Ton obsession des mitaines.

Faut-il cracher ses mots dans une seringue pour piquer au plus vif ?
Faut-il s’écrouler nu dans une pissotière, afin d’écrire un seul vers décent ?
J’enlève mes mitaines, si tu remballes tes clichés.
Je déboutonne la veste, et tu deserres ton virilisme.
Si c’est trop propre pour toi, tu n’as qu’à te nettoyer un peu l’esprit.
Si tu crois voir en moi un « pédé qui veut se faire péter le c.. », c’est que j’intrigue ta libido manifestement.
Ai-je seulement à démentir ? Aucune insécurité identitaire, vestimentaire, ou hétéro-normée, ne m’atteint particulièrement. Je peux donc aussi bien jouer les ambigus cinq minutes, quitte à te rendre encore plus nerveux.
Je sais, tu as quatre enfants, tu me l’as déjà dit trois fois. C’est une tendance assez commune aux bons pères de famille noceurs du vendredi soir, sous l’excès d’un mélange whisky-coke : se raccrocher à leur situation, au foyer, aux preuves de réussites individuelles… Tu es peut-être désagréable, mais respectable en somme. J’entends comme un semi-aveu de lourdeur. Je te semi-excuse alors.

Faut-il mitrailler tel un scarface à trois cents mots la minute, pour témoigner d’une quelconque urgence de vivre ? J’apprécie ta syntaxe, et ton ambition lexicale à l’heure où la viande saoule bégaie. Mais si tu pouvais seulement te dépoudrer le nez avant d’ouvrir la bouche.
Là tu préfères ? C’est mieux ? Ça sonne moins « Mitaines et Flaubert » ? Épargne-moi la caricature du poseur de comptoir, façon café philo. J’ai sans doute moins lu que toi. Mais pour ce que tu en fais…
Et non, je ne vais pas prendre « une autre voix » plus théâtrale, ni te déclamer du Molière ou du Rimbaud. Je ne suis pas comédien, te redis-je pour la 4ème fois. C’est toi qui aurait voulu l’être. Au moins ça t’aurait appris à écouter l’autre, sans lui bouffer toutes ses répliques. Molière sous coke, ça ne me donne encore moins envie que « Les Fleurs du mal » à jeun.

Qu’est-ce que j’aimerais déclamer plutôt ? Juste lire en fait, voire chuchoter. Reed, Cohen, Morrison, Dylan, Curtis… Disons pour te situer la branche littéraire. Pas certain qu’on puisse les asseoir au même cours d’écriture honnêtement.
Lou Reed savait que le jour de sa mort, on jouerait « Walk on the wild side » en boucle, et que toi tu reprendrais trois fois des frites… On ne peut pas choquer les bonnes mœurs jusque passé 70 ans. Être étudié à l’université de son vivant, est-ce bien sérieux, lorsqu’on a écrit « Heroin, be the death of me » ?

Faut-il encore du glauque et des bas-fonds, du trash et du fouet, du « bi », du « trans », pour sonner plus réel aujourd’hui, plus autobiographique ? Tu sais, Lou Reed n’a jamais vécu à Berlin. Cohen faisait semblant dans « Dressed rehersal rag », où il surjoue son propre misérabilisme. Morrison enfant, a peut-être aperçu des indiens morts dans un accident de voiture ; quant à recevoir leurs âmes, on soupçonne un brin de mythologie post-traumatique. Dylan s’appelait Zimmerman, et John Lennon ne croit déjà plus en lui en 70 (sur la chanson « God »). Ian Curtis était marié à 18 ans, sa photo de mariage ressemble à celle d’un futur comptable enclin à mener une vie très paisible.

Tu aimes les gens qui savent se « tenir », me répètes-tu encore, pour faire contrepoids à tes relents homophobes et ton obsession des mitaines. Si tu m’avais vu trébucher sur le pavé luisant de la vieille ville l’autre soir… Je n’ai pas su me tenir. Étalage à plat, flegme un peu froissé. Les mitaines, ça protège du froid sans perdre en finesse. Mais surtout ça protège les mains quand on se vautre par terre _ car oui, ça m’arrive aussi, et ça aide derrière à se relever plus vite.
Ce je te souhaite d’ailleurs, avant de partir. Tiens-toi mieux, camarade d’un soir. Fais-moi envie.

 

(Tableau : Egon Schiele – « Portrait of Arthur Roessler »)

Au fond c’était moi (la vieille dame au long parapluie kaki)

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(Photo: Alfred Eisenstaedt / Suggestion pour une lecture en musique : Philip Glass : Islands – Glassworks)

Elle ne s’attarde pas d’habitude. Un simple expresso, vite commandé, vite consommé. Bien qu’elle en grignote le spéculos adjoint, sans d’ailleurs gâcher la moindre miette. Insensible au tumulte environnant, elle ne cherche même pas toujours à s’asseoir. Ce qui peut surprendre pour une femme aussi âgée, en complet décalage avec le foisonnement humain d’un vendredi ou samedi soir.

C’est la vieille dame au long parapluie kaki. Tout le monde l’a vue au moins une fois, mais personne ne la connaît, personne ne lui parle. A peine aperçue qu’on l’oublie déjà. Comme on oublie ce mendiant en terrasse, ou le troisième Paki à roses de la soirée. Son dénuement social ne m’inspire aucun regard misérabiliste pour autant. En dépit du soin pictural qu’elle porte, malgré elle, à personnifier la vieillesse urbaine, gravée au burin, traversée en chaque sillon facial par une insondable mélancolie. Surtout, au delà du masque d’authenticité, j’admire un être dont la force de détachement en espace bar confine au suprême. Piliers et habitués de comptoir, remballez votre assurance au long cours ; vous ne lui arrivez sans doute même pas à la pointe du parapluie. Elle qui n’affiche justement aucune prétention en matière de stature citadine.

