Danse-moi jusqu’à la fin du monde…

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(Suggestion pour une lecture en musique : Gareth Dickson – Snag with the language)

Je vais encore rater la première partie. Ce n’est même pas une question de snobisme, juste une latence coutumière en démarrage de soirée. Pour un noctambule, sortir avant 20h le samedi, ça fait vraiment tôt. Comme en plus le concert était annoncé à 18h30, on peut même dire que j’arrive en avance sur mon retard présumé. Et heureusement, sinon je manquerais également la tête d’affiche. Un musicien écossais, lequel arpège une guitare folk très réverbérée dans une ambiance quasi religieuse, à l’intérieur d’une salle de théâtre aménagée pour l’occasion. On croirait soudainement une chapelle laïque, conçue pour les derniers résistants au cours de l’époque et à ses invectives d’hyper-connection, de gesticulations festives imposées. C’est tout l’apaisement que cette ville daignera m’octroyer pour la semaine, je le sens, alors j’attends que mes yeux d’eux-mêmes se referment, évacuent les stimuli visuels encore présents, même en un lieu si tamisé. Comme ce filet de lumière détachant le visage d’une femme que je viens juste de reconnaître et saluer, assise à l’autre versant, opposé au mien. Avec ce type de concert intimiste, le public offre un décor souvent plus captivant que la vue scénique elle-même, très dépouillée. Soudain les figures s’anoblissent, par ce qu’elles gagnent d’humilité en se figeant dans cette posture captive, qui les renvoient à leur fatigue hebdomadaire, à une mélancolie qu’elles ne cherchent enfin plus à contourner. Alors je retiens un temps mes paupières, pour dévorer encore un peu de cette beauté. Je sens que je n’en aurais jamais assez de toute façon. Au fond mon esprit n’a aucune envie d’être bercé : lui sait bien que je serai toujours debout dans une douzaine d’heures.

Une heure après c’est tout l’inverse, je regrette déjà ses quelques minutes de micro-sieste, tant l’atmosphère autour est surchauffée, oppressante. Cette manie qu’ont les gens de vouloir systématiquement célébrer le jour de leur naissance un samedi soir… Et à plusieurs anniversaires dans le même café, sans doute par crainte du manque de convives. Ou par réalisme lucratif des patrons de bar. Enfin, le résultat revient au même : on croise tout le monde, mais on n’échange avec pratiquement personne. Et on tue toute chance d’une nouvelle rencontre par simple effet de masse. Par cet agglutinement qui nous force à sécuriser notre cercle relationnel, en le limitant aux visages les plus familiers, et nous enjoint à boire pour supporter le manque d’espace vital intime. Ce que nous aurions fait de toute façon, mais un peu moins stressés peut-être. Je ne m’en sors pas si mal cela dit, on m’a même gardé un verre de punch et une part de gâteau. Il faut savoir rester prêt à tout en soirée ; y compris à ingurgiter un bout de charlotte fondante sur une frêle assiette de carton, tout en préservant son flegme et l’intégrité du moindre textile environnant. Ce malgré la récurrence des coups de coude au passage, vu qu’on se tient pile dans le couloir menant aux toilettes…

Et puis un ami suggère de bouger ailleurs, dans un bar moins routinier d’une virée de samedi soir, pour ce cercle du moins. Tiens oui, ça fait longtemps, allons-y. Non loin se trouve la rue de la soif locale, notoirement chaotique et fier de l’être. Il est vivement déconseillé de réviser sa considération du genre humain en s’y aventurant seul, et non alcoolisé. Pire : en étant seul, sobre, et d’apparence féminine. A cette heure heureusement, j’échappe encore à ces trois critères. De toute façon, l’établissement nocturne que nous avons ciblé serait plutôt du genre « irréductible », qui résiste encore à l’envahisseur et au jet 27… Et pour cause, c’est un bar d’obédience métal, à l’entrée duquel se poste le genre de videur imposant que n’aurait pas renier Bodycount dans les 90’s, avec quelques tatouages de plus sans doute. Je ne sais pas si je me sens plus en sécurité, mais la simple idée de commander un verre de blanc devient alors aussi absurde que de réclamer du Sting ou du Coldplay. Déjà qu’avec ma veste de velours je frise l’outrage aux bonnes moeurs, évitons de les provoquer davantage.

En fait l’endroit est inversement plus pacifiste que ne le fait ressentir sa playlist de thrash-metal du meilleur cru, apocalyptique à souhait. Il y a même des toilettes hommes-femmes séparées ; c’est dire à quel point la notion d’endroit civilisé est devenue perfide, à force d’attirer le noceur vers les vitrines les plus clinquantes, vers des sourires de vendeurs de smartphone déguisés en barmans. On finirait par trouver l’austérité rassurante, et les riffs mitraillette des héritiers de Black Sabbath comme du miel pour les oreilles… Là j’exagère sans doute, mais ma deuxième pinte de blonde à 8° commence à produire son effet ; mon sens critique baisse légèrement sa garde, et sournoisement un petit flash nostalgique m’envahit. Je me revois entrer dans le même bar, dix ans plus tôt, sans trop comprendre ce que je fais là ; mais j’ai suivi une piste, une aimable suggestion à passer boire un verre… Et puis tout se réchauffe peu à peu. On me présente timidement, quelques conversations s’engagent, la soirée se prolonge… Je repars ensuite conquis, avec le sentiment que tout pourrait être simple au fond. Une bière reste une bière, pas besoin de chercher plus exotique ; cette fille me plaît, alors pourquoi rêvasser à une dizaine d’autres au même moment ? A celles que j’ai croisées deux ou trois heures plus tôt, à celles que je pourrais retrouver dans d’autres pubs, d’autres rues ; à celles que j’espère toujours secrètement revoir, mais qui ne risquent pas d’entrer ici comme par miracle.

Tout pourrait être simple, alors maintenons l’illusion. Justement, le patron de bar vient de lancer son quart d’heure « sérieux s’abstenir » de pré-fermeture, et un tube des Jackson Five retentit à plein volume. Mes jambes n’attendaient que ça : je ne tiens vraiment pas à me faire remarquer du videur, mais ne pas danser là-dessus, j’en suis vraiment incapable. Sauf qu’après trois autres morceaux, une facétie d’un camarade me fait bêtement projeter mon verre quasi vide à terre, lequel explose en toute largeur. Pour unique sanction, l’autre tenancier arrive tranquillement afin de balayer l’éparpillement, ajoutant sans aucune malice : « c’est pas grave… ».
Oui, tout devrait être aussi simple et gratuit, comme de poursuivre en after chez l’un des membres de cette fine équipée, à l’appartement le plus proche d’ici, et le plus permissif en terme de voisinage. Nous ne sommes même pas nombreux, juste une poignée. Et nous avons très peu d’alcool ; aucune autre substance d’ailleurs pour pallier au dégrisement fatal qui menace de nous tomber dessus, rien qu’à traverser ce tableau de bassesse comportementale dont le quartier nous abreuve. Vomi contre un mur à gauche, urine contre une voiture à droite, tensions et agressivité à 360°… Dans une mêlée humaine trop avilie certainement, pour assumer de se revoir en selfie le lendemain… Ne pas se laisser dégriser, non : Iggy Pop, LCD soundsystem, Gorillaz, Joy division… et un appareil à fumée pour submerger le salon. Comme les gosses d’une première boum de collège, mais sans le repas de famille du lendemain. Et surtout sans envie du lendemain, puisqu’il tombe un dimanche, le fourbe. Autant ne pas rentrer du tout à vrai dire. Allez, « dance, dance, dance to the radio !« . Mon invisible cavalière, danse-moi jusqu’à l’aube. Danse-moi jusqu’à la fin de ce monde.

Tout devrait être aussi simple.

Chasser le moustique de novembre.

