, mais le type a été cherché au-delà, il a pris des risques, il était mal vu à son époque… Je l’imagine mal posé comme un petit bobo du vieux quartier en train de s’écouter parler pendant une heure, et finir par sortir son putain d’ I-phone juste pour montrer la photo de sa première copine, histoire de prouver qu’elle était mieux gaulée avant… Toi au final, tu es juste un couillon de plus qui attend qu’on l’expédie en traversée au bout du monde, comme Baudelaire à l’époque, pour lui remettre les idées en place… Et là ouais, je crois que tu commencerais à penser aux autres. Alors vas-y : crée, pense, écris, joue, dessine, mais pas juste pour ta petite personne, et ta petite caste. Sinon tu sais quoi ? Le navire de Baudelaire, bientôt ce ne sera plus qu’un radeau de la méduse pour les gens comme toi…
Ma bulle de songe éclate enfin, une silhouette féminine pointant par-dessus ma table. Oui, je me rappelle, on s’était croisés dans un autre bar il y a quelques semaines… C’est gentil de venir à moi, j’étais bien loin de faire le moindre pas vers l’humanité. Comme tout s’éclaire brusquement ; juste parce qu’une jeune femme a la curiosité de savoir ce qu’un vagabond d’âge mûr peut bien écrire, coincé à côté des toilettes, tandis qu’elle réprime une envie pressante d’y aller. Ainsi le désir d’altérité reprend ses droits. Et les microcosmes, on les emmerde autant qu’un poète du 19ème sur une barricade… Je ne crois ni en l’homme du peuple, ni en cette future intelligentsia. Je crois en elles. Mais au dernier pointage, ça reste encore une opinion minoritaire. Et même deux siècles après, la « passante » de Baudelaire continue à nous fuir, comme pour mieux échapper à ce monde d’hommes. Rien n’a tellement changé.