Chasser le moustique de novembre.

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(Unknown credit – Suggestion pour une lecture en musique : Steve Reich – Variations for winds, strings, keyboards)

Le moustique est l’avenir de l’homme. Pardon femme, pardon Aragon, mais c’est juste l’évidence. Et elle m’a frappé la nuit dernière, au moment où j’écrasais le dit insecte d’une autre évidence : celle des mes mains rageuses, proprement coordonnées pour une fois. Simple répit illusoire, même si le satané parasite avait opté pour une opération suicide, sans renfort d’escadrille. Toujours une nuit de sommeil préservée, mais à terme il finira par régner au sommet de l’écosystème, fanfaronnant aux quatre coins d’un globe sur-réchauffé. Humidité, chaleur, quelques milliards d’humains supplémentaires à vampiriser ou contaminer… Vraiment, lui aurait tort de se sentir menacé d’extinction.

Un moustique en plein centre-ville passé mi-novembre, cela peut sembler anecdotique. L’année suivante néanmoins, ils reviennent plus nombreux. Et ainsi de suite, jusqu’à découvrir décembre, janvier, février, dans nos contrées européennes pourtant habituées à une trêve hivernale de l’agression moustiquaire. Notre complexe du dominant nous donne l’illusion de vivre en terrain conquis, mais nous avons toujours été en guerre. La survie d’une espèce tient à si peu de choses, quelques degrés de plus, de moins, une certaine acceptation du prédateur aussi, de la proie. Puis soudainement les règles changent, en une décennie ou un siècle, peu importe. Et l’animal hier si conquérant, sûr de son trône, de sa perpétuité, découvre alors un crépuscule sans dieu, ni absolu. Un crépuscule dépourvu d’utopie. Ailleurs, la conscience du moustique est presque inné, sa menace, ancestrale. Ici, nous ne voulons entendre ni bruit d’insecte, ni bruit de bottes, surtout plus jamais.

Alors un autre bruit nous rattrape, un soir de novembre. Comme un buzz désagréable dans l’oreille externe, parti d’un simple bruissement d’ailes des années plus tôt, il nous parvient sur-amplifié à présent. Pour certains, la déflagration paraît encore étouffée, trop lointaine : ai-je entendu voler un diptère, ou perçu le glas d’une société vieillissante, recroquevillée sur un âge révolu, quand les saisons étaient encore distinctes, les moustiques condamnés à sucer du bétail en été, pendant que les maîtres se partageaient le globe en quelques empires coloniaux… Pour d’autres au contraire, elle signe déjà la fin de l’Histoire : rendez-vous en enfer, et empochez 72 vierges au passage ; ou contentez-vous d’un rencard par site de rencontres, mais c’est tellement moins épique. D’autant que vous risquez de prolonger d’une génération encore, un mammifère déjà bien mal parti.

C’est vrai que ce fichu mois intermédiaire, coincé entre deux cycles d’une nature autrefois mieux réglée, avec son lot de dégueulasserie ambiante _ du ciel au bitume enfeuillé, en passant par l’info du jour, tout ne semble que pourriture ; ce novembre de malheur donc, encourage plus au transhumanisme, qu’à une reproduction du modèle humain en cours, selfiant avec frénésie son désarroi spirituel, en attendant le retour du printemps…
Je l’aimais pourtant bien cet homme-là. Au moins jusqu’au début du 20ème siècle, c’était quand même remarquable d’évolution. Quelle lutte acharnée envers une nature hostile, à dompter ses vieux démons, époque après époque… On ne rend jamais assez hommage à ceux qui nous ont précédés, pour des merveilles de civilisation telles que l’eau courante, l’électricité, le chauffage, la CMU complémentaire, et le kilo de spaghettis prêt en 8 minutes… Histoire de s’en souvenir, il faut une bonne soirée galère d’automne à traverser toute la ville en plein déluge, sous quelques mauvais prétextes galants, et rentrer seul comme jamais, avec un trou béant dans la semelle gauche… Alors pendant que les pâtes emmarmitées se rappellent du sort réservé aux premiers Chrétiens, un fond d’émission de radio me tend enfin une perche utopique, en gage de réconfort. Ou comment chasser le moustique de novembre peut-être. Transhumanisme, donc, m’explique-t-on. Au fond oui, pourquoi freiner le mouvement ? A ce niveau de pessimisme et de recroquevillement sociétal, il faudra bien trouver meilleur dopage que des sucres lents pour tenir le coup. Alors je suis preneur.

Au bout de vingt minutes d’écoute assez distraite, mon regain d’optimisme en prend déjà un coup cependant. Car le problème du moustique demeure, aussi sûr que toute satiété n’est que provisoire : la contrainte ou la menace reviendra, cyclique, rien n’est jamais réglé pour de bon. Et on aura beau changer nos membres un à un, optimiser chaque fonctionnalité d’un corps humain précaire ; s’il faut recommencer tous les 20 ans, il arrivera bien un stade où l’on préfèrera tourner définitivement la page de l’Homo sapiens, plutôt que de l’augmenter ou le customiser sans fin. Dès lors évidemment, pour un esprit de la première moitié du 21ème siècle, voilà un tout autre sacrifice à fournir. Difficile d’admettre qu’il nous faut déjà préparer le terrain d’une prochaine mutation, sachant qu’elle ne gardera aucun de nos gênes en héritage, et n’aura pas même la courtoisie de nous dire « merci l’homme ».