Ce soir donc, elle reste. Et réclame un deuxième café, à peine le premier avalé. Elle se tient assise à côté d’une bande festive d’étudiants, qui ne semblent même pas remarquer sa présence. Depuis la banquette opposée, je guette à contrario le moindre élément insolite dont elle pourrait m’éclairer, un motif à son attardement, si inhabituel. Il est tellement rare de croiser un individu que le temps ne parvient à démystifier : on ne sait ni son nom, ni son histoire, pas même le son de sa voix. Et je ne découvre rien d’autre pour l’heure, car elle se contente de vider sa tasse en quelques gorgées, puis s’en va, escorté de son fidèle pépin.

Trois jours passent, avant qu’un autre lever de mystère ne s’offre à mon attention. A nouveau elle entre, un peu plus tôt aujourd’hui, commande son petit noir, puis occupe la même extrémité de banquette, pourtant libérée cette fois. Elle n’est toujours que de passage, alors à quoi bon s’approprier une table, semble-t-elle indiquer. Je remarque également ce petit sachet poubelle étendu à ces pieds, qu’elle traînait déjà précédemment. Ce doit être un sac à main en quelque sorte. Autre bizarrerie jusque là inédite : elle émet une sorte de chuchotement irrégulier, comme une liste de remontrances, ou de lamentations, visiblement adressées à elle-même… Faute de pouvoir lire sur ses lèvres, je l’entends à son expression. Mais bientôt l’oiseau discret reprend ses affaires, et s’envole à nouveau.

Je la retrouve le lendemain, vers 22h30. Elle l’ignore, mais nous avons rendez-vous. Il me faut à tout prix décoder son message maintenant, même accidentel. En saisir le subliminal, faute d’action avérée. Car les faits et gestes sont toujours aussi restreints et ritualisés. Prendre un café simple, qu’elle requiert à la serveuse depuis l’angle du comptoir, poser préalablement sa monnaie, au centime exact le plus souvent… Puis elle vide sa tasse directement sur le zinc, signe hélas d’une présence à nouveau fugitive. Mais à mon étonnement, la voilà qui repointe une demi-heure plus tard, et choisit en l’occasion une table vacante. La posture a changé entretemps. Pour d’autres ce serait imperceptible _ juste une vieille assise dans un troquet, pensera-t-on ; moi au contraire, j’y ressens une détresse plus récente, que son blues du quotidien vient seulement rehausser. Ainsi depuis vingt minutes, elle n’a même pas bougé un sourcil. Sa main droite reste collée au soutien d’une tête bien trop lourde, trop fatiguée sans doute pour même songer à rentrer. Où d’ailleurs ? Elle doit bien habiter quelque part dans le quartier, mais dussé-je croiser un membre de son voisinage, je préférerais autant ne rien savoir finalement. Ne cherchons pas à la démasquer, juste à percevoir le signe. Même un échange bref ou un regard, cela suffira.

Il faut attendre la semaine suivante pour la voir réapparaître. Elle s’attribue une table entière, à nouveau. Moins portée à se fondre dans le décor décidément, mais toujours aussi abstraite et sauvage. J’ai la bonne inspiration de m’être assis juste en face, tel que huit jours auparavant. Et je scrute, j’attends un indice, une révélation. Comme un spectateur épie une cascade, dans un film d’auteur projeté au ralenti. En voilà une justement : car brusquement elle sort de sa poche un calepin, doublé d’un fin stylo bleu, l’ouvre, puis le referme presque aussitôt, et le range machinalement. Tant pis, guettons le prochain rebondissement. Seulement trois minutes plus tard, nouvelle apparition du petit carnet : elle le feuillette vaguement, mais n’écrit toujours rien. Son air pourtant, a quelque chose soudain d’une poétesse maudite, qui chercherait l’ultime élan d’inspiration, à travers une courte note testamentaire…
Bien que située un mètre à gauche du comptoir, elle se relève à chaque besoin de commander. Sa voix de fait, reste un murmure inaudible, sauf pour le serveur. Aura-t-il mal interprété sa demande peut-être, car il lui présente _ quelle surprise, un grand verre de jus d’abricot… Diable, c’est aussi ma potion refuge, lorsque j’ai fermement décidé de ne pas trop boire, ou juste pour retarder ma consommation d’alcool. Certes, il faut pouvoir assumer un choix aussi peu baudelairien, au vu de tous, mais ce soir au moins je ne suis pas le seul…

Mon observation est alors émaillée d’un échange avec une connaissance, venue me saluer. Détourné quelques instants de la vieille dame, je me recentre vers elle, et constate, médusé, sa disparition soudaine. L’étrangeté de son départ me laisse troublé. Siégeait-elle vraiment à cet endroit d’ailleurs, ou me suis-je accoutumé à sa figure spectrale, au point de l’imaginer présente en dépit du réel ? Comme sa table est désormais libre, et qu’elle occupait ma place de prédilection, je décide de m’y installer. Mais quelques minutes seulement après mon transfert, le fantôme revient, se tenant debout à moins de deux mètres. Elle avait dû filer à l’étage, jusqu’aux toilettes, me dis-je. Une déduction plutôt absurde en y repensant, car pour une femme d’un certain âge, cet escalier constitue une véritable épreuve physique. Et sans même réaliser l’inconséquence dramatique d’une telle intention, je lui adresse donc la parole, par un maudit réflexe de savoir-vivre : « Pardon, vous étiez assis là ? ».
Elle me jette un oeil sévère, quasi dédaigneux, comme s’il devait appuyer toute l’incongruité de la question qui vient de lui être posée. Aucune parole pour se substituer au langage des yeux, aucune réponse. Mais si je devais traduire en mots ce masque de fermeté, il me dirait quelque chose comme : « Tu crois vraiment que je me soucie de ça ? Que ton comportement a la moindre incidence sur mes allées et venues ? »

