Le bon, le clochard, et les pompiers…

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(Unknow credit – Suggestion pour une lecture musicale : John ColtraneMy favorite things)

Un clochard qui débloque en terrasse, cela n’a rien d’étonnant par ici. On peut même s’en distraire, tant que le type reste inoffensif, juste assez lunaire et pochetronné pour nous délivrer une petite tranche d’absurde. Celui-ci remue un peu trop quand même, il ne faudrait pas non plus qu’il atterrisse sur une table, à force de virevolter comme un chaman SDF… Je garde vaguement un oeil sur lui, mais depuis l’entrée du bar, à quelques mètres. Et au moment de l’incident, mon regard se porte ailleurs. C’est le bruit qui m’interpelle : sa tête vient de claquer brutalement contre terre, directement sur un pavé. Il se relève aussitôt, sans l’aide de personne. Mais une imposante plaque de sang rougit l’arrière de son crâne. Cet homme va avoir besoin de secours ; vu le choc, il pourrait bien souffrir d’un traumatisme sévère. Le problème étant qu’il ne réclame aucune aide extérieure, et que tout le monde s’en méfie autour. Certes, comment appréhender une bête sauvage, dont le langage corporel évince l’usage du verbe ? Un timide attroupement se forme néanmoins, et lui signifie la gravité de sa situation. Je m’approche alors pour tenter d’en savoir plus. Mais lui a déjà fendu le cercle, en dépit des injonctions. L’instinct de préservation l’emporte : un animal blessé n’attend pas qu’on l’achève ou qu’on lui demande son numéro de sécurité sociale, il se protège par la fuite.

A ce moment j’interviens, et me mets à suivre le clochard dérouté jusque dans une ruelle adjacente, quarante mètres plus loin. Je distingue mieux son visage à présent, qui délivre à lui seul une fresque de vie urbaine comme sortie d’un autre siècle. L’aspect frustre de ses traits doit sûrement autant à l’alcool et la rudesse de caractère, qu’au fruit d’un errement génétique, dont la rue seule porte le crédit : inutile de blâmer un quelconque Frankenstein… Sa corpulence, sans être massive, m’enjoint également à la précaution, car je risque un mauvais coup à la moindre approche inconsidérée. Essayons quand même le dialogue peut-être. Reste à savoir en quelle langue. Je crois percevoir des intonations de russe, entremêlées d’un anglais approximatif… Oublions le français en tout cas.

_ « Go’way man, go’way ! », me jette-t-il, chaque fois que je fais mine de le retenir. Qu’on pourrait ainsi traduire en « dégage, mec ! ».
_ « You’re bleeding man, you need help ! », rétorqué-je. (« Tu saignes mec, il te faut de l’aide ! »).

Trois autres personnes m’accompagnent dans cet élan interventionniste. Une bande de jeunes gens sincèrement préoccupés, dont cette fille qui vient d’alerter le samu, et me confirme qu’une équipe s’est mise en route. Espérons qu’ils arrivent rapidement sur place. Notre challenge en attendant, revient à contenir le cabossé fugitif autour du même secteur, en plein samedi soir, dans l’une des artères les plus fréquentées de la ville… Le rodéo s’annonce périlleux, et la rue entière, spectatrice, tient les paris. Heureusement qu’un autre saint-bernard suit le mouvement, pour m’aider à canaliser l’animal ; chacun de son côté, ou l’un par-devant et l’autre derrière, nous parvenons à infléchir ainsi la trajectoire de notre homme.

Mais l’illusion d’une quelconque maîtrise est de courte durée : se voyant escorté, empêché de fuir, l’énergumène devient aussi un fauteur de troubles ambulant. D’abord il essaie de pénétrer à l’intérieur d’une brasserie _ je le rattrape in extremis, puis dans pratiquement chacun des bars alignés sur moins de deux cents mètres. Je comprends alors, bien trop tard, dans quelle perversité d’altruisme je viens de me fourrer à pieds joints. Le bon samaritain en fait, c’est juste un type au mauvais endroit, au mauvais moment, qui se dit à contrecoeur : « là, je dois faire quelque chose ».

J’ai l’impression de vivre un court-métrage burlesque, filmé entièrement à l’épaule. Et nous couvrons le bonhomme en plan serré, mais sans jamais porter la main sur lui, pour éviter qu’il se débatte. Attention maintenant : il bifurque à gauche. Continuons à le suivre. Halte là, une voiture. Ouf, elle l’a vu. Essayons de l’orienter vers son point d’origine. Là comme ça oui, contourne-le, et ensuite je prends le relais, puis tu le bloques dans l’autre sens. Bientôt l’arrivée du samu, il faut tenir, juste limiter ses débordements.
Bon sang, mais ça grouille de partout ce soir. Et il ne se prive pas de bousculer des gens au passage. Désolé mademoiselle : non, ne prenez pas cet air de Cendrillon outragée, on s’en occupe, enfin on essaie… Oui monsieur, il a le crâne en sang, on a vu, les pompiers arrivent. Attends, c’était juste un coup de coude mon gars, tu ne vas pas chercher à lui mettre une droite quand même ? Il a déjà bien morflé là, ça reste un être humain tu sais. Pas besoin de lui faire ton regard de « meurs et fous-nous la paix, sale clodo psychopathe ».
Ah tiens, une drag-queen à dix heures… Décidément, aucun choc de civilisation ne nous sera épargné. Une deuxième, une troisième… ? Ca y est, je me rappelle maintenant, c’est la Gay Pride ce soir. Non seulement la population augmente à l’abord des deux établissements gay-friendly du quartier, mais une bonne partie est juchée sur des escarpins à talons de quinze centimètres, le tout sur un trottoir pavé… C’est comme si nous venions de jeter une boule de détresse sociale au milieu d’un jeu de quilles déjà vacillantes. Un chien fou à travers une meute de « folles » sciemment revendiquées. Et pour couronner l’absurde, tout du long de ce gardiennage forcé, je croise plusieurs de mes connaissances. Au fond, presque un samedi soir ordinaire, en ce petit village mondain…
Salut, oui. Comment je vais ? Euh, un peu pressé là, mais on se recroise plus tard, d’accord ? Est-ce que je le connais ce weirdo ? Comme un vieux copain à force, vu la tournure de notre scénographie. Ah zut, il retraverse. Damned, il est vraiment intenable… Hé, attention là : « stop ! ». Cette fois, j’ai vraiment cru qu’il allait se faire renverser. La voiture a pilé sèchement, juste devant nous. Non seulement je n’aurais jamais dû m’embarquer là-dedans, mais il va finir par se prendre une bagnole, et ce sera de ma faute. Car il n’obéit pas uniquement à son repli instinctif, il a aussi le comportement d’un désespéré suicidaire, qui utilisera le moindre prétexte pour aggraver encore son cas.

Pendant ce temps, la fille en contact avec le samu nous avertit de leur arrivée enfin imminente. Le tout est qu’ils parviennent à nous localiser sans peine, et que l’intervention se déroule dignement. On aperçoit la fourgonnette une première fois, mais elle pointe du mauvais côté, en sens interdit. Patience, essayons de le maintenir dans un dégagement moins surpeuplé, le temps que les pompiers contournent le périmètre jusqu’à nous. Voilà, ils reviennent par l’autre petite rue. Je leur fais signe, ils s’approchent et bloquent le véhicule à une vingtaine de mètres. Cette fois, nous décidons de l’arrêter manu militari, un bras chacun, comme servi sur un plateau. Il ne leur reste plus qu’à intervenir, et l’indocilité du personnage ne leur a pas échappé. Pourtant, marchant vers nous d’un pas serein, voilà qu’ils nous demandent de relâcher notre proie. « C’est bon, laissez-le, on s’en occupe ». J’échange un regard dubitatif avec mon jeune acolyte lui ceinturant l’autre bras. « Euh, vous êtes sûr ? ». « Oui, on s’en occupe ».

Et bien entendu l’homme s’enfuit, aussitôt relâché. Trente secondes plus tard, il les devance déjà de plusieurs longueurs, tandis que deux pompiers font mine de rester au contact, pas plus concernés que ça. Tout ce cirque pour rien. Ils n’avaient aucune intention de le prendre en charge, encore moins en poursuite. On a passé appel, le samu envoie une équipe d’intervention, mais juste par principe ; ils en ont vu d’autres, et la nuit commence à peine : un clochard qui se tape le pavé, c’est terriblement banal au fond. Si le type demeure incontrôlable, on ne va pas y passer la soirée. Trois minutes s’écoulent, puis ils rejoignent finalement leur camion, soi-disant pour rebalayer le secteur, comme notre ami les a semés. Mes collègues en bons sentiments accusent le coup, écoeurés par la désinvolture des secouristes ; eux expriment une forme d’indignation que l’âge n’a pas encore relativisé. « Au moins on aura essayé, merci en tout cas pour votre aide ». Et ils partent retrouver bières et amis en terrasse, au point originel de l’accident.