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(Unknown credit – Suggestion pour une lecture en musique : Steve Reich – Variations for winds, strings, keyboards)

Le moustique est l’avenir de l’homme. Pardon femme, pardon Aragon, mais c’est juste l’évidence. Et elle m’a frappé la nuit dernière, au moment où j’écrasais le dit insecte d’une autre évidence : celle des mes mains rageuses, proprement coordonnées pour une fois. Simple répit illusoire, même si le satané parasite avait opté pour une opération suicide, sans renfort d’escadrille. Toujours une nuit de sommeil préservée, mais à terme il finira par régner au sommet de l’écosystème, fanfaronnant aux quatre coins d’un globe sur-réchauffé. Humidité, chaleur, quelques milliards d’humains supplémentaires à vampiriser ou contaminer… Vraiment, lui aurait tort de se sentir menacé d’extinction.

Un moustique en plein centre-ville passé mi-novembre, cela peut sembler anecdotique. L’année suivante néanmoins, ils reviennent plus nombreux. Et ainsi de suite, jusqu’à découvrir décembre, janvier, février, dans nos contrées européennes pourtant habituées à une trêve hivernale de l’agression moustiquaire. Notre complexe du dominant nous donne l’illusion de vivre en terrain conquis, mais nous avons toujours été en guerre. La survie d’une espèce tient à si peu de choses, quelques degrés de plus, de moins, une certaine acceptation du prédateur aussi, de la proie. Puis soudainement les règles changent, en une décennie ou un siècle, peu importe. Et l’animal hier si conquérant, sûr de son trône, de sa perpétuité, découvre alors un crépuscule sans dieu, ni absolu. Un crépuscule dépourvu d’utopie. Ailleurs, la conscience du moustique est presque inné, sa menace, ancestrale. Ici, nous ne voulons entendre ni bruit d’insecte, ni bruit de bottes, surtout plus jamais.

Alors un autre bruit nous rattrape, un soir de novembre. Comme un buzz désagréable dans l’oreille externe, parti d’un simple bruissement d’ailes des années plus tôt, il nous parvient sur-amplifié à présent. Pour certains, la déflagration paraît encore étouffée, trop lointaine : ai-je entendu voler un diptère, ou perçu le glas d’une société vieillissante, recroquevillée sur un âge révolu, quand les saisons étaient encore distinctes, les moustiques condamnés à sucer du bétail en été, pendant que les maîtres se partageaient le globe en quelques empires coloniaux… Pour d’autres au contraire, elle signe déjà la fin de l’Histoire : rendez-vous en enfer, et empochez 72 vierges au passage ; ou contentez-vous d’un rencard par site de rencontres, mais c’est tellement moins épique. D’autant que vous risquez de prolonger d’une génération encore, un mammifère déjà bien mal parti.

C’est vrai que ce fichu mois intermédiaire, coincé entre deux cycles d’une nature autrefois mieux réglée, avec son lot de dégueulasserie ambiante _ du ciel au bitume enfeuillé, en passant par l’info du jour, tout ne semble que pourriture ; ce novembre de malheur donc, encourage plus au transhumanisme, qu’à une reproduction du modèle humain en cours, selfiant avec frénésie son désarroi spirituel, en attendant le retour du printemps…
Je l’aimais pourtant bien cet homme-là. Au moins jusqu’au début du 20ème siècle, c’était quand même remarquable d’évolution. Quelle lutte acharnée envers une nature hostile, à dompter ses vieux démons, époque après époque… On ne rend jamais assez hommage à ceux qui nous ont précédés, pour des merveilles de civilisation telles que l’eau courante, l’électricité, le chauffage, la CMU complémentaire, et le kilo de spaghettis prêt en 8 minutes… Histoire de s’en souvenir, il faut une bonne soirée galère d’automne à traverser toute la ville en plein déluge, sous quelques mauvais prétextes galants, et rentrer seul comme jamais, avec un trou béant dans la semelle gauche… Alors pendant que les pâtes emmarmitées se rappellent du sort réservé aux premiers Chrétiens, un fond d’émission de radio me tend enfin une perche utopique, en gage de réconfort. Ou comment chasser le moustique de novembre peut-être. Transhumanisme, donc, m’explique-t-on. Au fond oui, pourquoi freiner le mouvement ? A ce niveau de pessimisme et de recroquevillement sociétal, il faudra bien trouver meilleur dopage que des sucres lents pour tenir le coup. Alors je suis preneur.

Au bout de vingt minutes d’écoute assez distraite, mon regain d’optimisme en prend déjà un coup cependant. Car le problème du moustique demeure, aussi sûr que toute satiété n’est que provisoire : la contrainte ou la menace reviendra, cyclique, rien n’est jamais réglé pour de bon. Et on aura beau changer nos membres un à un, optimiser chaque fonctionnalité d’un corps humain précaire ; s’il faut recommencer tous les 20 ans, il arrivera bien un stade où l’on préfèrera tourner définitivement la page de l’Homo sapiens, plutôt que de l’augmenter ou le customiser sans fin. Dès lors évidemment, pour un esprit de la première moitié du 21ème siècle, voilà un tout autre sacrifice à fournir. Difficile d’admettre qu’il nous faut déjà préparer le terrain d’une prochaine mutation, sachant qu’elle ne gardera aucun de nos gênes en héritage, et n’aura pas même la courtoisie de nous dire « merci l’homme ».

C’est tout de même rageant de venir au monde pile au bout d’un cycle d’évolution dans sa propre espèce. Oeuvrer à sa métamorphose, voilà un challenge bien plus attirant. Pas sûr qu’on nous laisse plus de choix qu’aux derniers dinosaures cela dit. Pas certain non plus que ce « trans », comme « transition », ne devienne simplement un « post », comme : « faisons table rase de l’humanité ». Car c’est précisément devant cette philosophie post-humaniste _ qui tend déjà à considérer l’homme tel une machine en chair, que ma soif d’avancée du genre humain connait soudain sa limite. Il y a de fait, un réel conflit métaphysique entre ces deux aspirations qui m’animent au quotidien, et souvent s’opposent : progressisme utopique, ou humanisme conservateur. Il faudrait pouvoir choisir à force.
Et le tiraillement perdure depuis quelques six millions d’années, à l’échelle terrienne. Avec pour constante malgré tout, l’acceptation d’une mortalité immuable, d’une vulnérabilité intrinsèque _ essayez de combattre un ours à mains nues pour voir, et d’un seuil d’imperfection irréductible. Aimer l’humain en somme, c’est en accepter le meilleur comme le pire. C’est tendre vers le parfait tout en s’avouant vaincu d’avance. C’est viser les étoiles, pour au moins décrocher la Lune _ si on ne vise que le bout de son nez, on n’est même pas sûr d’arriver à se moucher tout seul… C’est convenir qu’une détermination lucide vaut toujours mieux qu’un découragement nihiliste.

Autrement dit, ça ne vend pas beaucoup de rêve. Et on ne peut y prendre qu’une part infime, avant de la transmettre à son éventuelle descendance. Alors on comprend d’autant mieux qu’à défaut d’une croyance religieuse pour béquille, le statu quo évolutif ou même la régression pure, s’imposent au commun des mortels. Surtout ces temps-ci. Voie de facilité peut-être, mais l’avantage est qu’on se désillusionne d’un peu moins haut, à force de tirer déjà les choses vers le bas… La chute s’en trouve amortie. Ainsi, qu’on referme les frontières, son horizon de pensée, ou la porte de l’igloo avant une hibernation jusque fin mars, finalement ça revient au même mécanisme auto-protecteur. Comme s’il fallait plus que jamais préserver l’espèce, y compris dans ses absurdités les plus criantes. Les replis identitaires, protectionnistes, technophobes, religieux ou traditionalistes, donnent l’impression d’un mammifère anticipant une période de glaciation imminente, alors qu’il est justement confronté à un réchauffement climatique… Sacré Homo sapiens : on lui dit que ça brûle, mais lui remet trois pulls et deux armures pour se tenir chaud.

