
On me prête une certaine aisance à déprimer en toute saison. J’ai beau réfuter la moindre évidence neurasthénique, rien n’y fait, ce « on » accusateur ne distingue aucune nuance d’insatisfaction : déprime saisonnière ou mélancolie existentielle, voilà deux exemples à ne pas tremper dans le même encrier pourtant. Un homme peut maudire la terre entière au 15 août et frôler la béatitude un 1er novembre ; sourire à toute une rame de métro, mais songer à se foutre en l’air dès la prochaine station… Au rayon du mal-être ne figurent que des mal classés, mal orientés, trop vite catalogués en peine-à-jouir incurables, toutefois indispensables au bienheureux patenté, quand celui-ci connaît enfin un soir de grisaille. Car on a toujours besoin d’un plus chronico-dépressif que soi, apte à vous tenir le mouchoir pendant une soirée entière, sans espérer la même oreille compatissante en retour. Et pour cause, « tu comprends : les gens tristes, c’est tellement déprimant ! »
Alors un autre « ça va » interrogatif à négocier, un de trop peut-être. Ma pirouette habituelle _ « ça va quelque part, merci »_ ne convainc pas, l’interlocuteur exige une réponse franche. Et comme j’ai le malheur de placer un adjectif dépréciateur dans la phrase, visant de surcroît mon environnement citadin, immédiatement la brigade du positivisme s’interpose. « Toi de toute façon, tu déprimerais partout, peu importe la ville ». Je venais de passer l’été à contempler les selfies touristiques émis par la plupart de mes contacts facebook, tandis que je n’avais pas quitté mon port d’attache depuis une éternité. D’où cette répartie légèrement acerbe : « C’est vrai que je n’ai jamais essayé de déprimer à Bali… ». La référence géographique n’avait rien d’innocent ; je savais de source internet que cette amie en revenait tout juste, fraîchement nappée d’indolence zen et du rayonnement hâlé de circonstance.
Tiens non, je n’ai jamais expérimenté la maniaco-dépression sous les tropiques, jamais exporté mon spleen à Marrakech, ou pris une chambre en clinique psy à Copacabana, ni tâté d’une lame de rasoir en plein fjord islandais… Et quand bien même aurais-je la vie d’un magnat du pétrole sur une petite île paradisiaque, voudrais-je réellement qu’on touche à mon droit fondamental de « badder », fusse sur la condition humaine ou sur le cours du baril ? Une des pires oppressions, rarement créditée à la juste mesure de sa tyrannie, est ce flingue sociétal pointé vers la tempe de l’occidental adulte, sommé d’être heureux quoiqu’il en coûte. Et que l’infamie submerge le réfractaire bad-trippant, ou juste peu enclin à consulter quotidiennement son baromètre de satisfaction personnelle. Car le savais-tu, chère globe-trotteuse au doigt affectueusement pointé ; l’âme humaine contient plus d’une teinte en son prisme : tout ne se résume pas au noir, blanc, ou gris. Il y a aussi l’existence, le fait qu’un individu se sente vivant et mouvant, en écho avec son époque, sans besoin de se définir à l’aulne d’une question aussi brutale que factice : « Alors, heureux ? ».
Evidemment sa remarque n’était ni mesquine, ni fortuite. Un homme se définit souvent par l’énergie manifestée à contredire ses réputations ; et certaines piques amicales à ce titre, comptent parmi les plus stimulantes, même rageantes ou vexatoires. Car vos connaissances proches sont celles qui imaginent le moins vous voir changer. Or j’en avais déjà trop raconté à cette « camarade » féminine. Une partie de mes casseroles traumatiques déjà soumise au feu de ses titillages indiscrets, sans qu’une pointe d’impudeur narcissique ou d’excès alcoolifère n’entre en cause.
S’il s’agissait d’une tentative de séduction par étalage en tragédies intimes, la mienne était bien trop radicale pour avoir la moindre chance d’opérer. Comme de rentrer tout juste du Vietnam, et de vouloir montrer ses cicatrices à une nonne antimilitariste en pleine rue… J’avais surtout envie de brusquer la bienséance citadine, je crois. Nous avions un échange amusé, plein de fine dérision intellectuelle, mais si quelqu’un m’effleure la boite de Pandore, je peux aussi dégainer du « lourd », et sans même un coup de semonce.
Tout dépend du type de question posée. Quand on lui demanda en 67 s’il avait déjà pris du LSD, Paul Mac Cartney répondît à l’intervieweur que c’était son entière responsabilité de diffuser ses propos, car il n’avait aucune intention de mentir à ce sujet. Me concernant, je n’ai jamais pris de LSD, néanmoins j’ai assez d’histoires poignantes en ma cornue pour dramatiser n’importe quelle mondanité, si l’occasion l’exige. Même juste après un bon éclat de rire et d’auto-dérision partagée. Et toi, belle renifleuse de scoop, tu l’auras cherché plus d’une fois ce nerf sensible. Avec cette fausse candeur enjouée, telle une enfant interrogeant son père plongé dans le journal, mais l’esplièglerie d’une surdouée anticipant déjà la réponse… Le petit jeu est plaisant, certes. Comme de se raconter une histoire d’épouvante entre gamins avant de dormir ; puis on cauchemarde en pleine nuit, et seulement adulte on réalise : pire qu’un fantôme dans le placard, la malice au féminin…
Parmi ces joutes spirituelles de haute voltige, une autre m’était resté coincée dans la mémoire _ sans doute parce que j’avais dominé l’échange cette fois-ci. Ma tirade s’était refermée sur le défi qu’un jour, oui, je lui prouverais mon aptitude au rayonnement ; de celui qu’on projette fièrement vers autrui, quand s’estompe la vocation au bien-être intérieur. Alors je ne serai plus seulement cet albatros de malheur, briguant le courage des oiseaux, eux « qui chantent dans le vent glacé » d’une ritournelle de Dominique A… Je n’avais pas rajouté « comme tout le monde », ni « comme personne », non. Plutôt comme un homme sent la résilience opérer en lui, cette évidence qui porte à devenir qui l’on est vraiment, envers et contre toutes apparences.
Et toute apparence, toute fausse réputation, reste à portée d’un lever de mystère ou de malentendu. J’ai sûrement l’air trop ombrageux parfois _ plus qu’un Barack Obama disons, mais certainement moins que Charles Baudelaire un lendemain de biture… Quant à revenir d’un « Vietnam » figuratif, si par pure hypothèse j’avais perdu un oeil au combat, je préférerais toujours en faire une marque de dignité, voire de séduction, plutôt qu’un atout compassionnel.
Alors offre-moi donc ce verre complice, ou bien accepte le mien. Offrons-nous un verre qui n’interroge pas l’humeur, qui sait l’outrepasser sans la montrer du doigt. Un verre aux belles promesses, à ces versions de nous-mêmes qu’il nous faut encore atteindre… « Et toi d’ailleurs, que deviens-tu ? »