Pour moi la partie n’est pas finie, je refuse de classer l’affaire. Quitte à avoir failli cogner une voiture, risquer de froisser quelques noceurs embourgeoisés, ou de renverser une drag-queen un soir de Gay Pride, autant en faire une croisade personnelle, et convertir mon civisme en orgueil mal placé. Je vais donc le retrouver, il ne doit pas être bien loin… Coupons à travers le carrefour d’abord, essayons la rue opposée _ toujours confluente de l’artère principale dont le fugitif sous pression a fini par nous éloigner. Là, c’est lui. Je distingue à nouveau sa toison arrière entremêlée de sang. Et il continue à dériver, complètement hagard. Comme je ne compte plus sur l’aide des pompiers, dont je doute maintenant qu’ils réapparaissent, le deuxième round de notre course-poursuite va vite se résumer à un acharnement solitaire, vain et dénué d’empathie urgentiste. A part lui tendre un mouchoir en effet, je me demande bien ce que je peux faire. D’ailleurs il ne présente aucune hémorragie perceptible heureusement. Je parviens néanmoins à le rediriger vers une petite ruelle enclavée, où l’effervescence du quartier s’estompe radicalement. Jamais je n’ai été si proche de lui faire entendre raison. Il n’y a plus que nous deux par ici. A défaut de lui porter assistance, essayons de le calmer.

_ « Leave’me ‘lone, man ! », insiste-t-il. (« Fiche moi la paix, mec ! »)
_ Come on, let’s sit down a minute, and we can talk if you want. (« Allez, on s’assoit une minute, et on cause si tu veux »).

Aucun moyen de l’apaiser, il ne cédera pas un yard de bon sens. Nous tournons ensuite à l’angle d’une autre ruelle perpendiculaire ; j’appose alors une dernière fois ma main sur son épaule, ce qui lui provoque un nouveau pas de côté intempestif, droit vers la porte d’entrée du seul petit bar au coin, qu’il franchit sans crier gare, en s’étalant sur la première table venue. Verres et chaises se renversent, une clameur d’émoi retentit ; puis en moins de deux secondes on me réexpédie l’intrus, comme un vulgaire boomerang sur pattes, et la porte se referme aussitôt. Vraiment ce gars mérite un Oscar. Plus qu’un authentique fardeau, c’est Buster Keaton, réincarné en SDF géorgien…

Moi j’ai atteint ma limite, je le sens. Il lui reste trente mètres à parcourir avant de retrouver son boulevard de perdition, et la foule des mieux lotis qui masquent ses congénères d’infortune : mendiants, migrants, ou sans-logis, pourtant disséminés autour. Je le laisse rejoindre son point de départ, déboucher pile où sa tête avait heurté un pavé bicentenaire, une demi-heure plus tôt. Peut-être moins amoché lui, que toutes mes frêles certitudes et mes bonnes intentions. La boucle est bouclée, j’ai perdu cette bataille.

Pourquoi ne jamais parler politique en after (mais pourquoi c’est aussi une fausse excuse)

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(Suggestion pour une lecture en musique : Sun Ra – « Lady with the golden stockings »)

Minuit moins le quart. J’ai le choix entre raccompagner un ami trop alcoolisé en prenant la place du mort, ou prolonger la soirée ailleurs, chez une vague connaissance, dont je suis moi-même une vague fréquentation. La première option tient à mon piètre statut de non-conducteur, une manière symbolique de dire « je désapprouve, mais au moins tu ne rentres pas seul… ». La deuxième offre un bon compromis général : le seul bar ouvert de ce quartier ferme à minuit, et personne n’a franchement envie de rentrer si tôt. Du même coup, personne ne reprend le volant non plus, et donc exit ma première option. Pour l’heure du moins.

C’est un rez-de chaussée trois pièces, avec un long bout de jardin en prolongement, comme une parcelle rurale exempt de tout urbanisme. Dire que j’ai vécu à moins de 300 mètres, côté rue, sans présumer un instant qu’une enclave pareille existe. Jouir d’un potager à la belle étoile, ça vous rendrait presque tolérable la sur-population étudiante du quartier. Ici on pourrait boire et discuter botanique, simplement. Se questionner sur la présence opportune d’un gramme d’herbe au fond d’une poche peut-être…

Hélas, après un quart d’heure, il faut bien se rendre à l’évidence : la politique prend le dessus, adieu plantes vertes et calumet de la paix. Notre dominante masculine n’y est sûrement pas étrangère ; entre mâles cultivés, on se jauge à coup d’empoignades sociétales ou de références musicales, les concours de vodka frappées sont loin derrière nous… Je me vois d’ailleurs confié la sélection Youtube, ce qui nous évite de justesse un opus de Nick Drake en fond sonore ; plaisir solitaire certainement, d’accouplement parfois, mais pour une after au-delà de cinq personnes, je vais à l’efficace et choisit LCD Soundsystem, album Sound of Silver.

Mister Drake n’y aurait rien changé d’ailleurs. La désinhibition politique ne se calcule pas. Certains, comme notre hôte, sont plus à l’aise à une heure du matin après quatre Duvel, pour moi c’est exactement l’inverse : plus je bois, moins j’ai envie de causer débat parlementaire. Surtout pour autopsier le cadavre de la vie politique française… Ce que je gagne en verve poético-philosophique, souvent je le perds en intellect rationnel et pragmatique. Or ces questions-là exigent clarté, honnêteté, précision argumentaire, sous peine d’entendre résonner l’écho d’un bar PMU.
A force, j’en ai développé une sorte d’aquoibonisme auto-protecteur, qui m’évitent bien des polémiques stériles. Surtout quand il est déjà trop tard pour changer quoique ce soit du monde actuel, puisque tout est fermé dehors… Mais cette soirée épuise mon droit de réserve, car j’ai en face de moi un interlocuteur en pleine montée d’indignation, aussi véhément qu’alarmiste, et il ne se contentera pas d’un morne approbateur de salon. Lui veut du répondant au contraire, un type qui sait renvoyer la balle, sans juste faire mine de comprendre « ce que tu veux dire ».

Bien sûr, pour ne pas s’attirer la condescendance intellectuelle d’autrui, on peut toujours faire diversion humoristique, ou partir chercher une bière dans le frigo… Quand on n’a rien d’intelligent à raconter, c’est même une posture adéquate. Tout dépend du niveau de confiance et d’amicalité dans l’échange : disons que pour contredire un complotiste, un « identitaire », ou un climato-sceptique, rencontrés une demi-heure plus tôt, mieux vaut retrouver un poil de sa contenance, et boire discrètement un verre d’eau afin d’atténuer les huit shooters précédents… Idem en face d’un négationniste retors, ou d’un phallocrate en roue libre ; situation fâcheuse certes, mais le rappel d’une conscience morale peut vous frapper à n’importe quelle heure, n’importe où, même dans la plus dispensable des afters. On aura beau penser « quel abruti celui-là ! », reste à en faire la démonstration.

« Embrasse un con, il te rendra peut-être meilleur », disait sans doute un vieux philosophe chinois, sous couvert d’une fausse citation attribuée à Churchill… Et justement, à force de l’ignorer, ce « trop con » protéiforme, bientôt on ne se retrouve plus qu’entre personnes « culturées », dans un salon comme celui-ci par exemple, à deviser autour d’un sujet très peu clivant au fond… Car nous fréquentons les mêmes cercles, présumés bien-pensants, à quelques divergences d’opinions près, sur lesquelles nous passons plus de temps à débattre _ même à une heure impropre, qu’à éblouir le reste du monde de notre progressisme éclairé. Nous préférons désigner par la fuite, cette prétendue médiocrité civilisationnelle, quitte à sanctuariser davantage nos modes d’existence, plutôt qu’étudier pourquoi tant de gens résonnent différemment. Or lorsqu’une élite, culturelle ou autre, cesse de prévaloir en tant que force motrice et précurseuse, elle se communautarise alors au même titre que certaines franges de population ouvertement isolationnistes. Elle s’extrémise, au lieu d’irriguer la société vers elle.

Ce paradoxe allait me tarauder tout au long de mon trajet retour _ à pied et sans vaine tentative de jouer les copilotes finalement. Au fond c’est la présomption même de se trouver du « bon côté de l’histoire » qu’il faut urgemment reconsidérer. Car l’histoire au 21ème siècle, ferait plutôt basculer l’humaniste républicain, areligieux et multi-culturel, vers une pente descendante justement. La faute à une trop grande bêtise obscurantiste ? Pas seulement. La faute aux porteurs de l’esprit des Lumières également, qui ne savent plus transmettre ses valeurs, ni en tirer les leçons, ou qui refusent d’en mesurer les limites. Dont la principale est un défaut majeur de sublimation. L’absence d’une part de folie inhérente au genre humain _ qu’on la nomme guerre, fanatisme, dérégulation financière, sur-consommation, ou juste mariage et famille nombreuse… Comment exalter plusieurs milliards de gens, avec le seul horizon d’être des bons petits sociaux-démocrates écoresponsables, dont la durée de vie s’allonge autant que les illusions métaphysiques reculent ? Tout cela manque cruellement d’âme, de chair, de déraison.

J’aurais pu lâcher ma tirade une heure plus tôt bien sûr, quitte à froisser l’ambiance. Mais discuter choix de civilisation sous LCD Soundsytem, est à peine moins saugrenu que parler politique en savourant Nick Drake… Autant garder une approche hédoniste, surréaliste, ou trivialement anthropologique, une fois minuit passé. Non seulement par lucidité intellectuelle, mais histoire de ne pas limiter le nombre de personnes présumées d’opinions fréquentables, à un cheptel déjà restreint. Entre parler politique ou bavasser météo, il reste une bonne marge d’expression heureusement.