J’existais à peine dans ce regard. Et je ne saurais y distinguer la part d’autisme social, de l’expression d’une vieillesse ultra-aguerrie, qui ne demande rien à personne pour le coup. Alors qu’on ne vienne pas lui en poser des questions. Je lui ai pris sa place ? Qu’importe, celle que j’accaparais demeure vacante, elle y échoit donc à son tour, sans autre concertation. Et nous voilà de nouveau face à face, par banquettes interposées. Nous avons juste échangé les rôles. Maintenant c’est elle, l’écrivain-espion. Elle, qui ressort prestement son petit calepin usé, en détache le stylo-bic, et se mets, ô révélation, enfin à écrire quelques mots. La scène ne dure qu’une poignée de secondes, puis la femme se lève encore en direction du comptoir, et revient, à ma plus grande stupéfaction, munie d’un verre de muscadet _ mon alcool habituel en ce lieu, et dont j’avale une gorgée à ce moment même… Comment par deux fois le même soir, la vieille dame a-t-elle pu renier sa fidélité au simple expresso, juste sous mes yeux, faisant coïncider chacune de ses commandes avec les miennes… ? Serait-ce là ma révélation : un piètre clin d’oeil surréaliste, ou comment la nature _ pas encore morte, non contente d’imiter l’art, va jusqu’à singer l’artiste ? Et d’abord, qui d’autre ici lui prête une quelconque attention ? Qui d’autre que moi valide sa présence ?

Je commence seulement à comprendre, et à l’admettre… Toute cette fascination d’enquêteur, n’est qu’une projection angoissée de ma propre trajectoire citadine. Je me vois en elle. Vieilli, transfiguré, à un tel point d’indépendance affective et d’endurance au mystère, que la désinence mâle-femelle s’en trouve même accessoire. Une légende urbaine n’a pas de sexe… Que cette femme existe vraiment ou non, peu importe. Son esprit demeure, immuable. Et il m’ébauche une destinée, dont je peux encore réfuter l’occurrence, lointaine, mais qui ne doit nourrir aucun effroi, ni convier au moindre regret. On n’est toujours que de passage, semblait-elle indiquer… Et au fond oui, c’était moi, la vieille dame au long parapluie kaki.

Un soir, quand ressurgiront les muses.

 

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(suggestion pour une lecture en musique : Brian EnoCanon in D major)

J’ai eu un bref pressentiment, comme un flash subliminal au moment de franchir la porte. Trop tard pour faire demi-tour, ce serait d’autant plus voyant que le café est totalement vide, hormis la barmaid, et cette autre silhouette familière au comptoir. Alors je m’assois, ni trop près, ni trop loin. Un détournement du regard, furtif, me confirme son identité. Me rappelle sa nature surtout. La femme-muse. De celles qui engendrèrent un flirt, une idylle, ou une romance inaboutie… Du simple béguin au parfait traumatisme sentimental. Même brièvement croisée, la femme-muse arpente son piédestal avec d’autant moins de pudeur qu’elle n’a pas choisi sa couronne. Un homme lui a tressé autrefois, d’un fil que lui seul peut entrevoir.

Vraiment, je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Souvent j’arrive à dompter mon émoi par la stratégie du nombre : plus l’endroit est fréquenté, mieux j’esquive l’objet du trouble. Alors sans même le savoir, d’autres connaissances féminines font diversion, puis la soirée passe tant bien que mal. Mais cette fois, je suis pris à découvert. Déjà les quatre coins du bar se tapissent de souvenirs, et la vitrine extérieure me renvoie l’image d’un damné fantomatique. Le fond musical n’arrange rien, « Comme un légo » de Bashung. Un slow existentiel de neuf minutes sans cavalière, ça paraît long comme un siècle d’errance à ne jamais atteindre la terre promise.

Elle a raccourci ses cheveux, les a légèrement teints aussi, je crois. Ainsi manigancent nos égéries, qui tentent de briser leur condition par une fantaisie capillaire, ou la présence inopportune d’un nouveau boyfriend. Elle doit sûrement attendre quelqu’un d’ailleurs. Pas d’autre raison à l’arrivée d’une jeune dame au comptoir, sans antécédents d’alcoolisme solitaire. Mais « Bleu pétrole » continue à défiler, et aucun autre homme ne se présente. Je fais alors mine d’aller aux toilettes ; il me faut une courte pause, le temps de me ressaisir, de trouver la bonne parade comportementale. A mon retour dans la salle, j’aperçois d’emblée une nouvelle cliente, assise à l’autre extrémité du zinc. Une simple fraction de seconde me préserve de l’identifier, que j’intériorise comme un enquêteur promis à une découverte macabre, s’apprêtant à enfoncer la porte. On nourrit toujours l’espoir de faire mentir son intuition, et puis l’image fatale arrive au cerveau : encore un autre fantôme, oui. Encore une figure du passé. Au charme bien plus effrayant que la vue d’un cadavre, hélas.

Devant pareil acharnement du sort, l’homme apprend vite à choisir son camp : statisticien ou mystique. Or les chances de croiser plus d’une ex-galante dans le même bar, le même soir, sont assez élevées finalement. Dieu ne maudit pas toujours les romantiques, il les renvoie juste à un cours de probabilité citadine. Je n’avais pourtant jamais assisté à un tel rapprochement : deux époques différentes associées au même idéal féminin, deux cicatrices bordées de pointillés. Deux nuances de brunes aussi… La plus claire prend ombrage de l’autre, mais sa chevelure sauvage l’emporte en majesté. Quelle importance d’ailleurs, je fondrai sur un regard comme toujours. Et pour l’heure, il m’importe de n’en croiser surtout aucun.