Et pourtant, il y a une vraie forme de sagesse à vouloir se replier lorsque la bataille devient trop hasardeuse. Car si l’heure du baroud d’honneur a déjà sonné pour l’homme, j’avoue que mon tempérament progressiste se posent quand même beaucoup de questions. Considérer le cerveau humain comme une simple carte mère, dont les plus infimes composants et données finiront par être percés à jour, c’est peut-être valable pour un scientifique purement cartésien _ j’en doute à vrai dire ; mais pour l’agnostique que je suis, on n’est pas prêt de me faire avaler le concept d’âme humaine sous forme de connexions neuronales, en suite de 0 et de 1. Ayant consacré une vie entière à en sonder la nature, ça m’embêterait qu’un jour, les réponses aux plus épineux sujets existentiels s’affichent d’un clic sur Google (Oui, Google évidemment…). Chercheur en âme humaine, c’est un vrai métier quoiqu’on en dise, alors je ne voudrais pas perdre mon job d’un seul coup. Et je ne voudrais pas non plus qu’il se perde d’ici une centaine d’années. Pur instinct de préservation animal ? Peut-être. Mais je repense à ce moustique, écrasé la nuit précédente après une série de ratés : aurais-je vraiment envie de perfectionner mes sens et ma coordination des membres, jusqu’à pouvoir localiser et tuer l’insecte en un clin d’œil ? Au risque d’y perdre un excellent motif de méditation d’ailleurs. Serais-je vraiment prêt à envisager un monde où la quête infinie de perfectionnement, a totalement évacué le besoin de transcendance ?

Evidemment non. Ça m’exalte autant qu’un pique-nique en amoureux sur Mars. Mais qu’on n’aille pas m’imposer le port d’armure préventif, sous prétexte qu’une majorité de terriens nourrit une trouille bleue d’évoluer. Alors vas-y, le digital native : transhumanise-moi, mais de mort lente si possible.

L’élite, l’homme du peuple, Baudelaire, et une femme… (sont sur un bateau)

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(Unknown credit / suggestion pour une lecture en musique : Beak – Wulfstan II)

Il est des voix sentencieuses et bien trop sûres d’elles qu’on préfère n’entendre qu’à la table d’à côté… Ou s’il leur faut vraiment une tribune, à la rigueur perchée dans un amphi universitaire. Ce doit être la mienne parfois : on est toujours l’élitiste de quelqu’un sans doute, nul n’échappe à la règle. Mais ce soir au contraire, je me sens le plouc, le sous-diplômé de service, l’exclu des hautes sphères. En seulement dix petites minutes, ce type m’a assommé comme une armée d’enseignants psycho-rigides durant un plein trimestre. Ses deux compagnons de bar, visiblement trop inhibés intellectuellement pour oser l’interrompre ou le contredire, lui prêtent une oreille si obéissante que j’en viens même à soupçonner une emprise sectaire. Il faut dire qu’avec une verve pareille, à moins de lui couper le temps de parole au sablier, autant espérer qu’il poursuive enfin son monologue devant l’urinoir.

La fatigue d’un rhume persistant ajoute à mon humeur agacée. Bizarrement, je commence à m’imaginer alors dans la peau d’un actif quadragénaire lambda, affligé d’un job alimentaire peu gratifiant, venant tromper son célibat dans un bar à jeunes citadins plutôt branchés, hors de son troquet celtique habituel. Comme une envie soudaine d’aller voir ailleurs, « where there’s music and there’s people, who are young and alive », dirait Morrissey. Ça lui ferait un peu plus loin pour retourner à la voiture ensuite, et rentrer chez lui après ses quelques bières du soir, en petite banlieue résidentielle. Mais au moins il changerait de rue et de quartier.
Le voilà donc avec sa pinte de bavik, s’asseyant prudemment à l’étage, seul dans un coin. Et juste à côté de lui, retentit l’insolente musique du jeune esprit savant. Tellement propret, avec son carré bouclé de petit-bourgeois romantique, sa diction irréprochable, aux intonations ténor comme naturellement amplifiées… Il se crispe rien qu’à l’entendre étaler toutes ses références, multiplier les postulats philosophiques, et proclamer ses dix commandements culturels avec une inconvenante facilité, sans jamais une nuance de « peut-être »… Sans le moindre trait d’humour notable, comble de prétention.

Du point de vue d’un autre citadin culturellement éveillé, je ne peux lui nier une certaine éloquence. Bien sûr il y a du fumeux dans ce qu’il affirme, mais sauf à viser un discours de prix Nobel, ça reste tout à fait pardonnable. Maintenant, du point de vue de cet « homme du peuple » fictif qui s’insinue en moi, j’ai juste envie soudain de lui claquer sa grande bouche, pleine de suffisance, contre la chope à peine entamée qui lui sert de bavoir à faconde… Ça ne me ressemble guère pourtant , cette envie de violence gratuite. Mais après tout, quand on aborde un personnage de composition, il faut savoir déformer un peu l’enveloppe.

Alors oui, disons que je ne sais pas qui est Cioran, par exemple. Que j’ignore tout du pianiste Glenn Gould…. Et à quel point il était rejeté lui aussi par le « système », par l’élite musicale… Et ce Don Quichotte là, ouais ça me dit quelque chose, les moulins et tout ça ; mais ce que tu leur racontes à tes petits copains, trop sages pour te rabattre le claquet, ça ne me parle pas. Tu vois, j’en ai juste marre qu’on me fasse sentir de près ou de loin, que je suis trop bas de plafond pour saisir de quoi il retourne. Que c’est une faute d’inculture, et non une faute à des gens comme toi ou tes parents, qui ne savent pas m’attirer vers leur modèle de société, leurs goûts et couleurs ; qui ne savent pas m’injecter leur putain d’exaltation savante, comme mon premier shot d’héroïne à 18 ans quand je faisais les trois-huit au tri postal… Mais tu sais quoi, ça ne m’empêchait pas de lire « Les Fleurs du mal » aux toilettes, ou pendant ma pause clope, dès que j’avais cinq minutes. Juste parce que ma copine de l’époque m’avait offert ce bouquin. Elle bouquinait pas mal, et voilà, moi tu vois, je voulais lui prouver que j’étais curieux, que je la méprisais pas sa « culture »… C’était plutôt elle qui me méprisait, je crois.

Alors tu comprends, ce qui me donne envie de te secouer un peu, c’est de t’entendre glorifier tous les « plus grands artistes », qui se fichaient bien de ce qu’attendait l’autre : le public, la maison de disques, les critiques, ou la cour du roi… Et en même temps, je t’écoute déballer ton plan de carrière de petit privilégié issu d’une d’élite super-éduquée, celle qui a déjà tout compris, tout lu, tout vu, tout écouté, à même pas 25 ans d’âge… Tes grandes questions existentielles, c’est de savoir si tu vas poursuivre ton DEA en Suisse ou en Angleterre, si tu vas faire ton prochain ciné-concert sur du Chaplin ou du Bunuel, et quand tu pourras t’occuper de sortir ton projet de bouquin pompeux que personne ne lira de toute façon. Mais tu seras tellement fier de ne pas te préoccuper de l’autre, de ce qu’il peut bien en penser, surtout un arriéré comme moi. Tu seras tellement fier, que tu pourras encore faire le coq avec tes copains pendant un paquet d’années avant qu’on vienne dégonfler ta baudruche d’arrogance, monsieur Péremptoire. Ouais, j’ai peut-être pas écouté les sonates de Bach, mais je connais deux, trois mots quand même… Et devine quoi, cet aprem dans la bagnole du boulot, je suis même tombé sur France Culture en zappant au hasard, et justement c’était une émission sur Baudelaire… Et ce mec en fait, il m’avait touché à l’époque. J’avais lu et relu presque tous ses poèmes dans le recueil, surtout après qu’on ait rompu avec Camille, je me souviens… C’était devenu comme une sorte de fétiche pour moi. Et bien le gars en réalité, c’était un fils de bourgeois qui dilapidait l’héritage de son père du haut de ses 20 ans, à trop faire le beau, l’original, à trop parader en société… Et plus tard à force de mal fricoter, il s’est même choppé la syphilis, comme quoi les bactéries s’en foutent bien de ta classe sociale…
Alors sur le coup, en entendant ça, j’ai pensé : ok, on n’était pas du même monde, mais le type a été cherché au-delà, il a pris des risques, il était mal vu à son époque… Je l’imagine mal posé comme un petit bobo du vieux quartier en train de s’écouter parler pendant une heure, et finir par sortir son putain d’ I-phone juste pour montrer la photo de sa première copine, histoire de prouver qu’elle était mieux gaulée avant… Toi au final, tu es juste un couillon de plus qui attend qu’on l’expédie en traversée au bout du monde, comme Baudelaire à l’époque, pour lui remettre les idées en place… Et là ouais, je crois que tu commencerais à penser aux autres. Alors vas-y : crée, pense, écris, joue, dessine, mais pas juste pour ta petite personne, et ta petite caste. Sinon tu sais quoi ? Le navire de Baudelaire, bientôt ce ne sera plus qu’un radeau de la méduse pour les gens comme toi…