 

On n’en serait pas là si Ian Curtis avait étudié le Droit…

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(Unknown credit / suggestion pour une lecture en musique : MogwaïMusic for a forgotten future)

Après deux tentatives avortées, je m’imagine enfin garder mon laptop ouvert plus de cinq minutes sans le moindre dérangement. L’étage du bar est plutôt calme et propice au travail solitaire d’habitude, mais à moins de sortir grimé de la tête au pieds, on risque toujours d’établir une reconnaissance faciale avec d’autres clients. Autant changer de crémerie à licence IV, me dis-je à contre-coeur, l’anonymat n’est plus très frais ici.
Faire mine ou acte de travailler le soir dans un café, attire également une quantité de curieux. Ainsi deux nouvelles personnes m’interrompent, d’abord pour demander si les chaises qui jouxtent la mienne sont encore libres. Afin de les joindre à une autre table je suppose, donc je leur signifie mon acquiescement, d’un ton presque routinier. Mais au contraire, les voilà qui s’assoient juste aux abords, signant une intrusion caractérisée en plein dans ma bulle de concentration. Une pointe de malaise s’installe, et après un silence, le jeune homme de ce que je présume être un couple, ajoute à mon endroit : « si cela ne vous dérange pas bien sûr… ». Je marmonne une réplique évasive, à peine cordiale. Passe une trentaine de secondes, puis la jeune femme m’interroge, assez enjouée : « Vous écrivez ? Vous travaillez ? ». Cette fois je réponds plus sèchement : « si vous me posez autant de questions, ça risque effectivement de me déranger ». Un autre emplacement non loin se libère entretemps, aussi j’amorce un début d’exode, ma sacoche dans une main, l’ordinateur encore entrouvert dans l’autre.

_ « Non, non, mais ne bougez pas, c’est nous qui nous sommes imposés… Vous êtes universitaire ? Prof d’université ? », demande le garçon.
_ « Je ne suis pas sûr de bien le prendre… », dis-je avec un demi-sourire.
_ Ah ? Pour moi ce n’est pas péjoratif… Etudiant alors ?
Un rictus de désolement suffit à contredire sa supposition. En attendant je reste en équilibre instable, avec mes affaires à bout de bras, toujours sur le départ.
_ Il reste une troisième option, réfléchissez : si je ne suis ni prof de lettres, ni étudiant, que puis-je bien être ?
_ Quoi donc ?
Mon visage se décrispe enfin, amusé. Comme s’il s’agissait d’une pure évidence, je réponds alors :
_ Ecrivain maudit…

Ce genre de pirouette complaisante ne mériterait pas plus qu’un fond de Chardonnay, mais puisqu’on entame la conversation, le type insiste pour me payer un verre, et il redescends au comptoir afin de passer commande. Cinq minutes en aparté avec son amie me confirment qu’elle est bien plus réceptive et curieuse ; puis une deuxième évidence en lien direct apparaît : ces deux-là ne sortent pas ensemble. Lui aimerait beaucoup visiblement, elle, pas du tout. Sauf qu’il ne se laisse pas facilement décourager, m’explique-t-elle sans réserve.
Le voilà qui revient d’ailleurs, bredouille, la fin de service me privant d’un dernier verre offert ; ce qui est plutôt contrariant, alors que notre petit ménage à trois commence à prendre forme. Après rapide concertation, on me propose donc deux afters possibles, comme le résume « monsieur » :
_ Tu préfères vin blanc chez moi, ou vin rouge chez elle ?
_ Je préfère vin blanc chez elle…

Va pour du vin rouge donc. Evidemment, c’est un choix éthylique souvent désastreux passé une certaine heure et l’absence d’une meilleure option. Il est rarissime qu’on vous propose une bouteille à plus de trois euros cinquante, agrémentée d’un quelconque aliment solide. Mais à trancher entre deux appartements d’étudiants, le choix du féminin s’impose. Question de propreté et d’accueil sans doute. De finesse dans la conversation également. Et parfois aussi, question d’hétérosexualité, bien sûr. En l’occurrence, je n’émets aucune arrière-pensée volage. Non tant par respect du prétendant officiel, qui ruine déjà bien ses propres chances ; mais devant cette femme-enfant légèrement grisée, d’1m58 et 40 kilos, à moins de chercher sa « lolita », je me vois mal envisager autre chose qu’un dernier verre…

Aussi, la proximité géographique ne gâche rien, d’autant que son immeuble côtoie une magnifique place, située dans le vieux centre historique. Nous arrivons donc au bas, et tout en remontant les deux étages, l’hypothèse d’une mauvaise inspiration noctambule m’effleure quand même l’esprit : de fait, a-t-on seulement quelque chose à se dire en dehors d’un bar ? J’apprends qu’ils sont étudiants en droit, 3ème année, tous deux issus de bonne famille ; il se peut qu’un léger gouffre socio-culturel se fasse sentir…
Trop tard ; le vin est débouché, dans un salon plutôt impersonnel, faiblement tamisé, pauvre en indicateurs culturels. L’autre bonhomme, lui, se voit confier la responsabilité du fond musical. Une sorte de muzak digne d’un mauvais clip promotionnel jaillit bientôt du laptop, et passé trente secondes d’effarement, je décide d’intervenir : « Euh, je vais m’occuper moi-même de la play-list, si ça ne vous embête pas… ». In Youtubo veritas : à mon grand soulagement, il semble que mon hôte féminine n’aurait rien contre écouter un peu de Dylan, parmi plusieurs références « boulevard » que je viens de mentionner. Une entente cordiale est donc possible. Mon choix se porte sur Blood on the tracks, un album maintes fois écouté ; seulement je ne trouve que des versions alternatives, ou live. Enfin peu importe, c’est juste un moyen de faire connaissance. D’autant mieux que l’autre convive s’est éclipsé entretemps. Je l’imagine aux toilettes, ou en train de passer un appel dans le couloir ; en fait il a renoncé de lui-même, sans fâcherie, ni l’ombre d’une épitaphe spirituelle. Et je m’en veux un court instant, mais j’avoue qu’un tel rabaissement de soi en plein enjeu sentimental, ça ne court pas les rues.

De Dylan, nous passons ensuite à Joy division. Comme beaucoup d’autres ados parmi sa génération, elle a découvert la musique et le personnage de Ian Curtis à travers Control, le film d’Anton Corbijn. L’histoire du chanteur suicidé en 1980 aux prémisses de sa gloire laisse rarement indemne. Dès lors notre conversation vire à l’intime, et toute platitude verbale paraît désormais exclue. La faute à ces maudits archanges du rock, les Cobain, Curtis, Buckley…, véritables aimants à jeune chair sensible, tiraillée par la perspective d’une vie adulte. Au royaume des vilains petits canards, à n’en pas douter, la demoiselle était rentrée sans même frapper…
Quitte à rouvrir les placards de l’adolescence, elle plonge alors dans le sien pour y dénicher une de ses reliques « joy divisionesques » les plus chères. Une sorte de pyjama, floqué du célèbre visuel créé par Peter Saville pour la pochette d’Unknown pleasures, le premier Lp du groupe. La voilà brandissant le vêtement sous mon nez, toute guillerette, et je consens malgré-moi au rictus approbateur espéré. Puis elle range le vêtement, et d’un tiroir sort une pile de dessins cette fois, qu’elle me montre, toute aussi exaltée. Je l’interroge : « C’est toi qui les a faits ? ». Ce sont plusieurs déclinaisons autour du même thème, la sempiternelle image de cette forme d’onde désormais cultissimme, ayant inspiré jusqu’aux designers H&M… Peu original certes, mais je complimente le trait du crayonnage, assez admirable, et visiblement obsessionnel. « Tu es douée… ». « Si tu veux en emporter avec toi, n’hésite pas, moi je n’en ferai rien… », réagit-elle.

Je devine la faille à présent, et la laisse s’y engouffrer. On ne propose pas ses dessins de chevet à un parfait inconnu. Et on ne devrait pas livrer son « j’aurais voulu être artiste » à n’importe qui. Mais vu l’heure et le faible restant de vin rouge, autant creuser le sillon, sur la même longueur d’ondes sensitives. Je découvre sans étonnement, à quel point ses études de droit la découragent, et combien elle supporte mal le milieu étudiant qui l’entoure. Vu le rare spécimen de promo à lui courir après _ ce garçon, qui depuis son départ la harcèle d’un texto toutes les cinq minutes _ il y a de quoi revoir son choix universitaire en effet. « Mais ça rassure mes parents, tu comprends… ». L’atavisme familial ne laissait guère d’autre option. Et puis rassurer les proches tout en suffocant de l’intérieur, au fond c’est une tendance petite-bourgeoise des plus communes.
Souvent le parcours scolaire est identique d’ailleurs : le collège met fin aux premières illusions, puis à contrario, le lycée exacerbe les dernières _ comme une lubie artistique par exemple, qu’il faudra sans doute planquer pour le restant d’une vie menée « à défaut ». Ajoutez une santé précaire, un mal-être persistant, et voilà ce bout de jeune femme désormais blotti à mes côtés, m’agrippant la main gauche avec les siennes, comme pour mieux solenniser chaque confidence. « S’il n’y avait pas mes parents, ça fait longtemps que je me serais suicidée… ». Dans la bouche d’une gamine de 16 ans, on pourrait soupçonner une pointe d’hystérie morbide, heureusement passagère ; mais venant d’une adulte de 21-22 ans, la faille semble plus profonde.