Bientôt mon verre approche la dernière gorgée, néanmoins l’envie de savoir reste plus forte qu’une triste dérobade. Je me redirige alors vers le comptoir, sans saluer, puis commande un nouveau blanc à la serveuse. Laquelle ne cherche aucunement à jauger mon humeur, mais sa perception du malaise est évidente. Elle doit espérer autant que moi l’entrée d’un groupe d’étudiants en pleine tribulation festive, histoire d’emplir et détendre l’atmosphère…
Posé à ma table refuge, je vois pourtant la mauvaise coïncidence redoubler, et se transformer en malédiction pure. Car une troisième cliente apparaît ensuite, que même un gallon de muscadet ne suffirait à me rendre méconnaissable. Avec ses miroirs de l’âme, qui vous dévisagent grands ouverts, ce mélange d’émerveillement teinté d’inquiétude et de candeur mal-dissimulée. Cette blancheur intrigante aussi, à laquelle une minceur longiligne vient servir d’écrin. Mais surtout ce « rien », béant, autour d’une histoire finalement avortée. La mémoire d’une vraie liaison amoureuse devrait éclipser le souvenir d’une simple romance, présume-t-on. A tort. Car si les « peut-être » vous marquent d’un fer encore tiède, le vécu a au moins la courtoisie d’apposer son empreinte, vous épargnant ainsi une douleur fantôme inatteignable, incurable.

Soudain, je me sens curieusement plus fasciné que persécuté. A deux spectres féminins en vue, l’ambiance est un calvaire ; avec trois, me voilà embarqué dans un conte surréaliste, faisant retomber toute défense rationnelle. Alors autant fendre l’armure et saisir l’étrange, quand il se livre si manifestement. Il me revient d’ailleurs un écho du céleste « Pyramid song » de Radiohead, dont le personnage dérive sur une embarcation filant vers l’au-delà, remplie d’amantes « passées et futures »… Mon propre radeau des muses flotte à même le comptoir, et aucun Dieu égyptien ne semble en tirer les ficelles. Au fond je ne crains pas le retour de karma, non, j’ai plutôt peur d’un revers de l’absurde. De ne pas occuper le centre du tableau, justement. Or je deviens cet unique figurant masculin relégué en arrière-plan, lui qu’on distingue à peine. Ma peinture aura séché trop lentement, la chaleur ambiante m’a rendu flou.

Et la fresque se remplit, davantage encore. Une à une apparaissent d’autres femmes-muses, identifiables au premier coup d’oeil, jamais vraiment oubliées. Elle, toute en blondeur enjôleuse, tempérée d’un verbe piquant, avec sa manière subtile de me conduire la barque jusqu’au tourbillon, malgré mon canotage désespéré. Elle, jeunette ensorceleuse, tellement experte en désinvolture, qu’elle vous fait guetter le moindre affect comme une preuve ultime d’humanité. Elle, aussi ; grisée le temps d’une danse, conquise au verre suivant, mais à condition d’envahir sur un coup d’état. Aucune chance d’établir un siège romantique, il faut vouloir planter ses crocs de velours sans attendre _ la victime exige une preuve ; il faut se croire vampire, pour mieux s’ignorer en Dom Juan.
Trop tard ou trop tôt, peu importe ensuite : à quoi bon interroger le sablier d’une époque, dans l’espoir qu’il nous délivre quelque bon tuyau pour la prochaine fois… Et combien d’élans freinés par excès de scrupules, par refus du moindre machisme, finalement perçu comme un désintérêt passionnel ? Bien sûr, parmi toutes celles qui défilent sous mes yeux, plusieurs m’auraient banni de Rome, si j’avais osé franchir ce Rubicon infime, préservant l’amour courtois d’une bouche trop aventureuse. Plus d’une fois je me suis épargné le couperet. Ou le silence et la gêne pour seule réponse. Un homme doit savoir renoncer à quelques batailles, s’il veut rester maître de choisir son combat.

Enfin la porte se fige. Il n’en manque plus aucune je crois, toutes mes muses se sont portées au rendez-vous. Quant à moi, j’étais juste un imprévu de passage. D’ailleurs nulle ne me regarde, ni ne cherche à m’éviter. Certaines bavardent juste en face, mais je n’entends pas un mot, plus un son même. J’avise les solitaires, restées au bar, les fumeuses, qui vont et viennent entre l’arrière-salle et l’extérieur. Espion, j’assiste à des confrontations improbables ; de celles qui émailleraient une veillée funéraire à la mémoire d’un gourou infidèle, qu’on avait longtemps cru monogame… Pourtant, que de diamétrales féminines opposées, dont je présumais être le seul chainon indirect jusque là. Comme on se donne toujours trop d’importance, à s’imaginer projetant une ombre telle qu’elle empêcherait tout dialogue et amitié autour. Ne jamais viser le centre du tableau, on voit bien mieux les choses depuis la marge.

Et la soirée s’étire inlassablement, toute temporalité suspendue. Mes comparses enchainent les verres, aucune n’a l’air pressée de partir. Le mien ne semble jamais pouvoir se vider : chaque minute je l’attrape, presque mécaniquement, puis en avale une courte gorgée, mais résolument le niveau stagne, entre grand vide ou trop plein, toujours à mi-distance. Alors je finis par comprendre que cette emprise du sort n’est qu’un fruit de ma propre passivité. Et que cette torpeur doit cesser au plus vite. Je saisis donc un bout de papier coincé dans ma poche de veste _ laissé au cas où, puis commence à griffonner quelques termes. Sans jonctions apparentes, juste une série de mots-clefs, flottant sur un espace vierge, dans l’attente nerveuse d’être reliés. Mais rien ne vient qui fasse sens, et mon verre ne s’assèche toujours pas. Et les muses papillonnent autour pendant ce temps, s’alanguissent en toute légèreté, ou s’abandonnent à quelques danses frivoles… Vraiment l’épreuve devient insoutenable. Je devine qu’il me faut tourner la page, essayer autre chose. A nouveau mon regard se fixe pour mieux les détailler. Successivement cette fois. Et je réalise combien chaque visage porte encore une histoire, une véritable flamme d’existence. Chaque figure surtout, m’apparaît tellement plus vivante que la mienne. Même celles dont je me souviens avoir déploré la perte.