C’est tout de même rageant de venir au monde pile au bout d’un cycle d’évolution dans sa propre espèce. Oeuvrer à sa métamorphose, voilà un challenge bien plus attirant. Pas sûr qu’on nous laisse plus de choix qu’aux derniers dinosaures cela dit. Pas certain non plus que ce « trans », comme « transition », ne devienne simplement un « post », comme : « faisons table rase de l’humanité ». Car c’est précisément devant cette philosophie post-humaniste _ qui tend déjà à considérer l’homme tel une machine en chair, que ma soif d’avancée du genre humain connait soudain sa limite. Il y a de fait, un réel conflit métaphysique entre ces deux aspirations qui m’animent au quotidien, et souvent s’opposent : progressisme utopique, ou humanisme conservateur. Il faudrait pouvoir choisir à force.
Et le tiraillement perdure depuis quelques six millions d’années, à l’échelle terrienne. Avec pour constante malgré tout, l’acceptation d’une mortalité immuable, d’une vulnérabilité intrinsèque _ essayez de combattre un ours à mains nues pour voir, et d’un seuil d’imperfection irréductible. Aimer l’humain en somme, c’est en accepter le meilleur comme le pire. C’est tendre vers le parfait tout en s’avouant vaincu d’avance. C’est viser les étoiles, pour au moins décrocher la Lune _ si on ne vise que le bout de son nez, on n’est même pas sûr d’arriver à se moucher tout seul… C’est convenir qu’une détermination lucide vaut toujours mieux qu’un découragement nihiliste.

Autrement dit, ça ne vend pas beaucoup de rêve. Et on ne peut y prendre qu’une part infime, avant de la transmettre à son éventuelle descendance. Alors on comprend d’autant mieux qu’à défaut d’une croyance religieuse pour béquille, le statu quo évolutif ou même la régression pure, s’imposent au commun des mortels. Surtout ces temps-ci. Voie de facilité peut-être, mais l’avantage est qu’on se désillusionne d’un peu moins haut, à force de tirer déjà les choses vers le bas… La chute s’en trouve amortie. Ainsi, qu’on referme les frontières, son horizon de pensée, ou la porte de l’igloo avant une hibernation jusque fin mars, finalement ça revient au même mécanisme auto-protecteur. Comme s’il fallait plus que jamais préserver l’espèce, y compris dans ses absurdités les plus criantes. Les replis identitaires, protectionnistes, technophobes, religieux ou traditionalistes, donnent l’impression d’un mammifère anticipant une période de glaciation imminente, alors qu’il est justement confronté à un réchauffement climatique… Sacré Homo sapiens : on lui dit que ça brûle, mais lui remet trois pulls et deux armures pour se tenir chaud.

Et pourtant, il y a une vraie forme de sagesse à vouloir se replier lorsque la bataille devient trop hasardeuse. Car si l’heure du baroud d’honneur a déjà sonné pour l’homme, j’avoue que mon tempérament progressiste se posent quand même beaucoup de questions. Considérer le cerveau humain comme une simple carte mère, dont les plus infimes composants et données finiront par être percés à jour, c’est peut-être valable pour un scientifique purement cartésien _ j’en doute à vrai dire ; mais pour l’agnostique que je suis, on n’est pas prêt de me faire avaler le concept d’âme humaine sous forme de connexions neuronales, en suite de 0 et de 1. Ayant consacré une vie entière à en sonder la nature, ça m’embêterait qu’un jour, les réponses aux plus épineux sujets existentiels s’affichent d’un clic sur Google (Oui, Google évidemment…). Chercheur en âme humaine, c’est un vrai métier quoiqu’on en dise, alors je ne voudrais pas perdre mon job d’un seul coup. Et je ne voudrais pas non plus qu’il se perde d’ici une centaine d’années. Pur instinct de préservation animal ? Peut-être. Mais je repense à ce moustique, écrasé la nuit précédente après une série de ratés : aurais-je vraiment envie de perfectionner mes sens et ma coordination des membres, jusqu’à pouvoir localiser et tuer l’insecte en un clin d’œil ? Au risque d’y perdre un excellent motif de méditation d’ailleurs. Serais-je vraiment prêt à envisager un monde où la quête infinie de perfectionnement, a totalement évacué le besoin de transcendance ?

Evidemment non. Ça m’exalte autant qu’un pique-nique en amoureux sur Mars. Mais qu’on n’aille pas m’imposer le port d’armure préventif, sous prétexte qu’une majorité de terriens nourrit une trouille bleue d’évoluer. Alors vas-y, le digital native : transhumanise-moi, mais de mort lente si possible.

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