Ma bulle de songe éclate enfin, une silhouette féminine pointant par-dessus ma table. Oui, je me rappelle, on s’était croisés dans un autre bar il y a quelques semaines… C’est gentil de venir à moi, j’étais bien loin de faire le moindre pas vers l’humanité. Comme tout s’éclaire brusquement ; juste parce qu’une jeune femme a la curiosité de savoir ce qu’un vagabond d’âge mûr peut bien écrire, coincé à côté des toilettes, tandis qu’elle réprime une envie pressante d’y aller. Ainsi le désir d’altérité reprend ses droits. Et les microcosmes, on les emmerde autant qu’un poète du 19ème sur une barricade… Je ne crois ni en l’homme du peuple, ni en cette future intelligentsia. Je crois en elles. Mais au dernier pointage, ça reste encore une opinion minoritaire. Et même deux siècles après, la « passante » de Baudelaire continue à nous fuir, comme pour mieux échapper à ce monde d’hommes. Rien n’a tellement changé.

Avant je tournais le dos à la vitrine…

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(Dessin : Vianney Lefevre / Suggestion pour une lecture en musique : DJ Shadow – Blood on the motorway)

Il ne faut jamais tourner le dos à la vitrine. Et maintenant je sais pourquoi. Rien à voir avec une quelconque superstition ; je préfère nettement passer sous une échelle, que sous les roues d’un bus en voulant éviter l’échelle… C’était pourtant ma place de prédilection autrefois : de trois-quart opposé à la devanture, assis à l’une des deux tables disposées. Profondeur de champ idéale pour qui souhaite jouir d’une vue complète, car toute la vie du bar s’expose, on ne manque ni les arrivants, ni les sortants. Mais derrière foisonne une des rues les plus animées du vieux centre, et il faut un esprit particulièrement serein, pour tendre ainsi l’échine à mille comploteurs indélicats. Ou la candide insouciance d’un touriste en goguette que je n’ai jamais été.

Non, ne jamais tourner le dos à la vitrine. La nuit traîne son lot de passants ricaneurs, plus ou moins éthylisés, qui ne vous laissent aucune répartie gestuelle possible, comme vous ne les apercevez pas vous moquer. De même, ceux qui pourraient vous reconnaître _ encore faut-il qu’ils le veuillent certes, n’ont aucune chance que vous leur rendiez un salut, un sourire, un simple clin d’œil, voire de rentrer bavarder cinq minutes. Bien sûr j’en ai usé, comme d’un stratagème plutôt sage quand on veut rester tranquille, ou qu’on redoute l’irruption d’un vieux fantôme au-dehors.

Et puis la cible, d’elle-même, s’est décrochée de ma façade arrière. Peu à peu j’ai migré vers d’autres banquettes, lorsque je ne changeais pas résolument de café. C’est beau d’être obstiné, à défier l’effervescence urbaine de tout son détachement corporel ; mais on finit par s’éloigner de la vitre, à mesure que s’estompe le besoin de s’afficher, de dos ou de face. La posture publique, jamais innocente, devient aussi pragmatique alors que de choisir une place du fait qu’elle soit libre. Simplement libre, elle.

Même inoccupée pourtant, je ne choisirais pas cette chaise dos à la vitrine, si j’étais vous. Oui, surtout vous, oiseaux de malheur en tout genre… Mes chers aimants à tragédies, moutons noir, ou simples victimes du mauvais sort, qui ne m’êtes pas toujours étrangers ; imaginez une voiture folle un soir de Saint-Sylvestre, venant emboutir la devanture, après avoir fauché dix passants. Vous ne voudriez pas en assumer le poids, sur votre conscience déjà appesantie d’un damné fraîchement paraplégique. Car bien sûr vous en réchappez. Contrairement à celle qui le même soir vous offrait ce charmant vis-à-vis galant, et aura vu jaillir, elle, le funeste bolide. Qui sait, en ayant choisi la table du fond, moins aguichante, peut-être cette jeune femme aurait-elle su vous convaincre d’une meilleure fortune…

Mais surtout, il ne faut jamais tourner le dos à la vitrine au mauvais endroit, au mauvais moment. D’abord un pressentiment, comme un bruit inhabituel, une clameur étrangère au train-train citadin. Alors une voiture freine brusquement, pas folle celle-là, juste meurtrière. Les portières claquent, deux hommes surgissent, se précipitent vers les terrasses de cafés voisines. Quelques fumeurs dehors, à peine surpris, déjà mitraillés. Vous tournez la tête, beaucoup trop tard. La belle façade vole en éclat, vingt-cinq ans d’histoire ne peuvent rien devant trois petites secondes de kalach.

L’instant d’après, vous échouez à terre, soufflé par l’impact, tétanisé d’effroi. Une balle a transpercé l’épaule, plusieurs bouts de verres émaillent votre visage, sans qu’un œil soit atteint, presque par magie. Les deux tueurs balaient d’un bref regard l’avant-salle, avant de filer vers la terrasse suivante. Alors vous demeurez blotti, face contre sol, par ce réflexe de survie poussant à faire le mort, curieusement. La pensée reste figée, le temps paraît suspendu, comme un glas interminable. Votre coup de grâce hésite encore… Et c’est l’amnésie traumatique finalement qui vous abat. D’autres n’auront pas la même chance ; ni les victimes, ni les témoins oculaires survivants. D’autres eux aussi, avaient tourné le dos à la vitrine, et n’ont mesuré l’infamie du sort qu’à leur dernière fraction d’existence.

Car évidemment il faut un miraculé, une exception à la règle. Maintenant que la police vous interroge, les mots soudain manquent. Vous n’avez rien vu, juste tout ressenti. Rien à raconter, tout à exprimer. L’inspecteur en charge n’insiste pas, une dizaine d’autres témoins patientent derrière, plus distants des faits, mais moins avares en détails descriptifs. On vous confie d’urgence à l’attention d’un psychologue, officiant parmi une équipe de spécialistes dépêchés en renfort. Il cherche à cerner vos repères émotionnels immédiats, et dans quelle mesure les fonctions cognitives ont pu être affectées sous l’état de choc. Plusieurs questions automatiques défilent, auxquelles vous répondez sans égarement perceptible, juste avec une pointe d’agacement croissant.

_ Donc, vous avez été projeté à terre, et ensuite, vous rappelez-vous autre chose avant l’arrivée des secours, avant la civière ?
_ Je crois qu’il ne s’est rien passé, non.
_ Vous avez été victime d’une attaque terr..
_ (lui coupant la parole) Je veux dire, pour « moi », il ne s’est rien passé. J’ai tout manqué, vous comprenez ? C’était là, juste dans mon dos, et je n’ai simplement rien vu…
_ Mais vous êtes vivant, c’est le principal.
_ Non, le principal c’était de la voir arriver en face, de saisir le moment de vérité.
_ Voir la mort arriver en face… ? Mais vous avez encore toute votre vie pour ça, et je vous souhaite que ça n’arrive pas trop tôt.
_ Non, trop tard justement, je n’aurai jamais deux fois la même chance…
_ Quelle chance ? Vous réalisez que plusieurs personnes ont péri autour de vous ?
_ Je ne vous dis pas que je voulais mourir… encore moins en faisant la une des journaux. Mais qui s’intéressera à un survivant qui n’a rien vu, qui tournait le dos à la vitrine ?
(Une agent entre discrètement dans la pièce, avec un carton remplis d’objets personnels encore sous scellé)
_ Vous avez mentionné la possession d’une sacoche et d’un ordinateur portable au moment des faits, c’est bien cela ?
_ Oui… L’ordinateur est intact ?
_ Nous avons juste relevé des traces balistiques éventuelles, je ne peux pas vous dire, mais on dirait qu’il n’a pas été endommagé.
(Le psychologue reprend le fil de l’échange, tandis que s’éloigne la policière, après restitution des biens)
_ Vous étiez en train de travailler avec cet ordinateur ?
_ (…) en quelque sorte.
_ Vous écrivez ?
_ Peu importe.
_ Qu’écriviez-vous ?
(un silence s’installe…)
_ Qu’il ne faut jamais tourner le dos à la vitrine dans un bar…

_ Maintenant vous savez pourquoi.