Au verso, mon crayon s’ordonne enfin, et la liste donc peut commencer. Soigneusement j’écris leur prénom, l’un derrière l’autre. Qui parfois tarde à me revenir, mais la série peu à peu se complète, et passé quelques minutes encore à me relire, je note qu’elle ne souffre plus d’aucune omission. Alors, ligne par ligne, muse après muse, j’actionne de ma main le barré consciencieux d’un passé aliénant. Et je les vois toutes disparaître sous mes yeux, à mesure que le trait s’abat. Je les sens m’échapper pour de bon, comme je leur échappe en retour. Ainsi chacun retrouve sa liberté, d’être, de devenir, ou d’avoir été. Ainsi meurent les restants d’espoir, mais survivent tous les possibles.
Il ne me reste plus qu’à régler maintenant, avant de partir à mon tour. Au comptoir, la serveuse ne trahit aucune expression particulière venant conforter mes visions à postériori. Tout paraît absolument normal soudain, presque routinier. Nul n’irait soupçonner qu’une telle forfaiture a eu lieu, en cette nuit où j’ai tué tant de muses, d’un seul tracé définitif. Mais le crime bien sûr, demeure imparfait. On ne pourra jamais supprimer un fantôme, ou éradiquer une ombre. Encore moins une cicatrice. Et un océan de ratures ne rendra jamais une page blanche ; il se contente de faire émerger l’espace restant. Là où écrire la suite.

Maintenir une proxémie décente après 22h.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Neu! – « Fur Immer »)

On ne s’assoit jamais en toute liberté, même dans un bar à moitié-vide. Arrivé en pleine heure creuse, me voilà pourtant cerné au bout d’une demi-heure, pris entre une aile droite anglophone et une aile gauche Chimay-phile. La voix très maniérée d’une blonde australienne, opposée au souffle bruyant d’un solitaire plutôt agité. Ainsi le lieu résonne de toute sa diversité humaine ; vieux taiseux peu avenant versus jeune étudiante guillerette, alors qui vais-je « croquer » d’abord ? Pour l’heure, je préfère encore goûter la musique de fond : un album de Broadcast, quelle bonne surprise. « Come on let’s go ».
Justement, l’Australienne et son french rendez-vous du soir cherchent à reconnaître l’artiste. J’hésite à leur souffler la réponse, ce qui traduirait une certaine indiscrétion de ma part. Mais je manque une énième occasion de brûler la politesse à une fameuse application smartphone d’identification musicale. Laquelle serait fichue d’indiquer « Portishead – Glory box » au moindre bug, tandis qu’un vrai mélomane confond uniquement The velvet underground et Lou Reed en fin de blind-test…

Broadcast ou non d’ailleurs, ma rive gauche se fait de plus en plus intrusive ; et le choix du sujet s’impose à moi, littérairement, physiquement aussi. J’avais déjà noté sa première entrave aux normes anthropologiques, voyant le type s’asseoir sur la même banquette, bien que les autres tables restaient libres. Mais pourquoi pas, chacun son emplacement favori. Sauf qu’il va se rapprocher peu à peu, jusqu’à laisser deux mètres libres à sa gauche et seulement quarante centimètres en direction de ma cuisse…

Impossible d’échapper à son remue-ménage nerveux, me voilà sous emprise directe. Je perçois le moindre craquement, infligé au bois vieilli qui nous soutient tous les deux. Et ses nombreux « tocs » défilent avec d’autant plus de bizarrerie que s’additionnent les bouteilles de Chimay : étirements intempestifs, main droite mimant un arpège de piano effréné, pli et dépli compulsif des quelques journaux à disposition. Pour ajouter au malaise, il y a ce miroir en tranche, pile en face, dont je sais bien qu’il permet d’observer discrètement son voisin, à défaut d’oser l’aborder. On m’y cherche du regard, de manière insistante.

L’ambiance devient franchement malsaine, car je sens qu’il glisse également un oeil vers mon laptop, et m’oblige à détourner l’écran, par souci d’intimité. J’évite de le dévisager bien sûr, même en coin, pour ne risquer aucun début de conversation. Mais rien qu’à entendre cette petite voix feutrée apostrophant le serveur, mon soupçon ne fait qu’augmenter. Oui, j’ai déjà croisé ce dirty old man, et il ne s’appelle pas Hank Bukowski hélas. D’ailleurs, la confirmation m’est donnée dix minutes plus tard, lorsqu’il finit par m’adresser la parole :

« Et tu arrives à te concentrer pour écrire ? »

Oh oui, je te connais. Et une fois encore tu fais fausse route. A suivre ce que tes yeux en-chimayés désirent, derrière ces lunettes crasses, embuées d’une moiteur coupable. Tu te trompes de cible, mais au fond ça t’est même égal, je suppose. Il y a d’autres lieux pour ça, où trouver la jeune chair consentante promise à ton porte-feuille garni. Tout ce que tu cherches, c’est un petit goût d’insolite. Une pointe d’illusion, ou d’auto-érotisation graveleuse, sans le grand imperméable beige qui sied d’habitude au cliché.

Le plus pitoyable est que tu ne m’as sans doute même pas reconnu. Tout juste te rappelles-tu avoir musardé ici, peut-être, et vibré d’espoir le temps d’une fin de service, un samedi au comptoir… Je m’y étais posé sans but précis, au terme d’un assez riche parcours de soirée. Une autre connaissance avait suivi le même itinéraire, et l’on se recroisait pour la troisième fois en quelques heures. Cela nous avait amusé, alors nous avions repris un verre de circonstance, tout en bavardant musique indie-pop. Mais ton dévolu m’avait désigné d’office. D’abord à distance raisonnable, puis à la faveur d’un tabouret libre, juste à ma droite. Peut-être nous avais-tu payé un verre, je ne me souviens plus. Peu importe, si je devais sourciller devant chaque étranger m’ayant offert un coup après minuit, j’aurais au moins trois bombes lacrymo et deux tasers dans ma sacoche à force…

Dire que je n’avais rien vu venir serait exagéré. Seulement une fois pris dans l’engrenage, il devient difficile de jouer les grands garçons farouches. Et puis j’avais mon autre voisin d’infortune à ne pas délaisser, autant par courtoisie que pour la diversion opportune dont sa présence me gratifiait. Mais parler New Order et Factory records, ça ne te branchait guère. Ton truc c’était plutôt Barbara ou Mozart, si je me rappelle bien. Enfin, c’était surtout les « mignons » en veste légère comme moi, encore assez frais à tes yeux de sénior… Les goûts, les couleurs, les apparences ; ça ne se discute pas nécessairement, non. Tant que tu ne poses ta main sur ma cuisse, en m’invitant à prolonger la discussion ailleurs, dans ton duplex.