Je choisis donc une autre approche, nettement plus frontale, puisque tous mes arguments se heurtent à son fatalisme :

_ Alors laisse-moi te poser cette question : suppose que toute ta famille meure dans un accident d’avion… serais-tu prête à vivre enfin pour toi-même ?
_ Attends, et mes grand-parents, mes oncles et tantes, mes cousins… ils meurent aussi ?
_ Tous. Désolé chérie, mais ils sont tous morts… Alors, serais-tu prête à vivre seulement pour toi ? Même pour décider de mourir justement, de refuser cette existence… Dans tous les cas, ce sera ton choix. Pas celui d’une famille, d’un milieu, d’une époque…

Je ne me souviens pas avoir entendu, ni escompté une réponse, et je n’ai pas insisté. Il est temps de m’extraire du confessionnal en forme de sofa, dans lequel je me suis trop alangui. Miss joy division se lève dans moins de cinq heures de toute façon. Et le miroir des toilettes me conforte dans l’urgence du départ : j’ai la figure envinassée d’un type louche, qui aurait épongé trop de noirceur humaine encore. Cela n’empêche pas la fille de m’ouvrir grand ses bras en guise d’adieu ; elle quitte la ville dans moins de dix jours, son semestre est fini, nous ne nous reverrons pas. Comme j’ai l’impression d’être immense soudain, et terriblement plus âgé, on dirait un grand patriarche décrépit…
Finalement je n’emporte aucun dessin, soulagé qu’elle ne m’ait pas réitéré la proposition d’ailleurs. Quelques gouttes de pluie m’escortent au retour ; je cogite peu et presse le pas, sans croiser personne. Une seule idée absurde me vient à l’esprit ; je me dis que mes nuits seraient moins blanches tout de même, si Kurt Cobain avait fait médecine par exemple, et si on avait mis Ian Curtis en école de droit, peut-être… « Law » will tear us apart, ça sonnerait moins bien évidemment.

Tiens c’est vrai, je n’ai jamais essayé de déprimer à Bali…

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(© Vianney Lefebvre – 2016 / Suggestion pour une lecture en musique : Mulatu Astakte – Chifara)

On me prête une certaine aisance à déprimer en toute saison. J’ai beau réfuter la moindre évidence neurasthénique, rien n’y fait, ce « on » accusateur ne distingue aucune nuance d’insatisfaction : déprime saisonnière ou mélancolie existentielle, voilà deux exemples à ne pas tremper dans le même encrier pourtant. Un homme peut maudire la terre entière au 15 août et frôler la béatitude un 1er novembre ; sourire à toute une rame de métro, mais songer à se foutre en l’air dès la prochaine station… Au rayon du mal-être ne figurent que des mal classés, mal orientés, trop vite catalogués en peine-à-jouir incurables, toutefois indispensables au bienheureux patenté, quand celui-ci connaît enfin un soir de grisaille. Car on a toujours besoin d’un plus chronico-dépressif que soi, apte à vous tenir le mouchoir pendant une soirée entière, sans espérer la même oreille compatissante en retour. Et pour cause, « tu comprends : les gens tristes, c’est tellement déprimant ! »

Alors un autre « ça va » interrogatif à négocier, un de trop peut-être. Ma pirouette habituelle _ « ça va quelque part, merci »_ ne convainc pas, l’interlocuteur exige une réponse franche. Et comme j’ai le malheur de placer un adjectif dépréciateur dans la phrase, visant de surcroît mon environnement citadin, immédiatement la brigade du positivisme s’interpose. « Toi de toute façon, tu déprimerais partout, peu importe la ville ». Je venais de passer l’été à contempler les selfies touristiques émis par la plupart de mes contacts facebook, tandis que je n’avais pas quitté mon port d’attache depuis une éternité. D’où cette répartie légèrement acerbe : « C’est vrai que je n’ai jamais essayé de déprimer à Bali… ». La référence géographique n’avait rien d’innocent ; je savais de source internet que cette amie en revenait tout juste, fraîchement nappée d’indolence zen et du rayonnement hâlé de circonstance.

Tiens non, je n’ai jamais expérimenté la maniaco-dépression sous les tropiques, jamais exporté mon spleen à Marrakech, ou pris une chambre en clinique psy à Copacabana, ni tâté d’une lame de rasoir en plein fjord islandais… Et quand bien même aurais-je la vie d’un magnat du pétrole sur une petite île paradisiaque, voudrais-je réellement qu’on touche à mon droit fondamental de « badder », fusse sur la condition humaine ou sur le cours du baril ? Une des pires oppressions, rarement créditée à la juste mesure de sa tyrannie, est ce flingue sociétal pointé vers la tempe de l’occidental adulte, sommé d’être heureux quoiqu’il en coûte. Et que l’infamie submerge le réfractaire bad-trippant, ou juste peu enclin à consulter quotidiennement son baromètre de satisfaction personnelle. Car le savais-tu, chère globe-trotteuse au doigt affectueusement pointé ; l’âme humaine contient plus d’une teinte en son prisme : tout ne se résume pas au noir, blanc, ou gris. Il y a aussi l’existence, le fait qu’un individu se sente vivant et mouvant, en écho avec son époque, sans besoin de se définir à l’aulne d’une question aussi brutale que factice : « Alors, heureux ? ».

Evidemment sa remarque n’était ni mesquine, ni fortuite. Un homme se définit souvent par l’énergie manifestée à contredire ses réputations ; et certaines piques amicales à ce titre, comptent parmi les plus stimulantes, même rageantes ou vexatoires. Car vos connaissances proches sont celles qui imaginent le moins vous voir changer. Or j’en avais déjà trop raconté à cette « camarade » féminine. Une partie de mes casseroles traumatiques déjà soumise au feu de ses titillages indiscrets, sans qu’une pointe d’impudeur narcissique ou d’excès alcoolifère n’entre en cause.
S’il s’agissait d’une tentative de séduction par étalage en tragédies intimes, la mienne était bien trop radicale pour avoir la moindre chance d’opérer. Comme de rentrer tout juste du Vietnam, et de vouloir montrer ses cicatrices à une nonne antimilitariste en pleine rue… J’avais surtout envie de brusquer la bienséance citadine, je crois. Nous avions un échange amusé, plein de fine dérision intellectuelle, mais si quelqu’un m’effleure la boite de Pandore, je peux aussi dégainer du « lourd », et sans même un coup de semonce.

Tout dépend du type de question posée. Quand on lui demanda en 67 s’il avait déjà pris du LSD, Paul Mac Cartney répondît à l’intervieweur que c’était son entière responsabilité de diffuser ses propos, car il n’avait aucune intention de mentir à ce sujet. Me concernant, je n’ai jamais pris de LSD, néanmoins j’ai assez d’histoires poignantes en ma cornue pour dramatiser n’importe quelle mondanité, si l’occasion l’exige. Même juste après un bon éclat de rire et d’auto-dérision partagée. Et toi, belle renifleuse de scoop, tu l’auras cherché plus d’une fois ce nerf sensible. Avec cette fausse candeur enjouée, telle une enfant interrogeant son père plongé dans le journal, mais l’esplièglerie d’une surdouée anticipant déjà la réponse… Le petit jeu est plaisant, certes. Comme de se raconter une histoire d’épouvante entre gamins avant de dormir ; puis on cauchemarde en pleine nuit, et seulement adulte on réalise : pire qu’un fantôme dans le placard, la malice au féminin…

Parmi ces joutes spirituelles de haute voltige, une autre m’était resté coincée dans la mémoire _ sans doute parce que j’avais dominé l’échange cette fois-ci. Ma tirade s’était refermée sur le défi qu’un jour, oui, je lui prouverais mon aptitude au rayonnement ; de celui qu’on projette fièrement vers autrui, quand s’estompe la vocation au bien-être intérieur. Alors je ne serai plus seulement cet albatros de malheur, briguant le courage des oiseaux, eux « qui chantent dans le vent glacé » d’une ritournelle de Dominique A… Je n’avais pas rajouté « comme tout le monde », ni « comme personne », non. Plutôt comme un homme sent la résilience opérer en lui, cette évidence qui porte à devenir qui l’on est vraiment, envers et contre toutes apparences.

Et toute apparence, toute fausse réputation, reste à portée d’un lever de mystère ou de malentendu. J’ai sûrement l’air trop ombrageux parfois _ plus qu’un Barack Obama disons, mais certainement moins que Charles Baudelaire un lendemain de biture… Quant à revenir d’un « Vietnam » figuratif, si par pure hypothèse j’avais perdu un oeil au combat, je préférerais toujours en faire une marque de dignité, voire de séduction, plutôt qu’un atout compassionnel.
Alors offre-moi donc ce verre complice, ou bien accepte le mien. Offrons-nous un verre qui n’interroge pas l’humeur, qui sait l’outrepasser sans la montrer du doigt. Un verre aux belles promesses, à ces versions de nous-mêmes qu’il nous faut encore atteindre… « Et toi d’ailleurs, que deviens-tu ? »

Un soir, quand ressurgiront les muses.

