Pourquoi ne jamais parler politique en after (mais pourquoi c’est aussi une fausse excuse)

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(Suggestion pour une lecture en musique : Sun Ra – « Lady with the golden stockings »)

Minuit moins le quart. J’ai le choix entre raccompagner un ami trop alcoolisé en prenant la place du mort, ou prolonger la soirée ailleurs, chez une vague connaissance, dont je suis moi-même une vague fréquentation. La première option tient à mon piètre statut de non-conducteur, une manière symbolique de dire « je désapprouve, mais au moins tu ne rentres pas seul… ». La deuxième offre un bon compromis général : le seul bar ouvert de ce quartier ferme à minuit, et personne n’a franchement envie de rentrer si tôt. Du même coup, personne ne reprend le volant non plus, et donc exit ma première option. Pour l’heure du moins.

C’est un rez-de chaussée trois pièces, avec un long bout de jardin en prolongement, comme une parcelle rurale exempt de tout urbanisme. Dire que j’ai vécu à moins de 300 mètres, côté rue, sans présumer un instant qu’une enclave pareille existe. Jouir d’un potager à la belle étoile, ça vous rendrait presque tolérable la sur-population étudiante du quartier. Ici on pourrait boire et discuter botanique, simplement. Se questionner sur la présence opportune d’un gramme d’herbe au fond d’une poche peut-être…

Hélas, après un quart d’heure, il faut bien se rendre à l’évidence : la politique prend le dessus, adieu plantes vertes et calumet de la paix. Notre dominante masculine n’y est sûrement pas étrangère ; entre mâles cultivés, on se jauge à coup d’empoignades sociétales ou de références musicales, les concours de vodka frappées sont loin derrière nous… Je me vois d’ailleurs confié la sélection Youtube, ce qui nous évite de justesse un opus de Nick Drake en fond sonore ; plaisir solitaire certainement, d’accouplement parfois, mais pour une after au-delà de cinq personnes, je vais à l’efficace et choisit LCD Soundsystem, album Sound of Silver.

Mister Drake n’y aurait rien changé d’ailleurs. La désinhibition politique ne se calcule pas. Certains, comme notre hôte, sont plus à l’aise à une heure du matin après quatre Duvel, pour moi c’est exactement l’inverse : plus je bois, moins j’ai envie de causer débat parlementaire. Surtout pour autopsier le cadavre de la vie politique française… Ce que je gagne en verve poético-philosophique, souvent je le perds en intellect rationnel et pragmatique. Or ces questions-là exigent clarté, honnêteté, précision argumentaire, sous peine d’entendre résonner l’écho d’un bar PMU.
A force, j’en ai développé une sorte d’aquoibonisme auto-protecteur, qui m’évitent bien des polémiques stériles. Surtout quand il est déjà trop tard pour changer quoique ce soit du monde actuel, puisque tout est fermé dehors… Mais cette soirée épuise mon droit de réserve, car j’ai en face de moi un interlocuteur en pleine montée d’indignation, aussi véhément qu’alarmiste, et il ne se contentera pas d’un morne approbateur de salon. Lui veut du répondant au contraire, un type qui sait renvoyer la balle, sans juste faire mine de comprendre « ce que tu veux dire ».

Bien sûr, pour ne pas s’attirer la condescendance intellectuelle d’autrui, on peut toujours faire diversion humoristique, ou partir chercher une bière dans le frigo… Quand on n’a rien d’intelligent à raconter, c’est même une posture adéquate. Tout dépend du niveau de confiance et d’amicalité dans l’échange : disons que pour contredire un complotiste, un « identitaire », ou un climato-sceptique, rencontrés une demi-heure plus tôt, mieux vaut retrouver un poil de sa contenance, et boire discrètement un verre d’eau afin d’atténuer les huit shooters précédents… Idem en face d’un négationniste retors, ou d’un phallocrate en roue libre ; situation fâcheuse certes, mais le rappel d’une conscience morale peut vous frapper à n’importe quelle heure, n’importe où, même dans la plus dispensable des afters. On aura beau penser « quel abruti celui-là ! », reste à en faire la démonstration.

« Embrasse un con, il te rendra peut-être meilleur », disait sans doute un vieux philosophe chinois, sous couvert d’une fausse citation attribuée à Churchill… Et justement, à force de l’ignorer, ce « trop con » protéiforme, bientôt on ne se retrouve plus qu’entre personnes « culturées », dans un salon comme celui-ci par exemple, à deviser autour d’un sujet très peu clivant au fond… Car nous fréquentons les mêmes cercles, présumés bien-pensants, à quelques divergences d’opinions près, sur lesquelles nous passons plus de temps à débattre _ même à une heure impropre, qu’à éblouir le reste du monde de notre progressisme éclairé. Nous préférons désigner par la fuite, cette prétendue médiocrité civilisationnelle, quitte à sanctuariser davantage nos modes d’existence, plutôt qu’étudier pourquoi tant de gens résonnent différemment. Or lorsqu’une élite, culturelle ou autre, cesse de prévaloir en tant que force motrice et précurseuse, elle se communautarise alors au même titre que certaines franges de population ouvertement isolationnistes. Elle s’extrémise, au lieu d’irriguer la société vers elle.

Ce paradoxe allait me tarauder tout au long de mon trajet retour _ à pied et sans vaine tentative de jouer les copilotes finalement. Au fond c’est la présomption même de se trouver du « bon côté de l’histoire » qu’il faut urgemment reconsidérer. Car l’histoire au 21ème siècle, ferait plutôt basculer l’humaniste républicain, areligieux et multi-culturel, vers une pente descendante justement. La faute à une trop grande bêtise obscurantiste ? Pas seulement. La faute aux porteurs de l’esprit des Lumières également, qui ne savent plus transmettre ses valeurs, ni en tirer les leçons, ou qui refusent d’en mesurer les limites. Dont la principale est un défaut majeur de sublimation. L’absence d’une part de folie inhérente au genre humain _ qu’on la nomme guerre, fanatisme, dérégulation financière, sur-consommation, ou juste mariage et famille nombreuse… Comment exalter plusieurs milliards de gens, avec le seul horizon d’être des bons petits sociaux-démocrates écoresponsables, dont la durée de vie s’allonge autant que les illusions métaphysiques reculent ? Tout cela manque cruellement d’âme, de chair, de déraison.

J’aurais pu lâcher ma tirade une heure plus tôt bien sûr, quitte à froisser l’ambiance. Mais discuter choix de civilisation sous LCD Soundsytem, est à peine moins saugrenu que parler politique en savourant Nick Drake… Autant garder une approche hédoniste, surréaliste, ou trivialement anthropologique, une fois minuit passé. Non seulement par lucidité intellectuelle, mais histoire de ne pas limiter le nombre de personnes présumées d’opinions fréquentables, à un cheptel déjà restreint. Entre parler politique ou bavasser météo, il reste une bonne marge d’expression heureusement.

 

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