
On l’avait déjà vu dans un piètre état hier soir. Dérivant d’une table à l’autre en terrasse, multipliant les accrochages verbaux, ou les remarques grivoises envers la gente féminine. Un autre fauteur de troubles n’aurait pas bénéficié du même traitement, on l’aurait vite envoyé se faire interdire ailleurs. Mais lui tout le monde le connaît ici, ou croyait le connaître du moins. Car depuis son divorce, il n’est plus vraiment le même. Aux tourments habituels qu’engendre une séparation _ vide affectif et mélancolie, s’ajoute un comportement agressif des plus malsains, dont on l’ignorait capable.
Ce n’était pas un gars particulièrement chaleureux certes, ni sympathique au premier abord ; disons qu’il dégageait une stabilité d’humeur présageant mal d’un accès de violence. Mais selon son propre voisinage, dans les mois qui ont suivi le départ de sa femme avec leurs deux enfants, son attitude a complètement changé. Ses fréquentations aussi : très loin de son quotidien d’homme rangé, il fréquentait assidûment les boîtes du quartier chaud de la ville, rentrait souvent accompagné d’une fille ou deux, et poussait le tapage nocturne jusqu’à s’attirer parfois une descente de flics… Pour ne rien arranger, son employeur l’avait menacé la veille d’un licenciement, en raison d’un absentéisme trop fréquent et injustifié.
Honnêtement, personne ne cherchait vraiment à l’aider. On voyait en lui un habitué sans histoires, un camarade de bistrot parmi d’autres. Digne d’écoute et d’empathie bien sûr. Mais dans ce brouhaha citadin, même les oreilles compatissantes se referment peu à peu, lorsque le son du malheur devient trop strident. Alors seule une présence interventionniste, autrement baptisé « ami », reste à même de prendre le relais. L’individu était bien trop centré sur son propre foyer pour avoir de telles proches. Quant à sa famille, plusieurs ouï-dires semblaient confirmer qu’il avait coupé les ponts il y a longtemps, sans qu’on sache exactement pourquoi. L’éloignement géographique n’ayant certainement pas facilité les choses.
En somme imaginait-on, il était devenu sa pire projection de lui-même : un type seul entouré de connaissances, nombreuses et plus ou moins vagues. Au boulot, au café, en salle de sport, en discothèque… Mais il faut un tout autre courage pour accepter vraiment la solitude, sans les faux-semblants quotidiens d’une vie en société. Or ceux qui l’ont, n’affluent jamais au comptoir afin d’en témoigner. On ne risque pas de s’entendre dire de rester chez soi à ne rien boire, une fois au bistrot. Au mieux on s’entend dire de rentrer dormir… Et cette injonction à peine voilée lui avait été adressée dix minutes plus tôt, par le patron même du bar, d’un ton assez ferme. Renvoyer chez lui un habitué, c’est toute une manoeuvre ; on lui demande de partir une fois, deux fois, on le gronde, on oscille entre tact et main forte, on garde un oeil sur lui, tout en servant d’autres clients… Bref, ça peut durer un moment. Surtout quand se pose enfin la question délicate : comment va-t-il rentrer ?
Oui, « par quel moyen de transport ?« , interroge un serveur. Au fond tout le monde le sait déjà, et c’est bien le problème. Impossible d’ignorer qu’il va encore reprendre le volant dans un piteux état, dangereusement éméché. D’habitude on croise les doigts surtout. On se dit que certains conducteurs alcoolisés nous inquiètent moins que d’autres restés sobres. Puis on regrette le lendemain d’avoir émis pareille sottise, en apprenant l’accident survenu la veille… Pour l’heure, nous cherchons seulement à limiter la casse sociale, tandis qu’il recrache autour de lui toute sa haine accumulée : de sa femme kidnappeuse d’enfants à son employeur cupide, nul n’est épargné. Y compris cette « France de merde » régie par des « pourritures en col blanc« … Difficile d’anihiler un tel argumentaire. Ce n’est pas le premier Babylonien que l’odeur de ses propres poubelles incommode… Ni le dernier à vomir un monde corrompu, sans admettre qu’il s’éclabousse lui-même. Le chemin présumé de la vertu est souvent pavé d’alcool, de débauche, avant les mauvaises décisions, irrémédiables.
Mais notre préoccupation change brusquement d’objet : un fonctionnaire de police vient d’entrer, et il demande à parler au gérant. Tiens, ça ne serait quand même pas lié au comportement déplacé de notre « camarade », toujours en roue libre à l’extérieur… ? Non. Après un bref aparté avec l’agent, le patron revient nous annoncer la couleur, sobrement : une nouvelle tuerie de masse vient d’être commise en France, un camion blindé projeté sur la foule à pleine vitesse, paraît-il. L’oeuvre d’un solitaire en plus. C’est arrivé à des centaines de kilomètres, mais par précaution sécuritaire il est conseillé à tous les cafetiers d’anticiper leur fermeture. Libre à eux d’en tenir compte ou non…
Malgré un léger flottement, la vie poursuit son cours, l’information s’ébruite peu. On en saura davantage bien assez tôt. Et l’établissement fermera donc à l’heure prévue. Sauf qu’entretemps nous avons perdu trace d’un autre desperado livré à ses démons… Il a quitté la terrasse, et plusieurs personnes nous confirment son départ impulsif, presque à la sauvette. Difficile d’établir un lien avec cette incursion policière, il a peut-être juste saisi l’occasion de filer sans qu’on cherche à le retenir… Plus aucune chance de lui retirer ses clefs de voiture maintenant. On aurait eu beaucoup de mal de toute façon.
Un mauvais pressentiment est toujours l’aveu d’une culpabilité enfouie. Si petite soit-elle. Pendant que mon poste-radio me détaille la dernière tragédie humaine, je pense à un autre conducteur fou, de rage, de dégoût, de Jack Daniels, roulant peut-être encore au même instant, si un funeste platane ne l’a pas déjà stoppé de plein fouet. La semaine passée il avait pratiquement avalé un rond point à 130 km/h, en périphérie sud de la métropole. On ne sait même pas ce qu’il faisait là. Il traçait juste la départementale, je suppose, comme un fuyard tente de semer ses casseroles, toujours bien accrochées. Comme un exilé sans destination, aux idées tellement noires qu’un flash-info à 84 morts doit lui paraître encore bien pâle, en comparaison.
Est-ce qu’il y pense cette nuit, perdu quelque part entre un passé en ruines et son horizon bouché ? Les freins ne répondent plus, ses mains agressent le volant, son pied droit accentue l’étreinte… La route semble parfaite pour une ultime accélération. De chaque côté volent des souvenirs, en lambeaux. Par rangées entières ils sautent à présent, avec une aisance jubilatoire. Le mal est tellement simple à conduire quand il est si bien propulsé… Mais la place du copilote reste libre, pour qui souhaite rectifier la trajectoire, sans laisser au divin le rôle du compagnon de soirée. Il reste toujours un espace dans l’habitacle, où opposer la bienveillance, le dialogue, plutôt qu’un vide de défiance et d’ignominie. Il reste toujours une chance d’intervenir, de dissuader. Maintenant qui osera demain l’étendre, au coin de sa rue, en prenant le métro, par toute occasion empathique, même celle de bavarder au comptoir… Qui osera prendre la place du mort, et ainsi des victimes ?