Au fond c’était moi (la vieille dame au long parapluie kaki)

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(Photo: Alfred Eisenstaedt / Suggestion pour une lecture en musique : Philip Glass : Islands – Glassworks)

Elle ne s’attarde pas d’habitude. Un simple expresso, vite commandé, vite consommé. Bien qu’elle en grignote le spéculos adjoint, sans d’ailleurs gâcher la moindre miette. Insensible au tumulte environnant, elle ne cherche même pas toujours à s’asseoir. Ce qui peut surprendre pour une femme aussi âgée, en complet décalage avec le foisonnement humain d’un vendredi ou samedi soir.

C’est la vieille dame au long parapluie kaki. Tout le monde l’a vue au moins une fois, mais personne ne la connaît, personne ne lui parle. A peine aperçue qu’on l’oublie déjà. Comme on oublie ce mendiant en terrasse, ou le troisième Paki à roses de la soirée. Son dénuement social ne m’inspire aucun regard misérabiliste pour autant. En dépit du soin pictural qu’elle porte, malgré elle, à personnifier la vieillesse urbaine, gravée au burin, traversée en chaque sillon facial par une insondable mélancolie. Surtout, au delà du masque d’authenticité, j’admire un être dont la force de détachement en espace bar confine au suprême. Piliers et habitués de comptoir, remballez votre assurance au long cours ; vous ne lui arrivez sans doute même pas à la pointe du parapluie. Elle qui n’affiche justement aucune prétention en matière de stature citadine.

Ce soir donc, elle reste. Et réclame un deuxième café, à peine le premier avalé. Elle se tient assise à côté d’une bande festive d’étudiants, qui ne semblent même pas remarquer sa présence. Depuis la banquette opposée, je guette à contrario le moindre élément insolite dont elle pourrait m’éclairer, un motif à son attardement, si inhabituel. Il est tellement rare de croiser un individu que le temps ne parvient à démystifier : on ne sait ni son nom, ni son histoire, pas même le son de sa voix. Et je ne découvre rien d’autre pour l’heure, car elle se contente de vider sa tasse en quelques gorgées, puis s’en va, escorté de son fidèle pépin.

Trois jours passent, avant qu’un autre lever de mystère ne s’offre à mon attention. A nouveau elle entre, un peu plus tôt aujourd’hui, commande son petit noir, puis occupe la même extrémité de banquette, pourtant libérée cette fois. Elle n’est toujours que de passage, alors à quoi bon s’approprier une table, semble-t-elle indiquer. Je remarque également ce petit sachet poubelle étendu à ces pieds, qu’elle traînait déjà précédemment. Ce doit être un sac à main en quelque sorte. Autre bizarrerie jusque là inédite : elle émet une sorte de chuchotement irrégulier, comme une liste de remontrances, ou de lamentations, visiblement adressées à elle-même… Faute de pouvoir lire sur ses lèvres, je l’entends à son expression. Mais bientôt l’oiseau discret reprend ses affaires, et s’envole à nouveau.

Je la retrouve le lendemain, vers 22h30. Elle l’ignore, mais nous avons rendez-vous. Il me faut à tout prix décoder son message maintenant, même accidentel. En saisir le subliminal, faute d’action avérée. Car les faits et gestes sont toujours aussi restreints et ritualisés. Prendre un café simple, qu’elle requiert à la serveuse depuis l’angle du comptoir, poser préalablement sa monnaie, au centime exact le plus souvent… Puis elle vide sa tasse directement sur le zinc, signe hélas d’une présence à nouveau fugitive. Mais à mon étonnement, la voilà qui repointe une demi-heure plus tard, et choisit en l’occasion une table vacante. La posture a changé entretemps. Pour d’autres ce serait imperceptible _ juste une vieille assise dans un troquet, pensera-t-on ; moi au contraire, j’y ressens une détresse plus récente, que son blues du quotidien vient seulement rehausser. Ainsi depuis vingt minutes, elle n’a même pas bougé un sourcil. Sa main droite reste collée au soutien d’une tête bien trop lourde, trop fatiguée sans doute pour même songer à rentrer. Où d’ailleurs ? Elle doit bien habiter quelque part dans le quartier, mais dussé-je croiser un membre de son voisinage, je préférerais autant ne rien savoir finalement. Ne cherchons pas à la démasquer, juste à percevoir le signe. Même un échange bref ou un regard, cela suffira.

Il faut attendre la semaine suivante pour la voir réapparaître. Elle s’attribue une table entière, à nouveau. Moins portée à se fondre dans le décor décidément, mais toujours aussi abstraite et sauvage. J’ai la bonne inspiration de m’être assis juste en face, tel que huit jours auparavant. Et je scrute, j’attends un indice, une révélation. Comme un spectateur épie une cascade, dans un film d’auteur projeté au ralenti. En voilà une justement : car brusquement elle sort de sa poche un calepin, doublé d’un fin stylo bleu, l’ouvre, puis le referme presque aussitôt, et le range machinalement. Tant pis, guettons le prochain rebondissement. Seulement trois minutes plus tard, nouvelle apparition du petit carnet : elle le feuillette vaguement, mais n’écrit toujours rien. Son air pourtant, a quelque chose soudain d’une poétesse maudite, qui chercherait l’ultime élan d’inspiration, à travers une courte note testamentaire…
Bien que située un mètre à gauche du comptoir, elle se relève à chaque besoin de commander. Sa voix de fait, reste un murmure inaudible, sauf pour le serveur. Aura-t-il mal interprété sa demande peut-être, car il lui présente _ quelle surprise, un grand verre de jus d’abricot… Diable, c’est aussi ma potion refuge, lorsque j’ai fermement décidé de ne pas trop boire, ou juste pour retarder ma consommation d’alcool. Certes, il faut pouvoir assumer un choix aussi peu baudelairien, au vu de tous, mais ce soir au moins je ne suis pas le seul…

Mon observation est alors émaillée d’un échange avec une connaissance, venue me saluer. Détourné quelques instants de la vieille dame, je me recentre vers elle, et constate, médusé, sa disparition soudaine. L’étrangeté de son départ me laisse troublé. Siégeait-elle vraiment à cet endroit d’ailleurs, ou me suis-je accoutumé à sa figure spectrale, au point de l’imaginer présente en dépit du réel ? Comme sa table est désormais libre, et qu’elle occupait ma place de prédilection, je décide de m’y installer. Mais quelques minutes seulement après mon transfert, le fantôme revient, se tenant debout à moins de deux mètres. Elle avait dû filer à l’étage, jusqu’aux toilettes, me dis-je. Une déduction plutôt absurde en y repensant, car pour une femme d’un certain âge, cet escalier constitue une véritable épreuve physique. Et sans même réaliser l’inconséquence dramatique d’une telle intention, je lui adresse donc la parole, par un maudit réflexe de savoir-vivre : « Pardon, vous étiez assis là ? ».
Elle me jette un oeil sévère, quasi dédaigneux, comme s’il devait appuyer toute l’incongruité de la question qui vient de lui être posée. Aucune parole pour se substituer au langage des yeux, aucune réponse. Mais si je devais traduire en mots ce masque de fermeté, il me dirait quelque chose comme : « Tu crois vraiment que je me soucie de ça ? Que ton comportement a la moindre incidence sur mes allées et venues ? »