 

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(suggestion pour une lecture en musique : Brian EnoCanon in D major)

J’ai eu un bref pressentiment, comme un flash subliminal au moment de franchir la porte. Trop tard pour faire demi-tour, ce serait d’autant plus voyant que le café est totalement vide, hormis la barmaid, et cette autre silhouette familière au comptoir. Alors je m’assois, ni trop près, ni trop loin. Un détournement du regard, furtif, me confirme son identité. Me rappelle sa nature surtout. La femme-muse. De celles qui engendrèrent un flirt, une idylle, ou une romance inaboutie… Du simple béguin au parfait traumatisme sentimental. Même brièvement croisée, la femme-muse arpente son piédestal avec d’autant moins de pudeur qu’elle n’a pas choisi sa couronne. Un homme lui a tressé autrefois, d’un fil que lui seul peut entrevoir.

Vraiment, je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Souvent j’arrive à dompter mon émoi par la stratégie du nombre : plus l’endroit est fréquenté, mieux j’esquive l’objet du trouble. Alors sans même le savoir, d’autres connaissances féminines font diversion, puis la soirée passe tant bien que mal. Mais cette fois, je suis pris à découvert. Déjà les quatre coins du bar se tapissent de souvenirs, et la vitrine extérieure me renvoie l’image d’un damné fantomatique. Le fond musical n’arrange rien, « Comme un légo » de Bashung. Un slow existentiel de neuf minutes sans cavalière, ça paraît long comme un siècle d’errance à ne jamais atteindre la terre promise.

Elle a raccourci ses cheveux, les a légèrement teints aussi, je crois. Ainsi manigancent nos égéries, qui tentent de briser leur condition par une fantaisie capillaire, ou la présence inopportune d’un nouveau boyfriend. Elle doit sûrement attendre quelqu’un d’ailleurs. Pas d’autre raison à l’arrivée d’une jeune dame au comptoir, sans antécédents d’alcoolisme solitaire. Mais « Bleu pétrole » continue à défiler, et aucun autre homme ne se présente. Je fais alors mine d’aller aux toilettes ; il me faut une courte pause, le temps de me ressaisir, de trouver la bonne parade comportementale. A mon retour dans la salle, j’aperçois d’emblée une nouvelle cliente, assise à l’autre extrémité du zinc. Une simple fraction de seconde me préserve de l’identifier, que j’intériorise comme un enquêteur promis à une découverte macabre, s’apprêtant à enfoncer la porte. On nourrit toujours l’espoir de faire mentir son intuition, et puis l’image fatale arrive au cerveau : encore un autre fantôme, oui. Encore une figure du passé. Au charme bien plus effrayant que la vue d’un cadavre, hélas.

Devant pareil acharnement du sort, l’homme apprend vite à choisir son camp : statisticien ou mystique. Or les chances de croiser plus d’une ex-galante dans le même bar, le même soir, sont assez élevées finalement. Dieu ne maudit pas toujours les romantiques, il les renvoie juste à un cours de probabilité citadine. Je n’avais pourtant jamais assisté à un tel rapprochement : deux époques différentes associées au même idéal féminin, deux cicatrices bordées de pointillés. Deux nuances de brunes aussi… La plus claire prend ombrage de l’autre, mais sa chevelure sauvage l’emporte en majesté. Quelle importance d’ailleurs, je fondrai sur un regard comme toujours. Et pour l’heure, il m’importe de n’en croiser surtout aucun.

Bientôt mon verre approche la dernière gorgée, néanmoins l’envie de savoir reste plus forte qu’une triste dérobade. Je me redirige alors vers le comptoir, sans saluer, puis commande un nouveau blanc à la serveuse. Laquelle ne cherche aucunement à jauger mon humeur, mais sa perception du malaise est évidente. Elle doit espérer autant que moi l’entrée d’un groupe d’étudiants en pleine tribulation festive, histoire d’emplir et détendre l’atmosphère…
Posé à ma table refuge, je vois pourtant la mauvaise coïncidence redoubler, et se transformer en malédiction pure. Car une troisième cliente apparaît ensuite, que même un gallon de muscadet ne suffirait à me rendre méconnaissable. Avec ses miroirs de l’âme, qui vous dévisagent grands ouverts, ce mélange d’émerveillement teinté d’inquiétude et de candeur mal-dissimulée. Cette blancheur intrigante aussi, à laquelle une minceur longiligne vient servir d’écrin. Mais surtout ce « rien », béant, autour d’une histoire finalement avortée. La mémoire d’une vraie liaison amoureuse devrait éclipser le souvenir d’une simple romance, présume-t-on. A tort. Car si les « peut-être » vous marquent d’un fer encore tiède, le vécu a au moins la courtoisie d’apposer son empreinte, vous épargnant ainsi une douleur fantôme inatteignable, incurable.

Soudain, je me sens curieusement plus fasciné que persécuté. A deux spectres féminins en vue, l’ambiance est un calvaire ; avec trois, me voilà embarqué dans un conte surréaliste, faisant retomber toute défense rationnelle. Alors autant fendre l’armure et saisir l’étrange, quand il se livre si manifestement. Il me revient d’ailleurs un écho du céleste « Pyramid song » de Radiohead, dont le personnage dérive sur une embarcation filant vers l’au-delà, remplie d’amantes « passées et futures »… Mon propre radeau des muses flotte à même le comptoir, et aucun Dieu égyptien ne semble en tirer les ficelles. Au fond je ne crains pas le retour de karma, non, j’ai plutôt peur d’un revers de l’absurde. De ne pas occuper le centre du tableau, justement. Or je deviens cet unique figurant masculin relégué en arrière-plan, lui qu’on distingue à peine. Ma peinture aura séché trop lentement, la chaleur ambiante m’a rendu flou.

Et la fresque se remplit, davantage encore. Une à une apparaissent d’autres femmes-muses, identifiables au premier coup d’oeil, jamais vraiment oubliées. Elle, toute en blondeur enjôleuse, tempérée d’un verbe piquant, avec sa manière subtile de me conduire la barque jusqu’au tourbillon, malgré mon canotage désespéré. Elle, jeunette ensorceleuse, tellement experte en désinvolture, qu’elle vous fait guetter le moindre affect comme une preuve ultime d’humanité. Elle, aussi ; grisée le temps d’une danse, conquise au verre suivant, mais à condition d’envahir sur un coup d’état. Aucune chance d’établir un siège romantique, il faut vouloir planter ses crocs de velours sans attendre _ la victime exige une preuve ; il faut se croire vampire, pour mieux s’ignorer en Dom Juan.
Trop tard ou trop tôt, peu importe ensuite : à quoi bon interroger le sablier d’une époque, dans l’espoir qu’il nous délivre quelque bon tuyau pour la prochaine fois… Et combien d’élans freinés par excès de scrupules, par refus du moindre machisme, finalement perçu comme un désintérêt passionnel ? Bien sûr, parmi toutes celles qui défilent sous mes yeux, plusieurs m’auraient banni de Rome, si j’avais osé franchir ce Rubicon infime, préservant l’amour courtois d’une bouche trop aventureuse. Plus d’une fois je me suis épargné le couperet. Ou le silence et la gêne pour seule réponse. Un homme doit savoir renoncer à quelques batailles, s’il veut rester maître de choisir son combat.

Enfin la porte se fige. Il n’en manque plus aucune je crois, toutes mes muses se sont portées au rendez-vous. Quant à moi, j’étais juste un imprévu de passage. D’ailleurs nulle ne me regarde, ni ne cherche à m’éviter. Certaines bavardent juste en face, mais je n’entends pas un mot, plus un son même. J’avise les solitaires, restées au bar, les fumeuses, qui vont et viennent entre l’arrière-salle et l’extérieur. Espion, j’assiste à des confrontations improbables ; de celles qui émailleraient une veillée funéraire à la mémoire d’un gourou infidèle, qu’on avait longtemps cru monogame… Pourtant, que de diamétrales féminines opposées, dont je présumais être le seul chainon indirect jusque là. Comme on se donne toujours trop d’importance, à s’imaginer projetant une ombre telle qu’elle empêcherait tout dialogue et amitié autour. Ne jamais viser le centre du tableau, on voit bien mieux les choses depuis la marge.

Et la soirée s’étire inlassablement, toute temporalité suspendue. Mes comparses enchainent les verres, aucune n’a l’air pressée de partir. Le mien ne semble jamais pouvoir se vider : chaque minute je l’attrape, presque mécaniquement, puis en avale une courte gorgée, mais résolument le niveau stagne, entre grand vide ou trop plein, toujours à mi-distance. Alors je finis par comprendre que cette emprise du sort n’est qu’un fruit de ma propre passivité. Et que cette torpeur doit cesser au plus vite. Je saisis donc un bout de papier coincé dans ma poche de veste _ laissé au cas où, puis commence à griffonner quelques termes. Sans jonctions apparentes, juste une série de mots-clefs, flottant sur un espace vierge, dans l’attente nerveuse d’être reliés. Mais rien ne vient qui fasse sens, et mon verre ne s’assèche toujours pas. Et les muses papillonnent autour pendant ce temps, s’alanguissent en toute légèreté, ou s’abandonnent à quelques danses frivoles… Vraiment l’épreuve devient insoutenable. Je devine qu’il me faut tourner la page, essayer autre chose. A nouveau mon regard se fixe pour mieux les détailler. Successivement cette fois. Et je réalise combien chaque visage porte encore une histoire, une véritable flamme d’existence. Chaque figure surtout, m’apparaît tellement plus vivante que la mienne. Même celles dont je me souviens avoir déploré la perte.