Evidemment, je n’allais pas t’envoyer une gifle _ quelle idée saugrenue. Faire la femme, c’est drôle un quart d’heure, mais pas au-delà d’un certain mimétisme. Un « non merci, au revoir, vous vous méprenez monsieur », voilà qui suffisait largement. Je ne me sentais ni choqué, ni dévirilisé. Seule ma proxémie de confort en avait pris outrage. Il restait juste à finir mon verre tranquillement, avec le même camarade de comptoir, qui m’avoua d’ailleurs n’avoir absolument rien pressenti. Pourtant, j’aurais juré que ça devait lui être arrivé plus souvent qu’à moi. Décidément, les apparences…

Au moins pour ce soir, tu t’en vas sans geste ni proposition déplacée. Usé par ton propre manège d’intimidation sans doute. Ou par l’assèchement chronique d’un fond de verre écru, comme tout pochetron résigné à rentrer. Et je préfère largement ce scénario, comparé au précédent. Car si jamais il devait y avoir un troisième acte, sache que tu risques un bon coup de laptop dans les côtes, et une Chimay renversée sur le pantalon, pour mieux refroidir tes ardeurs… En toute amabilité, bien sûr.

Dessine-moi une absence…

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(V. Lefebvre – 2015 / suggestion pour une lecture en musique : Terry Riley & Friends – « In C »)

Dimanche soir, 22h30. Un dessinateur se pose sur la banquette d’en face, ouvre son carnet de croquis, et suscite instantanément la curiosité d’une poignée de clients assis autour. Bien qu’empêché de travailler, il consent poliment à décrire son approche par quelques mots. Mais j’évite de l’écouter, l’exercice lui enlève déjà trop de mystère. Je me demande juste quel modèle va-t-il choisir, car je doute qu’il vienne rafraîchir son imaginaire en scrutant le marc de houblon. Pas dans un troquet aussi bohème.

Devant lui, son champ visuel offre seulement deux options : moi, l’écrivant énigmatique, et cette vieille dame figée, juste à ma gauche. On la croise souvent ici ; elle rentre puis ressort aussi vite, une fois son café commandé, ne salue personne, et « personne » le lui rend bien d’ailleurs. Ce soir pourtant, elle semble vouloir s’attarder. La voilà presque immobile depuis 45 minutes, hormis une pause cigarette entretemps. Son immense parapluie vert complète le tableau, tel un cinquième pied à sa table. Il doit bien lui arriver au ventre à vue de nez.

La simple image d’une femme si pittoresquement burinée de vieillesse et d’addictions, en fait déjà le portrait idéal. Passez-la en noir et blanc, elle devient Doisneau. L’expression, l’authenticité, l’absence brutale du moindre objet de distraction _ livre ou portable, tout concorde à merveille. Si j’étais toi pourtant, jeune crayonneur, je viserais un autre sujet, moins évident. « Moi de préférence », dirait Oscar Wilde s’il avait goûté au 21ème siècle, dans toute son hégémonie narcissique. Mais « boucle-la Oscar ! » lui répondrais-je. Pour l’envie d’être flatté, il existe déjà le selfie instagram, ou l’indulgence féminine après trois mojitos. Non merci, je préfère céder mon aura picturo-génique à un modèle insoupçonné, une figure si effacée qu’un scribouilleur de mots ne saurait la saisir. Autrement dit, bonhomme : surprends-moi.

The portrait not taken. Voilà ton objectif : composer un équivalent graphique au poème « The road not taken » écrit par Robert Frost. Brosse ce choix qui ne s’imposait pas _ d’un chemin ou d’un visage, mais risque de tourmenter une vie entière. Plutôt qu’une présence donc, dessine l’absence.
Ainsi ton geste prend vie. La magie opère peu à peu, à grands coups de griffes carbonés. Je commence à distinguer la forme, et comprends mieux où tu voulais en venir. On croirait presque un plan de coupe, une sorte de planche anatomique, tirée d’un livre des sciences naturelles. Ne le prends pas mal surtout, le résultat est bien plus esthétique, de ce que j’entraperçois. Tellement surréaliste également. Certains cherchent à scanner l’âme humaine, toi tu retraces la vue même du scanner, par un trait noueux, ramifié à un niveau de précision remarquable.

Le mouvement est d’autant plus singulier qu’il s’exécute au mépris du chaos ambiant, perpétré par une bande de joueurs d’échecs en deux tables distinctes, franchement trop exubérants pour être crédibles _ comme s’ils jouaient à la pétanque sur un échiquier… Au son des leitmotivs scandés par les deux plus vifs pratiquants, nos regards interloqués se croisent enfin d’un sourire complice. Nous voguons dans la même galère, en quête de concentration, amusés néanmoins. Nouveau clin d’oeil sidéré ensuite, lorsqu’un des joueurs atteint d’hystérie compulsive, nous gratifie d’un rire orgasmique sur-aigu, que je ne souhaite à aucun partenaire sexuel non-malentendant… Sauf à hurler soi-même plus fort bien sûr.

Allez, oublie ces quelques digressions. Ne te détourne pas. Laisse-les s’agiter, et reviens au canson. Tu n’es qu’à mi-chemin, c’est ce moment délicat où ton élan fait soudainement défaut, où tes petites douleurs prennent racine : aux cervicales, au dos, au poignet sûrement. Je te vois grimacer d’ailleurs, ce qui me rassure un peu à vrai dire. Je ne suis donc pas seul en ce café à attendre que l’inspiration vienne lui masser le cou et les épaules… Alors évite ce goût d’inachevé dont tu devras souper le lendemain. Ensuite il te faudra procrastiner des jours, semaines, ou mois, avant d’y retourner penaud et coupable, voyant mal depuis quel trait repartir. Comparé au mien, ton geste est bien plus précaire. Ainsi je peux toujours reprendre un paragraphe deux ans après, échouer dix fois jusqu’à raviver l’étincelle d’origine. Mes ratures ont l’avantage de s’effacer au traitement de texte.