J’existais à peine dans ce regard. Et je ne saurais y distinguer la part d’autisme social, de l’expression d’une vieillesse ultra-aguerrie, qui ne demande rien à personne pour le coup. Alors qu’on ne vienne pas lui en poser des questions. Je lui ai pris sa place ? Qu’importe, celle que j’accaparais demeure vacante, elle y échoit donc à son tour, sans autre concertation. Et nous voilà de nouveau face à face, par banquettes interposées. Nous avons juste échangé les rôles. Maintenant c’est elle, l’écrivain-espion. Elle, qui ressort prestement son petit calepin usé, en détache le stylo-bic, et se mets, ô révélation, enfin à écrire quelques mots. La scène ne dure qu’une poignée de secondes, puis la femme se lève encore en direction du comptoir, et revient, à ma plus grande stupéfaction, munie d’un verre de muscadet _ mon alcool habituel en ce lieu, et dont j’avale une gorgée à ce moment même… Comment par deux fois le même soir, la vieille dame a-t-elle pu renier sa fidélité au simple expresso, juste sous mes yeux, faisant coïncider chacune de ses commandes avec les miennes… ? Serait-ce là ma révélation : un piètre clin d’oeil surréaliste, ou comment la nature _ pas encore morte, non contente d’imiter l’art, va jusqu’à singer l’artiste ? Et d’abord, qui d’autre ici lui prête une quelconque attention ? Qui d’autre que moi valide sa présence ?

Je commence seulement à comprendre, et à l’admettre… Toute cette fascination d’enquêteur, n’est qu’une projection angoissée de ma propre trajectoire citadine. Je me vois en elle. Vieilli, transfiguré, à un tel point d’indépendance affective et d’endurance au mystère, que la désinence mâle-femelle s’en trouve même accessoire. Une légende urbaine n’a pas de sexe… Que cette femme existe vraiment ou non, peu importe. Son esprit demeure, immuable. Et il m’ébauche une destinée, dont je peux encore réfuter l’occurrence, lointaine, mais qui ne doit nourrir aucun effroi, ni convier au moindre regret. On n’est toujours que de passage, semblait-elle indiquer… Et au fond oui, c’était moi, la vieille dame au long parapluie kaki.

On n’en serait pas là si Ian Curtis avait étudié le Droit…

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(Unknown credit / suggestion pour une lecture en musique : MogwaïMusic for a forgotten future)

Après deux tentatives avortées, je m’imagine enfin garder mon laptop ouvert plus de cinq minutes sans le moindre dérangement. L’étage du bar est plutôt calme et propice au travail solitaire d’habitude, mais à moins de sortir grimé de la tête au pieds, on risque toujours d’établir une reconnaissance faciale avec d’autres clients. Autant changer de crémerie à licence IV, me dis-je à contre-coeur, l’anonymat n’est plus très frais ici.
Faire mine ou acte de travailler le soir dans un café, attire également une quantité de curieux. Ainsi deux nouvelles personnes m’interrompent, d’abord pour demander si les chaises qui jouxtent la mienne sont encore libres. Afin de les joindre à une autre table je suppose, donc je leur signifie mon acquiescement, d’un ton presque routinier. Mais au contraire, les voilà qui s’assoient juste aux abords, signant une intrusion caractérisée en plein dans ma bulle de concentration. Une pointe de malaise s’installe, et après un silence, le jeune homme de ce que je présume être un couple, ajoute à mon endroit : « si cela ne vous dérange pas bien sûr… ». Je marmonne une réplique évasive, à peine cordiale. Passe une trentaine de secondes, puis la jeune femme m’interroge, assez enjouée : « Vous écrivez ? Vous travaillez ? ». Cette fois je réponds plus sèchement : « si vous me posez autant de questions, ça risque effectivement de me déranger ». Un autre emplacement non loin se libère entretemps, aussi j’amorce un début d’exode, ma sacoche dans une main, l’ordinateur encore entrouvert dans l’autre.

_ « Non, non, mais ne bougez pas, c’est nous qui nous sommes imposés… Vous êtes universitaire ? Prof d’université ? », demande le garçon.
_ « Je ne suis pas sûr de bien le prendre… », dis-je avec un demi-sourire.
_ Ah ? Pour moi ce n’est pas péjoratif… Etudiant alors ?
Un rictus de désolement suffit à contredire sa supposition. En attendant je reste en équilibre instable, avec mes affaires à bout de bras, toujours sur le départ.
_ Il reste une troisième option, réfléchissez : si je ne suis ni prof de lettres, ni étudiant, que puis-je bien être ?
_ Quoi donc ?
Mon visage se décrispe enfin, amusé. Comme s’il s’agissait d’une pure évidence, je réponds alors :
_ Ecrivain maudit…

Ce genre de pirouette complaisante ne mériterait pas plus qu’un fond de Chardonnay, mais puisqu’on entame la conversation, le type insiste pour me payer un verre, et il redescends au comptoir afin de passer commande. Cinq minutes en aparté avec son amie me confirment qu’elle est bien plus réceptive et curieuse ; puis une deuxième évidence en lien direct apparaît : ces deux-là ne sortent pas ensemble. Lui aimerait beaucoup visiblement, elle, pas du tout. Sauf qu’il ne se laisse pas facilement décourager, m’explique-t-elle sans réserve.
Le voilà qui revient d’ailleurs, bredouille, la fin de service me privant d’un dernier verre offert ; ce qui est plutôt contrariant, alors que notre petit ménage à trois commence à prendre forme. Après rapide concertation, on me propose donc deux afters possibles, comme le résume « monsieur » :
_ Tu préfères vin blanc chez moi, ou vin rouge chez elle ?
_ Je préfère vin blanc chez elle…

Va pour du vin rouge donc. Evidemment, c’est un choix éthylique souvent désastreux passé une certaine heure et l’absence d’une meilleure option. Il est rarissime qu’on vous propose une bouteille à plus de trois euros cinquante, agrémentée d’un quelconque aliment solide. Mais à trancher entre deux appartements d’étudiants, le choix du féminin s’impose. Question de propreté et d’accueil sans doute. De finesse dans la conversation également. Et parfois aussi, question d’hétérosexualité, bien sûr. En l’occurrence, je n’émets aucune arrière-pensée volage. Non tant par respect du prétendant officiel, qui ruine déjà bien ses propres chances ; mais devant cette femme-enfant légèrement grisée, d’1m58 et 40 kilos, à moins de chercher sa « lolita », je me vois mal envisager autre chose qu’un dernier verre…

Aussi, la proximité géographique ne gâche rien, d’autant que son immeuble côtoie une magnifique place, située dans le vieux centre historique. Nous arrivons donc au bas, et tout en remontant les deux étages, l’hypothèse d’une mauvaise inspiration noctambule m’effleure quand même l’esprit : de fait, a-t-on seulement quelque chose à se dire en dehors d’un bar ? J’apprends qu’ils sont étudiants en droit, 3ème année, tous deux issus de bonne famille ; il se peut qu’un léger gouffre socio-culturel se fasse sentir…
Trop tard ; le vin est débouché, dans un salon plutôt impersonnel, faiblement tamisé, pauvre en indicateurs culturels. L’autre bonhomme, lui, se voit confier la responsabilité du fond musical. Une sorte de muzak digne d’un mauvais clip promotionnel jaillit bientôt du laptop, et passé trente secondes d’effarement, je décide d’intervenir : « Euh, je vais m’occuper moi-même de la play-list, si ça ne vous embête pas… ». In Youtubo veritas : à mon grand soulagement, il semble que mon hôte féminine n’aurait rien contre écouter un peu de Dylan, parmi plusieurs références « boulevard » que je viens de mentionner. Une entente cordiale est donc possible. Mon choix se porte sur Blood on the tracks, un album maintes fois écouté ; seulement je ne trouve que des versions alternatives, ou live. Enfin peu importe, c’est juste un moyen de faire connaissance. D’autant mieux que l’autre convive s’est éclipsé entretemps. Je l’imagine aux toilettes, ou en train de passer un appel dans le couloir ; en fait il a renoncé de lui-même, sans fâcherie, ni l’ombre d’une épitaphe spirituelle. Et je m’en veux un court instant, mais j’avoue qu’un tel rabaissement de soi en plein enjeu sentimental, ça ne court pas les rues.