Au verso, mon crayon s’ordonne enfin, et la liste donc peut commencer. Soigneusement j’écris leur prénom, l’un derrière l’autre. Qui parfois tarde à me revenir, mais la série peu à peu se complète, et passé quelques minutes encore à me relire, je note qu’elle ne souffre plus d’aucune omission. Alors, ligne par ligne, muse après muse, j’actionne de ma main le barré consciencieux d’un passé aliénant. Et je les vois toutes disparaître sous mes yeux, à mesure que le trait s’abat. Je les sens m’échapper pour de bon, comme je leur échappe en retour. Ainsi chacun retrouve sa liberté, d’être, de devenir, ou d’avoir été. Ainsi meurent les restants d’espoir, mais survivent tous les possibles.
Il ne me reste plus qu’à régler maintenant, avant de partir à mon tour. Au comptoir, la serveuse ne trahit aucune expression particulière venant conforter mes visions à postériori. Tout paraît absolument normal soudain, presque routinier. Nul n’irait soupçonner qu’une telle forfaiture a eu lieu, en cette nuit où j’ai tué tant de muses, d’un seul tracé définitif. Mais le crime bien sûr, demeure imparfait. On ne pourra jamais supprimer un fantôme, ou éradiquer une ombre. Encore moins une cicatrice. Et un océan de ratures ne rendra jamais une page blanche ; il se contente de faire émerger l’espace restant. Là où écrire la suite.

Maintenir une proxémie décente après 22h.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Neu! – « Fur Immer »)

On ne s’assoit jamais en toute liberté, même dans un bar à moitié-vide. Arrivé en pleine heure creuse, me voilà pourtant cerné au bout d’une demi-heure, pris entre une aile droite anglophone et une aile gauche Chimay-phile. La voix très maniérée d’une blonde australienne, opposée au souffle bruyant d’un solitaire plutôt agité. Ainsi le lieu résonne de toute sa diversité humaine ; vieux taiseux peu avenant versus jeune étudiante guillerette, alors qui vais-je « croquer » d’abord ? Pour l’heure, je préfère encore goûter la musique de fond : un album de Broadcast, quelle bonne surprise. « Come on let’s go ».
Justement, l’Australienne et son french rendez-vous du soir cherchent à reconnaître l’artiste. J’hésite à leur souffler la réponse, ce qui traduirait une certaine indiscrétion de ma part. Mais je manque une énième occasion de brûler la politesse à une fameuse application smartphone d’identification musicale. Laquelle serait fichue d’indiquer « Portishead – Glory box » au moindre bug, tandis qu’un vrai mélomane confond uniquement The velvet underground et Lou Reed en fin de blind-test…

Broadcast ou non d’ailleurs, ma rive gauche se fait de plus en plus intrusive ; et le choix du sujet s’impose à moi, littérairement, physiquement aussi. J’avais déjà noté sa première entrave aux normes anthropologiques, voyant le type s’asseoir sur la même banquette, bien que les autres tables restaient libres. Mais pourquoi pas, chacun son emplacement favori. Sauf qu’il va se rapprocher peu à peu, jusqu’à laisser deux mètres libres à sa gauche et seulement quarante centimètres en direction de ma cuisse…

Impossible d’échapper à son remue-ménage nerveux, me voilà sous emprise directe. Je perçois le moindre craquement, infligé au bois vieilli qui nous soutient tous les deux. Et ses nombreux « tocs » défilent avec d’autant plus de bizarrerie que s’additionnent les bouteilles de Chimay : étirements intempestifs, main droite mimant un arpège de piano effréné, pli et dépli compulsif des quelques journaux à disposition. Pour ajouter au malaise, il y a ce miroir en tranche, pile en face, dont je sais bien qu’il permet d’observer discrètement son voisin, à défaut d’oser l’aborder. On m’y cherche du regard, de manière insistante.

L’ambiance devient franchement malsaine, car je sens qu’il glisse également un oeil vers mon laptop, et m’oblige à détourner l’écran, par souci d’intimité. J’évite de le dévisager bien sûr, même en coin, pour ne risquer aucun début de conversation. Mais rien qu’à entendre cette petite voix feutrée apostrophant le serveur, mon soupçon ne fait qu’augmenter. Oui, j’ai déjà croisé ce dirty old man, et il ne s’appelle pas Hank Bukowski hélas. D’ailleurs, la confirmation m’est donnée dix minutes plus tard, lorsqu’il finit par m’adresser la parole :

« Et tu arrives à te concentrer pour écrire ? »

Oh oui, je te connais. Et une fois encore tu fais fausse route. A suivre ce que tes yeux en-chimayés désirent, derrière ces lunettes crasses, embuées d’une moiteur coupable. Tu te trompes de cible, mais au fond ça t’est même égal, je suppose. Il y a d’autres lieux pour ça, où trouver la jeune chair consentante promise à ton porte-feuille garni. Tout ce que tu cherches, c’est un petit goût d’insolite. Une pointe d’illusion, ou d’auto-érotisation graveleuse, sans le grand imperméable beige qui sied d’habitude au cliché.

Le plus pitoyable est que tu ne m’as sans doute même pas reconnu. Tout juste te rappelles-tu avoir musardé ici, peut-être, et vibré d’espoir le temps d’une fin de service, un samedi au comptoir… Je m’y étais posé sans but précis, au terme d’un assez riche parcours de soirée. Une autre connaissance avait suivi le même itinéraire, et l’on se recroisait pour la troisième fois en quelques heures. Cela nous avait amusé, alors nous avions repris un verre de circonstance, tout en bavardant musique indie-pop. Mais ton dévolu m’avait désigné d’office. D’abord à distance raisonnable, puis à la faveur d’un tabouret libre, juste à ma droite. Peut-être nous avais-tu payé un verre, je ne me souviens plus. Peu importe, si je devais sourciller devant chaque étranger m’ayant offert un coup après minuit, j’aurais au moins trois bombes lacrymo et deux tasers dans ma sacoche à force…

Dire que je n’avais rien vu venir serait exagéré. Seulement une fois pris dans l’engrenage, il devient difficile de jouer les grands garçons farouches. Et puis j’avais mon autre voisin d’infortune à ne pas délaisser, autant par courtoisie que pour la diversion opportune dont sa présence me gratifiait. Mais parler New Order et Factory records, ça ne te branchait guère. Ton truc c’était plutôt Barbara ou Mozart, si je me rappelle bien. Enfin, c’était surtout les « mignons » en veste légère comme moi, encore assez frais à tes yeux de sénior… Les goûts, les couleurs, les apparences ; ça ne se discute pas nécessairement, non. Tant que tu ne poses ta main sur ma cuisse, en m’invitant à prolonger la discussion ailleurs, dans ton duplex.

Evidemment, je n’allais pas t’envoyer une gifle _ quelle idée saugrenue. Faire la femme, c’est drôle un quart d’heure, mais pas au-delà d’un certain mimétisme. Un « non merci, au revoir, vous vous méprenez monsieur », voilà qui suffisait largement. Je ne me sentais ni choqué, ni dévirilisé. Seule ma proxémie de confort en avait pris outrage. Il restait juste à finir mon verre tranquillement, avec le même camarade de comptoir, qui m’avoua d’ailleurs n’avoir absolument rien pressenti. Pourtant, j’aurais juré que ça devait lui être arrivé plus souvent qu’à moi. Décidément, les apparences…

Au moins pour ce soir, tu t’en vas sans geste ni proposition déplacée. Usé par ton propre manège d’intimidation sans doute. Ou par l’assèchement chronique d’un fond de verre écru, comme tout pochetron résigné à rentrer. Et je préfère largement ce scénario, comparé au précédent. Car si jamais il devait y avoir un troisième acte, sache que tu risques un bon coup de laptop dans les côtes, et une Chimay renversée sur le pantalon, pour mieux refroidir tes ardeurs… En toute amabilité, bien sûr.

Dessine-moi une absence…

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(V. Lefebvre – 2015 / suggestion pour une lecture en musique : Terry Riley & Friends – « In C »)

Dimanche soir, 22h30. Un dessinateur se pose sur la banquette d’en face, ouvre son carnet de croquis, et suscite instantanément la curiosité d’une poignée de clients assis autour. Bien qu’empêché de travailler, il consent poliment à décrire son approche par quelques mots. Mais j’évite de l’écouter, l’exercice lui enlève déjà trop de mystère. Je me demande juste quel modèle va-t-il choisir, car je doute qu’il vienne rafraîchir son imaginaire en scrutant le marc de houblon. Pas dans un troquet aussi bohème.

Devant lui, son champ visuel offre seulement deux options : moi, l’écrivant énigmatique, et cette vieille dame figée, juste à ma gauche. On la croise souvent ici ; elle rentre puis ressort aussi vite, une fois son café commandé, ne salue personne, et « personne » le lui rend bien d’ailleurs. Ce soir pourtant, elle semble vouloir s’attarder. La voilà presque immobile depuis 45 minutes, hormis une pause cigarette entretemps. Son immense parapluie vert complète le tableau, tel un cinquième pied à sa table. Il doit bien lui arriver au ventre à vue de nez.