Mais je ne dois pas penser assez fort, puisqu’à nouveau tu te laisses distraire. Un autre curieux t’aborde, faisant mine de questionner ton art et sa pratique. L’intention paraît flatteuse, certes. Ecoute son érudition cependant, bien trop surfaite pour rester désintéressée… Enfin, à mon humble avis, cher camarade télépathique. Regarde où ça te mène d’ailleurs : maintenant le beau-parleur s’assoit, te propose de reprendre un verre, sauf que lui a déjà embrayé sur Nietzche, Voltaire, Duchamp… Non seulement tu ne dessines plus, mais n’arrives pas même à placer un mot. Il te manque encore un peu d’expérience sans doute. Tu dois reconnaître au premier coup d’oeil ce genre d’envoûteur patenté, qui te refile son besoin viscéral de ne pas terminer la soirée seul, sans compagnon de beuverie intellectuelle. Alors tombe dans le piège, soit, mais ne compte pas sur ma solidarité. Les grands esprits se rencontrent seulement s’il n’y a pas d’interférence sur la ligne.

Tiens, observe comment il m’interpelle sans vergogne, au moment où je viens régler ma note : « Tu écris ? J’ai vu à ton regard que tu étais aussi en recherche de quelque chose, je sens qu’on partage le même feeling… On va boire une bouteille chez moi, tu veux te joindre à nous ? ».
Je décline, évidemment. Bonne soirée quand même l’artiste. Peu de chances qu’il s’intéresse à ta jolie frimousse d’un Sean Penn débutant, donc tu ne risques pas grand-chose… Promets-moi seulement de ne pas lui croquer le portrait, s’il te le demande. Je veux bien rester hors-cadre, ou m’effacer derrière un voile d’abstrait, mais il y a des limites à la tempérance de mon égo. Quant à portraitiser une absence, réjouis-toi : je t’offre la mienne.

Haute teneur en mixité sociale.

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(Vianney Lefebvre – 2016)

Le moment est idéal pour moi ; quand la pluie chasse les gens en terrasse vers l’intérieur, saturant le café d’un seul coup. Alors me voilà au sec et parfaitement installé, pris dans une véritable fresque de mixité sociale, ethnique, internationale même. Vu ma tendance naturelle au voyeurisme sociologique, cela revient à placer un braqueur récidiviste devant une bijouterie désalarmée… Mais pour une fois je décide d’effectuer mon tour d’horizon à travers le regard d’un barman, qui attribue son numéro à chaque poste de service, gardant ainsi une trace des différentes commandes passées. A défaut de venir présenter la note, je verrai bien mieux la partition.

Table une, donc. La première à gauche en rentrant : elle accueille un groupe de touristes anglais autour de la soixantaine, dont je présume qu’il sera vite reparti, le temps d’une série de cafés. Table deux. Celle-ci abrite une composante trans-gay-lesbienne, exactement dans cette proportion donnée. Trois personnes au parcours hors du « qu’en dira-t-on », absolument détachées de toute malveillance extérieure par ici. Et une somme de potins échangés à faire pâlir n’importe quelle revue de presse en cabinet dentaire…
Table trois. Là, j’observe deux jeunes américaines (me semble-t-il) vraiment intrigantes, car ayant revêtu exactement le même haut, blanc et ultra-moulant, sur une poitrine obusienne qu’un soutien-gorge probablement en titane rehausse encore davantage. Cela ne m’attire pas spécialement, je mesure juste à quel point l’uniformisation mammaire gagne du terrain parmi les digital natives… Mais ce qui me frappe présentement c’est leur dress-code visiblement concerté, et l’esprit fusionnel qui émane de leur duo. Sans qu’on puisse soupçonner une gémellité évidente, ou encore moins une relation de couple. Elles me font pourtant étrangement penser aux soeurs jumelles du film Shining, comme si les deux gamines ectoplasmes confrontées à Jack Nicholson avaient maintenant atteint la majorité. Beaucoup plus souriantes désormais, heureusement. D’ailleurs à choisir, je préfère nettement les croiser à l’intérieur d’un bistrot, qu’au bout d’un long corridor hanté.

Table quatre. Y siège un couple assez discret, sans doute en plein rendez-vous galant… Ne les dérangeons pas. Table cinq : juste un groupe d’amis réunis autour d’une bière. Rien d’étonnant, ni d’outrageusement exotique. Mais nous faisons banquette commune, et entretemps le cercle s’agrandit : une autre « copine » vient se glisser tant bien que mal, pratiquement collée à mon épaule. Elle me rappelle une ancienne figure romantisée, d’une idylle trop vite interrompue. Je ne peux décemment pas lui en vouloir certes, d’autant qu’elle me tourne le dos par discrétion. Ce qui dénude légèrement le bas de sa colonne vertébrale, seulement affleuré d’un haut à dentelles, sous ce mini-veston jeans noir. Et plutôt qu’un fantôme me dévisage, j’aime autant cette image frontale à vrai dire. Sur l’échelle Richter du sentimental, le dos occasionne une secousse visuelle moins tellurique, même avec une si belle descente de reins. Puisse-t-elle se retourner de temps à autres néanmoins, que j’avise furtivement si ce regard affiche le même vert fauve teinté de rousseur…

Table six. Autre scène de convivialité, mais qui rompt enfin avec cette litanie de visages typés « blanc caucasien ». Plusieurs clients d’origine kabyle _ je suppose_ trinquent une 50 centilitres, ou un simple expresso. J’en reconnais la plupart d’ailleurs, pour les croiser régulièrement ici. Comme cette bande assez animée de Franco-sénégalais au comptoir, que j’aperçois souvent de même, en réunion variable. L’air de rien, voici l’un des rares cafés de la ville qui pourrait se draper d’une bannière « black-blanc-beur » parfaitement naturelle, harmonieuse, réitérée. Si besoin était, ce constat rappelle à quel point le fameux « vivre ensemble » républicain prend un bien meilleur départ autour d’une valeur commune au noctambule : la pinte de bière belge.