De Dylan, nous passons ensuite à Joy division. Comme beaucoup d’autres ados parmi sa génération, elle a découvert la musique et le personnage de Ian Curtis à travers Control, le film d’Anton Corbijn. L’histoire du chanteur suicidé en 1980 aux prémisses de sa gloire laisse rarement indemne. Dès lors notre conversation vire à l’intime, et toute platitude verbale paraît désormais exclue. La faute à ces maudits archanges du rock, les Cobain, Curtis, Buckley…, véritables aimants à jeune chair sensible, tiraillée par la perspective d’une vie adulte. Au royaume des vilains petits canards, à n’en pas douter, la demoiselle était rentrée sans même frapper…
Quitte à rouvrir les placards de l’adolescence, elle plonge alors dans le sien pour y dénicher une de ses reliques « joy divisionesques » les plus chères. Une sorte de pyjama, floqué du célèbre visuel créé par Peter Saville pour la pochette d’Unknown pleasures, le premier Lp du groupe. La voilà brandissant le vêtement sous mon nez, toute guillerette, et je consens malgré-moi au rictus approbateur espéré. Puis elle range le vêtement, et d’un tiroir sort une pile de dessins cette fois, qu’elle me montre, toute aussi exaltée. Je l’interroge : « C’est toi qui les a faits ? ». Ce sont plusieurs déclinaisons autour du même thème, la sempiternelle image de cette forme d’onde désormais cultissimme, ayant inspiré jusqu’aux designers H&M… Peu original certes, mais je complimente le trait du crayonnage, assez admirable, et visiblement obsessionnel. « Tu es douée… ». « Si tu veux en emporter avec toi, n’hésite pas, moi je n’en ferai rien… », réagit-elle.

Je devine la faille à présent, et la laisse s’y engouffrer. On ne propose pas ses dessins de chevet à un parfait inconnu. Et on ne devrait pas livrer son « j’aurais voulu être artiste » à n’importe qui. Mais vu l’heure et le faible restant de vin rouge, autant creuser le sillon, sur la même longueur d’ondes sensitives. Je découvre sans étonnement, à quel point ses études de droit la découragent, et combien elle supporte mal le milieu étudiant qui l’entoure. Vu le rare spécimen de promo à lui courir après _ ce garçon, qui depuis son départ la harcèle d’un texto toutes les cinq minutes _ il y a de quoi revoir son choix universitaire en effet. « Mais ça rassure mes parents, tu comprends… ». L’atavisme familial ne laissait guère d’autre option. Et puis rassurer les proches tout en suffocant de l’intérieur, au fond c’est une tendance petite-bourgeoise des plus communes.
Souvent le parcours scolaire est identique d’ailleurs : le collège met fin aux premières illusions, puis à contrario, le lycée exacerbe les dernières _ comme une lubie artistique par exemple, qu’il faudra sans doute planquer pour le restant d’une vie menée « à défaut ». Ajoutez une santé précaire, un mal-être persistant, et voilà ce bout de jeune femme désormais blotti à mes côtés, m’agrippant la main gauche avec les siennes, comme pour mieux solenniser chaque confidence. « S’il n’y avait pas mes parents, ça fait longtemps que je me serais suicidée… ». Dans la bouche d’une gamine de 16 ans, on pourrait soupçonner une pointe d’hystérie morbide, heureusement passagère ; mais venant d’une adulte de 21-22 ans, la faille semble plus profonde.

Je choisis donc une autre approche, nettement plus frontale, puisque tous mes arguments se heurtent à son fatalisme :

_ Alors laisse-moi te poser cette question : suppose que toute ta famille meure dans un accident d’avion… serais-tu prête à vivre enfin pour toi-même ?
_ Attends, et mes grand-parents, mes oncles et tantes, mes cousins… ils meurent aussi ?
_ Tous. Désolé chérie, mais ils sont tous morts… Alors, serais-tu prête à vivre seulement pour toi ? Même pour décider de mourir justement, de refuser cette existence… Dans tous les cas, ce sera ton choix. Pas celui d’une famille, d’un milieu, d’une époque…

Je ne me souviens pas avoir entendu, ni escompté une réponse, et je n’ai pas insisté. Il est temps de m’extraire du confessionnal en forme de sofa, dans lequel je me suis trop alangui. Miss joy division se lève dans moins de cinq heures de toute façon. Et le miroir des toilettes me conforte dans l’urgence du départ : j’ai la figure envinassée d’un type louche, qui aurait épongé trop de noirceur humaine encore. Cela n’empêche pas la fille de m’ouvrir grand ses bras en guise d’adieu ; elle quitte la ville dans moins de dix jours, son semestre est fini, nous ne nous reverrons pas. Comme j’ai l’impression d’être immense soudain, et terriblement plus âgé, on dirait un grand patriarche décrépit…
Finalement je n’emporte aucun dessin, soulagé qu’elle ne m’ait pas réitéré la proposition d’ailleurs. Quelques gouttes de pluie m’escortent au retour ; je cogite peu et presse le pas, sans croiser personne. Une seule idée absurde me vient à l’esprit ; je me dis que mes nuits seraient moins blanches tout de même, si Kurt Cobain avait fait médecine par exemple, et si on avait mis Ian Curtis en école de droit, peut-être… « Law » will tear us apart, ça sonnerait moins bien évidemment.

Tiens c’est vrai, je n’ai jamais essayé de déprimer à Bali…

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(© Vianney Lefebvre – 2016 / Suggestion pour une lecture en musique : Mulatu Astakte – Chifara)

On me prête une certaine aisance à déprimer en toute saison. J’ai beau réfuter la moindre évidence neurasthénique, rien n’y fait, ce « on » accusateur ne distingue aucune nuance d’insatisfaction : déprime saisonnière ou mélancolie existentielle, voilà deux exemples à ne pas tremper dans le même encrier pourtant. Un homme peut maudire la terre entière au 15 août et frôler la béatitude un 1er novembre ; sourire à toute une rame de métro, mais songer à se foutre en l’air dès la prochaine station… Au rayon du mal-être ne figurent que des mal classés, mal orientés, trop vite catalogués en peine-à-jouir incurables, toutefois indispensables au bienheureux patenté, quand celui-ci connaît enfin un soir de grisaille. Car on a toujours besoin d’un plus chronico-dépressif que soi, apte à vous tenir le mouchoir pendant une soirée entière, sans espérer la même oreille compatissante en retour. Et pour cause, « tu comprends : les gens tristes, c’est tellement déprimant ! »

Alors un autre « ça va » interrogatif à négocier, un de trop peut-être. Ma pirouette habituelle _ « ça va quelque part, merci »_ ne convainc pas, l’interlocuteur exige une réponse franche. Et comme j’ai le malheur de placer un adjectif dépréciateur dans la phrase, visant de surcroît mon environnement citadin, immédiatement la brigade du positivisme s’interpose. « Toi de toute façon, tu déprimerais partout, peu importe la ville ». Je venais de passer l’été à contempler les selfies touristiques émis par la plupart de mes contacts facebook, tandis que je n’avais pas quitté mon port d’attache depuis une éternité. D’où cette répartie légèrement acerbe : « C’est vrai que je n’ai jamais essayé de déprimer à Bali… ». La référence géographique n’avait rien d’innocent ; je savais de source internet que cette amie en revenait tout juste, fraîchement nappée d’indolence zen et du rayonnement hâlé de circonstance.

Tiens non, je n’ai jamais expérimenté la maniaco-dépression sous les tropiques, jamais exporté mon spleen à Marrakech, ou pris une chambre en clinique psy à Copacabana, ni tâté d’une lame de rasoir en plein fjord islandais… Et quand bien même aurais-je la vie d’un magnat du pétrole sur une petite île paradisiaque, voudrais-je réellement qu’on touche à mon droit fondamental de « badder », fusse sur la condition humaine ou sur le cours du baril ? Une des pires oppressions, rarement créditée à la juste mesure de sa tyrannie, est ce flingue sociétal pointé vers la tempe de l’occidental adulte, sommé d’être heureux quoiqu’il en coûte. Et que l’infamie submerge le réfractaire bad-trippant, ou juste peu enclin à consulter quotidiennement son baromètre de satisfaction personnelle. Car le savais-tu, chère globe-trotteuse au doigt affectueusement pointé ; l’âme humaine contient plus d’une teinte en son prisme : tout ne se résume pas au noir, blanc, ou gris. Il y a aussi l’existence, le fait qu’un individu se sente vivant et mouvant, en écho avec son époque, sans besoin de se définir à l’aulne d’une question aussi brutale que factice : « Alors, heureux ? ».