La simple image d’une femme si pittoresquement burinée de vieillesse et d’addictions, en fait déjà le portrait idéal. Passez-la en noir et blanc, elle devient Doisneau. L’expression, l’authenticité, l’absence brutale du moindre objet de distraction _ livre ou portable, tout concorde à merveille. Si j’étais toi pourtant, jeune crayonneur, je viserais un autre sujet, moins évident. « Moi de préférence », dirait Oscar Wilde s’il avait goûté au 21ème siècle, dans toute son hégémonie narcissique. Mais « boucle-la Oscar ! » lui répondrais-je. Pour l’envie d’être flatté, il existe déjà le selfie instagram, ou l’indulgence féminine après trois mojitos. Non merci, je préfère céder mon aura picturo-génique à un modèle insoupçonné, une figure si effacée qu’un scribouilleur de mots ne saurait la saisir. Autrement dit, bonhomme : surprends-moi.

The portrait not taken. Voilà ton objectif : composer un équivalent graphique au poème « The road not taken » écrit par Robert Frost. Brosse ce choix qui ne s’imposait pas _ d’un chemin ou d’un visage, mais risque de tourmenter une vie entière. Plutôt qu’une présence donc, dessine l’absence.
Ainsi ton geste prend vie. La magie opère peu à peu, à grands coups de griffes carbonés. Je commence à distinguer la forme, et comprends mieux où tu voulais en venir. On croirait presque un plan de coupe, une sorte de planche anatomique, tirée d’un livre des sciences naturelles. Ne le prends pas mal surtout, le résultat est bien plus esthétique, de ce que j’entraperçois. Tellement surréaliste également. Certains cherchent à scanner l’âme humaine, toi tu retraces la vue même du scanner, par un trait noueux, ramifié à un niveau de précision remarquable.

Le mouvement est d’autant plus singulier qu’il s’exécute au mépris du chaos ambiant, perpétré par une bande de joueurs d’échecs en deux tables distinctes, franchement trop exubérants pour être crédibles _ comme s’ils jouaient à la pétanque sur un échiquier… Au son des leitmotivs scandés par les deux plus vifs pratiquants, nos regards interloqués se croisent enfin d’un sourire complice. Nous voguons dans la même galère, en quête de concentration, amusés néanmoins. Nouveau clin d’oeil sidéré ensuite, lorsqu’un des joueurs atteint d’hystérie compulsive, nous gratifie d’un rire orgasmique sur-aigu, que je ne souhaite à aucun partenaire sexuel non-malentendant… Sauf à hurler soi-même plus fort bien sûr.

Allez, oublie ces quelques digressions. Ne te détourne pas. Laisse-les s’agiter, et reviens au canson. Tu n’es qu’à mi-chemin, c’est ce moment délicat où ton élan fait soudainement défaut, où tes petites douleurs prennent racine : aux cervicales, au dos, au poignet sûrement. Je te vois grimacer d’ailleurs, ce qui me rassure un peu à vrai dire. Je ne suis donc pas seul en ce café à attendre que l’inspiration vienne lui masser le cou et les épaules… Alors évite ce goût d’inachevé dont tu devras souper le lendemain. Ensuite il te faudra procrastiner des jours, semaines, ou mois, avant d’y retourner penaud et coupable, voyant mal depuis quel trait repartir. Comparé au mien, ton geste est bien plus précaire. Ainsi je peux toujours reprendre un paragraphe deux ans après, échouer dix fois jusqu’à raviver l’étincelle d’origine. Mes ratures ont l’avantage de s’effacer au traitement de texte.

Mais je ne dois pas penser assez fort, puisqu’à nouveau tu te laisses distraire. Un autre curieux t’aborde, faisant mine de questionner ton art et sa pratique. L’intention paraît flatteuse, certes. Ecoute son érudition cependant, bien trop surfaite pour rester désintéressée… Enfin, à mon humble avis, cher camarade télépathique. Regarde où ça te mène d’ailleurs : maintenant le beau-parleur s’assoit, te propose de reprendre un verre, sauf que lui a déjà embrayé sur Nietzche, Voltaire, Duchamp… Non seulement tu ne dessines plus, mais n’arrives pas même à placer un mot. Il te manque encore un peu d’expérience sans doute. Tu dois reconnaître au premier coup d’oeil ce genre d’envoûteur patenté, qui te refile son besoin viscéral de ne pas terminer la soirée seul, sans compagnon de beuverie intellectuelle. Alors tombe dans le piège, soit, mais ne compte pas sur ma solidarité. Les grands esprits se rencontrent seulement s’il n’y a pas d’interférence sur la ligne.

Tiens, observe comment il m’interpelle sans vergogne, au moment où je viens régler ma note : « Tu écris ? J’ai vu à ton regard que tu étais aussi en recherche de quelque chose, je sens qu’on partage le même feeling… On va boire une bouteille chez moi, tu veux te joindre à nous ? ».
Je décline, évidemment. Bonne soirée quand même l’artiste. Peu de chances qu’il s’intéresse à ta jolie frimousse d’un Sean Penn débutant, donc tu ne risques pas grand-chose… Promets-moi seulement de ne pas lui croquer le portrait, s’il te le demande. Je veux bien rester hors-cadre, ou m’effacer derrière un voile d’abstrait, mais il y a des limites à la tempérance de mon égo. Quant à portraitiser une absence, réjouis-toi : je t’offre la mienne.

Haute teneur en mixité sociale.

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(Vianney Lefebvre – 2016)

Le moment est idéal pour moi ; quand la pluie chasse les gens en terrasse vers l’intérieur, saturant le café d’un seul coup. Alors me voilà au sec et parfaitement installé, pris dans une véritable fresque de mixité sociale, ethnique, internationale même. Vu ma tendance naturelle au voyeurisme sociologique, cela revient à placer un braqueur récidiviste devant une bijouterie désalarmée… Mais pour une fois je décide d’effectuer mon tour d’horizon à travers le regard d’un barman, qui attribue son numéro à chaque poste de service, gardant ainsi une trace des différentes commandes passées. A défaut de venir présenter la note, je verrai bien mieux la partition.

Table une, donc. La première à gauche en rentrant : elle accueille un groupe de touristes anglais autour de la soixantaine, dont je présume qu’il sera vite reparti, le temps d’une série de cafés. Table deux. Celle-ci abrite une composante trans-gay-lesbienne, exactement dans cette proportion donnée. Trois personnes au parcours hors du « qu’en dira-t-on », absolument détachées de toute malveillance extérieure par ici. Et une somme de potins échangés à faire pâlir n’importe quelle revue de presse en cabinet dentaire…
Table trois. Là, j’observe deux jeunes américaines (me semble-t-il) vraiment intrigantes, car ayant revêtu exactement le même haut, blanc et ultra-moulant, sur une poitrine obusienne qu’un soutien-gorge probablement en titane rehausse encore davantage. Cela ne m’attire pas spécialement, je mesure juste à quel point l’uniformisation mammaire gagne du terrain parmi les digital natives… Mais ce qui me frappe présentement c’est leur dress-code visiblement concerté, et l’esprit fusionnel qui émane de leur duo. Sans qu’on puisse soupçonner une gémellité évidente, ou encore moins une relation de couple. Elles me font pourtant étrangement penser aux soeurs jumelles du film Shining, comme si les deux gamines ectoplasmes confrontées à Jack Nicholson avaient maintenant atteint la majorité. Beaucoup plus souriantes désormais, heureusement. D’ailleurs à choisir, je préfère nettement les croiser à l’intérieur d’un bistrot, qu’au bout d’un long corridor hanté.

Table quatre. Y siège un couple assez discret, sans doute en plein rendez-vous galant… Ne les dérangeons pas. Table cinq : juste un groupe d’amis réunis autour d’une bière. Rien d’étonnant, ni d’outrageusement exotique. Mais nous faisons banquette commune, et entretemps le cercle s’agrandit : une autre « copine » vient se glisser tant bien que mal, pratiquement collée à mon épaule. Elle me rappelle une ancienne figure romantisée, d’une idylle trop vite interrompue. Je ne peux décemment pas lui en vouloir certes, d’autant qu’elle me tourne le dos par discrétion. Ce qui dénude légèrement le bas de sa colonne vertébrale, seulement affleuré d’un haut à dentelles, sous ce mini-veston jeans noir. Et plutôt qu’un fantôme me dévisage, j’aime autant cette image frontale à vrai dire. Sur l’échelle Richter du sentimental, le dos occasionne une secousse visuelle moins tellurique, même avec une si belle descente de reins. Puisse-t-elle se retourner de temps à autres néanmoins, que j’avise furtivement si ce regard affiche le même vert fauve teinté de rousseur…

Table six. Autre scène de convivialité, mais qui rompt enfin avec cette litanie de visages typés « blanc caucasien ». Plusieurs clients d’origine kabyle _ je suppose_ trinquent une 50 centilitres, ou un simple expresso. J’en reconnais la plupart d’ailleurs, pour les croiser régulièrement ici. Comme cette bande assez animée de Franco-sénégalais au comptoir, que j’aperçois souvent de même, en réunion variable. L’air de rien, voici l’un des rares cafés de la ville qui pourrait se draper d’une bannière « black-blanc-beur » parfaitement naturelle, harmonieuse, réitérée. Si besoin était, ce constat rappelle à quel point le fameux « vivre ensemble » républicain prend un bien meilleur départ autour d’une valeur commune au noctambule : la pinte de bière belge.