Table sept. La plus petite, en faux marbre circulaire, coincée dans l’angle de l’entrée. J’en faisais souvent mon poste de travail à une époque, maintenant je trouve l’emplacement trop indiscret, la lumière y est très peu tamisée. Elle me donne l’impression d’être sur estrade, sans avoir le moindre spectacle à offrir. Ma page blanche y rejaillit d’autant plus cruellement.
Ce soir, un autre créatif solitaire m’y succède, son carnet d’esquisses étalé sur le revêtement usé. Je note que ce jeune beaux-artien travaille aussi au vin blanc. Mais lui commande une bouteille entière, pas de demi-mesure : on paye d’avance, on assume la dose de travail à ingérer… Présomptueux peut-être, n’empêche que je m’interroge soudainement sur l’économie réalisée. Le slogan est imparable d’ailleurs : pour un alcoolisme économe, penser un jour à lire la carte du bar.

Table huit. Entrave grossière à la mixité ambiante, six mâles autour de la vingtaine, au ton viril, gouailleur. Je leur pardonne et oublie vite ces quelques ébats vaguement politisés, entre deux digressions smartphonesques. Tout le monde peut se tromper de bar. D’ailleurs, une autre série d’arrivants leur succède peu après. Cinq jeunes demoiselles, en pleine soirée exclusivement féminine. Si manifestement égayée par la simple compagnie d’une bière à la cerise, que je ne trouve décidément rien à redire à la célèbre formule d’Aragon : la femme est bien l’avenir de la Kasteel rouge. Pour l’homme c’est fichu.

Table neuf. Tiens non en fait, il s’agit d’un leurre. Pas de table « 9 ». Je suis en train de recompter les mêmes tables, occupées par d’autres clients entretemps. Comme dit le clochard, quand il se moque de l’ivrogne : « vous n’avez peut-être pas cherché l’ivresse, mais vous avez quand même trouvé le flacon. »

– suggestion pour une lecture en musique : Do Make Say Think : album Yet & Yet

Le dilemme du muscadet offert…

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(© Vianney Lefebvre – 2016)

Quand le verre de muscadet se remplit de lui-même alors que vous n’avez rien commandé expressément, deux déductions affleurent à votre esprit. L’une vous désigne comme un pilier de bistrot aux préférences notoires, l’autre vous suggère qu’il n’est pas encore temps de quitter ce café. Quelque chose se trame visiblement ; une nouvelle rencontre passagère, ou un dialogue impromptu, voire une simple anecdote surréaliste… A moins que la serveuse ne souhaite vous retenir jusqu’à la fermeture, en prélude à une after sous d’autres auspices tamisés. Les braves n’ont pas d’heure, mais beaucoup d’imagination.

Certes il existe une troisième option, plus triviale : le manque d’insistance à refuser un alcool indûment servi, au moment choisi de régler pour rentrer dormir. La raison donc, voudrait qu’on abandonne ce vin à sa piètre insignifiance, orphelin de chagrin à noyer, privé du moindre gosier bienveillant… Quel crève-cœur. Ce n’est ni pour l’élixir, ni pour l’ivresse d’ailleurs ; de ce cru bas de gamme il me faudrait encore trois ou quatre doses, avant d’atteindre un seuil d’ébriété manifeste. Alors j’écris, afin d’éponger quelque petit reste d’inconscient judéo-chrétien, afin surtout de ne pas laisser un godet de plus sans destinée. Puisqu’il m’est offert, ça fait toujours deux euros cinquante en moins de fausse culpabilité au réveil. Mais le lendemain n’aura aucune pitié envers mon déficit d’enthousiasme et de fraîcheur. Aucune indulgence pour le verre en trop.

Je n’en fais pourtant pas une question de santé. S’il y avait une vraie bonne raison de boire dix muscadets par soir, j’y consentirais certainement. Il me suffirait de braquer une épicerie de temps à autres, faute d’avoir un job réellement lucratif. Mais l’expérience éthylique m’oblige à admettre que de trop nombreux levers de coude se perdent en commodité sociale, cachant d’abord un profond sentiment d’inconfort citadin. Ces verres qu’on destine à un fier élan de camaraderie, de célébration, ou d’implication romantique, restent souvent minorité. Surtout, on ne les regrette jamais ceux-là.

Trois heures moins dix à présent. La fermeture se profile et je n’ai guère envie de rester de toute façon. Vingt gorgées plus tard, aucune révélation majeure n’est venue me chatoyer l’intellect, même un simple écho subliminal de comptoir dont je saurais me contenter. Quant à Miss Barmaid, je la laisse ranger tables et chaises, comme on respecte un noble ouvrier du service nocturne, sans même lui adresser un clin d’oeil tendancieux. On ne peut pas vouloir le médicament et la pharmacienne de garde.

Alors ma feuille blanche retrouve l’étroitesse d’une poche de veste, pliée en quatre, copieusement noircie. Sueur et larmes du graphite, pendant quelques années ce fût ma récolte hebdomadaire ; cette nuit-là pourtant, une pointe de frustration vient m’envahir. Je sens qu’il est grand temps d’élargir le champ d’expression au-delà du graffiti littéraire. Et qu’importe si le cliché rimbaldien en ressort légèrement froissé. Il devra bien s’accommoder d’un laptop dorénavant. Concernant l’adjuvant viticole, ne changeons rien par contre, je ne compte pas monter en gamme de si tôt. « Un autre muscadet ? ». Assumons-le, oui.

Suggestion pour une lecture en musique : John Coltrane – « Resolution »