Table sept. La plus petite, en faux marbre circulaire, coincée dans l’angle de l’entrée. J’en faisais souvent mon poste de travail à une époque, maintenant je trouve l’emplacement trop indiscret, la lumière y est très peu tamisée. Elle me donne l’impression d’être sur estrade, sans avoir le moindre spectacle à offrir. Ma page blanche y rejaillit d’autant plus cruellement.
Ce soir, un autre créatif solitaire m’y succède, son carnet d’esquisses étalé sur le revêtement usé. Je note que ce jeune beaux-artien travaille aussi au vin blanc. Mais lui commande une bouteille entière, pas de demi-mesure : on paye d’avance, on assume la dose de travail à ingérer… Présomptueux peut-être, n’empêche que je m’interroge soudainement sur l’économie réalisée. Le slogan est imparable d’ailleurs : pour un alcoolisme économe, penser un jour à lire la carte du bar.

Table huit. Entrave grossière à la mixité ambiante, six mâles autour de la vingtaine, au ton viril, gouailleur. Je leur pardonne et oublie vite ces quelques ébats vaguement politisés, entre deux digressions smartphonesques. Tout le monde peut se tromper de bar. D’ailleurs, une autre série d’arrivants leur succède peu après. Cinq jeunes demoiselles, en pleine soirée exclusivement féminine. Si manifestement égayée par la simple compagnie d’une bière à la cerise, que je ne trouve décidément rien à redire à la célèbre formule d’Aragon : la femme est bien l’avenir de la Kasteel rouge. Pour l’homme c’est fichu.

Table neuf. Tiens non en fait, il s’agit d’un leurre. Pas de table « 9 ». Je suis en train de recompter les mêmes tables, occupées par d’autres clients entretemps. Comme dit le clochard, quand il se moque de l’ivrogne : « vous n’avez peut-être pas cherché l’ivresse, mais vous avez quand même trouvé le flacon. »

– suggestion pour une lecture en musique : Do Make Say Think : album Yet & Yet

Débriefer la cuite, débriefer l’errance.

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(© Vianney Lefebvre – 2016)

Tel le sportif un lendemain de défaite, je m’applique à débriefer chaque cuite un brin retentissante que la vie citadine porte à mon discrédit. Le moindre instant critique refait surface, comme ce mauvais contrôle orienté qui m’a désaxé du chemin du retour, ou cette tête pas assez décroisée au moment de fixer un regard fatal à une ancienne flamme, réapparue soudainement. Autant de « petites erreurs payées cash », même en déduisant les verres offerts. Car une fois l’heure du réveil, il est déjà trop tard : j’ai le masque du perdant vissé jusqu’au fond des cernes, mes cheveux ressemblent à une toile de Picasso imitée par un charbonnier non-voyant, mon visage à celui du charbonnier _ auto-portrait oblige, avec une légère teinte « retour du Vietnam » pour couronner ce tue-glamour… Bref n’en doutons pas, le débriefing sera sévère.

Quel chemin d’infortune peut ainsi conduire à l’aube, sans aucun motif de célébration particulier ? Mes deux premiers verres présentent au moins l’excuse d’une séance d’écriture solitaire. J’ai même préalablement décliné un apéro à 19h dans un autre café, comme pour limiter d’avance les dégâts. Mais c’est une veille de jour férié, la population festive double, les demis se transforment en pinte, et il y a de grandes chances pour qu’on m’adresse la question fatidique : « tu écris quoi ? ».

Le curieux du jour est un bel angelot blond d’origine locale, ayant récemment quitté la région. Il revient passer quelques jours ici, et je devine à son regard perdu combien sa quête de familiarité révèle une profonde nostalgie. Les déracinés ont ce manque d’appartenance au visage qu’un parfait touriste ne saurait imiter. Il m’avouera d’ailleurs un peu plus tard son soulagement d’avoir tenu cette conversation, assez anecdotique pourtant, mais venant le tirer d’une humeur franchement misanthrope. Alors je l’encourage à se mettre également dans un coin pour écrire ou bouquiner, puisqu’il en avait l’intention. Non que je cherche à me débarrasser de l’importun, j’ai juste un franc respect envers la mélancolie d’autrui, et l’envie paradoxale de rester seul entouré de gens.

Si j’avais exaucé la mienne, cela m’aurait peut-être écourté la soirée de quelques verres. Car les suivants prennent une tournure conviviale et dangereusement addictive. Nouvel échange insolite au comptoir, avec un couple d’étudiants, autres clients réguliers depuis peu. Je discute avec « elle » à un tabouret d’écart, « lui » vient alors s’installer entre nous. Légèrement nerveux sans doute, au point qu’il renverse son fitou, en partie sur ma sacoche délaissée à terre. D’aucun y verrait une mesure de représailles, par un garçon bien trop possessif. Le ton reste courtois cependant, et il m’interroge à son tour sur mon choix d’écrire ici… Notre aparté ressemble vaguement à une interview, dont le journaliste induit chaque réponse en sa question. Enfin peu importe, la connivence d’esprit n’est pas désagréable, ça me repose à vrai dire. N’empêche l’ami, tu peux tout me demander, mais ne renverse jamais ton rouge sur mes « blue suede shoes« , ni sur ma besace.

D’accord, ce n’est même pas une besace en daim bleu, juste une sacoche d’ordinateur standard qui en a vu et en verra d’autres. La nuit est à peine fiancée ; je rejoins bientôt un ami posé au bar en face, lequel m’a déjà commandé la dose suivante de mon breuvage habituel. Nous sommes toujours pleins d’attentions entre personnes soucieuses de ne pas plonger seules… D’ailleurs c’est un texto de ma part qui l’a aiguillé ici. Et quand plusieurs membres d’un même établissement nocturne cherchent la plongée collective, ça se transforme en after. Comme on est veille de jour férié, voilà qui coule à pic.

Ensuite, je me rappelle une série d’errances festives plus ou moins cocasses, incluant une bouteille de rouge offerte par le patron, bien trop chambrée. Et deux ou trois bières différentes, quitte à mieux remuer l’eau trouble. Ce ne fût pas ma seule erreur d’apprenti-cuitard : il convenait aussi de ne surtout rien ingurgiter entretemps, manger aurait pu ralentir le cours de mon alcoolémie… Dommage, la suite allait m’offrir une bonne raison de vomir un kébab-frites mal négocié, et autre part que sur ma sacoche.

Car nous profitons de cette ébriété conquérante pour émettre une nouvelle idée absurde : nous rendre à un bal populaire, cinquante mètres plus loin, à l’air libre. Une sorte de tradition annuelle, paraît-il. Oui, un peu d’air fera du bien… Quant à supporter la foule, avec une telle humeur caustique, rien ne saurait nous ébranler. Mais lorsqu’on est mélomane, même saoul, on reste un mélomane sensible. Impossible de cautionner pareil déferlement de beaufitude sonore, suintant de cette putasserie infra-bassée dont la masse trépidante semble se repaître.

« Hang the DJ ! », hurlé-je, pressé contre la rambarde de sécurité. A défaut de vomir sur le disc-jokey, je cherche un objet à lui balancer dessus. Ce n’est pas tant le crime de mauvais goût que son air auto-suffisant qui me révulse : quelqu’un doit dire non. Et si j’en viens à passer une nuit au poste, voilà un motif tout à fait respectable. J’imagine l’entrefilet du lendemain : « Bal populaire en centre-ville : le DJ agressé à coups de pièces jaunes par un supporter des Smiths enivré ».

Bon d’accord, j’y renonce. Même pour arroser un ambianceur de kermesse, je reste beaucoup trop fauché. Au moins ce choc civilisationnel nous aura fourni un bon prétexte à retourner boire dans la même taverne. Où nous étions invités à gérer collectivement la play-list, ce qui autorise un libre-arbitre culturel moins propice à l’envie de meurtre.
Je me souviens qu’une bonne partie du Gainsbourg « Confidentiel«  a résonné de toute sa contrebasse, et combien j’ai été saisi par la radicalité de cet enregistrement, son éloquence séminale. Mais à cette heure hors-du-cadran où l’on guette une illumination esthétique foudroyante _par la voix d’une sirène ou d’une enceinte hi-fi, le susurrement gainsbardien, encore suave à l’époque, ne me livrait aucune direction subliminale en point d’horizon. Il n’était même pas fichu de me laisser rentrer dormir, le fourbe.

Alors quand s’épuisent tous les recours à prolonger l’exercice d’une folie, il ne reste plus qu’à la désigner telle. Avais-je appris le moindre enseignement irréfutable ; caressé l’attente de finir la nuit dans un autre salon, voire une autre paire de draps ? Avais-je poussé l’ivresse jusqu’à m’oublier au moins quelques heures ? Non. Juste payé mon modeste tribut en aliénation humaine. Avec style, peut-être. Insistance, sûrement. Avec la résignation du lendemain en tout cas. Qui ne s’autorise jamais la défaite, ne distingue plus le goût des victoires.

– suggestion pour une lecture en musique : John Coltrane – « Pursuance »