Evidemment sa remarque n’était ni mesquine, ni fortuite. Un homme se définit souvent par l’énergie manifestée à contredire ses réputations ; et certaines piques amicales à ce titre, comptent parmi les plus stimulantes, même rageantes ou vexatoires. Car vos connaissances proches sont celles qui imaginent le moins vous voir changer. Or j’en avais déjà trop raconté à cette « camarade » féminine. Une partie de mes casseroles traumatiques déjà soumise au feu de ses titillages indiscrets, sans qu’une pointe d’impudeur narcissique ou d’excès alcoolifère n’entre en cause.
S’il s’agissait d’une tentative de séduction par étalage en tragédies intimes, la mienne était bien trop radicale pour avoir la moindre chance d’opérer. Comme de rentrer tout juste du Vietnam, et de vouloir montrer ses cicatrices à une nonne antimilitariste en pleine rue… J’avais surtout envie de brusquer la bienséance citadine, je crois. Nous avions un échange amusé, plein de fine dérision intellectuelle, mais si quelqu’un m’effleure la boite de Pandore, je peux aussi dégainer du « lourd », et sans même un coup de semonce.

Tout dépend du type de question posée. Quand on lui demanda en 67 s’il avait déjà pris du LSD, Paul Mac Cartney répondît à l’intervieweur que c’était son entière responsabilité de diffuser ses propos, car il n’avait aucune intention de mentir à ce sujet. Me concernant, je n’ai jamais pris de LSD, néanmoins j’ai assez d’histoires poignantes en ma cornue pour dramatiser n’importe quelle mondanité, si l’occasion l’exige. Même juste après un bon éclat de rire et d’auto-dérision partagée. Et toi, belle renifleuse de scoop, tu l’auras cherché plus d’une fois ce nerf sensible. Avec cette fausse candeur enjouée, telle une enfant interrogeant son père plongé dans le journal, mais l’esplièglerie d’une surdouée anticipant déjà la réponse… Le petit jeu est plaisant, certes. Comme de se raconter une histoire d’épouvante entre gamins avant de dormir ; puis on cauchemarde en pleine nuit, et seulement adulte on réalise : pire qu’un fantôme dans le placard, la malice au féminin…

Parmi ces joutes spirituelles de haute voltige, une autre m’était resté coincée dans la mémoire _ sans doute parce que j’avais dominé l’échange cette fois-ci. Ma tirade s’était refermée sur le défi qu’un jour, oui, je lui prouverais mon aptitude au rayonnement ; de celui qu’on projette fièrement vers autrui, quand s’estompe la vocation au bien-être intérieur. Alors je ne serai plus seulement cet albatros de malheur, briguant le courage des oiseaux, eux « qui chantent dans le vent glacé » d’une ritournelle de Dominique A… Je n’avais pas rajouté « comme tout le monde », ni « comme personne », non. Plutôt comme un homme sent la résilience opérer en lui, cette évidence qui porte à devenir qui l’on est vraiment, envers et contre toutes apparences.

Et toute apparence, toute fausse réputation, reste à portée d’un lever de mystère ou de malentendu. J’ai sûrement l’air trop ombrageux parfois _ plus qu’un Barack Obama disons, mais certainement moins que Charles Baudelaire un lendemain de biture… Quant à revenir d’un « Vietnam » figuratif, si par pure hypothèse j’avais perdu un oeil au combat, je préférerais toujours en faire une marque de dignité, voire de séduction, plutôt qu’un atout compassionnel.
Alors offre-moi donc ce verre complice, ou bien accepte le mien. Offrons-nous un verre qui n’interroge pas l’humeur, qui sait l’outrepasser sans la montrer du doigt. Un verre aux belles promesses, à ces versions de nous-mêmes qu’il nous faut encore atteindre… « Et toi d’ailleurs, que deviens-tu ? »

Un soir, quand ressurgiront les muses.

 

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(suggestion pour une lecture en musique : Brian EnoCanon in D major)

J’ai eu un bref pressentiment, comme un flash subliminal au moment de franchir la porte. Trop tard pour faire demi-tour, ce serait d’autant plus voyant que le café est totalement vide, hormis la barmaid, et cette autre silhouette familière au comptoir. Alors je m’assois, ni trop près, ni trop loin. Un détournement du regard, furtif, me confirme son identité. Me rappelle sa nature surtout. La femme-muse. De celles qui engendrèrent un flirt, une idylle, ou une romance inaboutie… Du simple béguin au parfait traumatisme sentimental. Même brièvement croisée, la femme-muse arpente son piédestal avec d’autant moins de pudeur qu’elle n’a pas choisi sa couronne. Un homme lui a tressé autrefois, d’un fil que lui seul peut entrevoir.

Vraiment, je ne m’attendais pas à la retrouver ici. Souvent j’arrive à dompter mon émoi par la stratégie du nombre : plus l’endroit est fréquenté, mieux j’esquive l’objet du trouble. Alors sans même le savoir, d’autres connaissances féminines font diversion, puis la soirée passe tant bien que mal. Mais cette fois, je suis pris à découvert. Déjà les quatre coins du bar se tapissent de souvenirs, et la vitrine extérieure me renvoie l’image d’un damné fantomatique. Le fond musical n’arrange rien, « Comme un légo » de Bashung. Un slow existentiel de neuf minutes sans cavalière, ça paraît long comme un siècle d’errance à ne jamais atteindre la terre promise.

Elle a raccourci ses cheveux, les a légèrement teints aussi, je crois. Ainsi manigancent nos égéries, qui tentent de briser leur condition par une fantaisie capillaire, ou la présence inopportune d’un nouveau boyfriend. Elle doit sûrement attendre quelqu’un d’ailleurs. Pas d’autre raison à l’arrivée d’une jeune dame au comptoir, sans antécédents d’alcoolisme solitaire. Mais « Bleu pétrole » continue à défiler, et aucun autre homme ne se présente. Je fais alors mine d’aller aux toilettes ; il me faut une courte pause, le temps de me ressaisir, de trouver la bonne parade comportementale. A mon retour dans la salle, j’aperçois d’emblée une nouvelle cliente, assise à l’autre extrémité du zinc. Une simple fraction de seconde me préserve de l’identifier, que j’intériorise comme un enquêteur promis à une découverte macabre, s’apprêtant à enfoncer la porte. On nourrit toujours l’espoir de faire mentir son intuition, et puis l’image fatale arrive au cerveau : encore un autre fantôme, oui. Encore une figure du passé. Au charme bien plus effrayant que la vue d’un cadavre, hélas.

Devant pareil acharnement du sort, l’homme apprend vite à choisir son camp : statisticien ou mystique. Or les chances de croiser plus d’une ex-galante dans le même bar, le même soir, sont assez élevées finalement. Dieu ne maudit pas toujours les romantiques, il les renvoie juste à un cours de probabilité citadine. Je n’avais pourtant jamais assisté à un tel rapprochement : deux époques différentes associées au même idéal féminin, deux cicatrices bordées de pointillés. Deux nuances de brunes aussi… La plus claire prend ombrage de l’autre, mais sa chevelure sauvage l’emporte en majesté. Quelle importance d’ailleurs, je fondrai sur un regard comme toujours. Et pour l’heure, il m’importe de n’en croiser surtout aucun.

Bientôt mon verre approche la dernière gorgée, néanmoins l’envie de savoir reste plus forte qu’une triste dérobade. Je me redirige alors vers le comptoir, sans saluer, puis commande un nouveau blanc à la serveuse. Laquelle ne cherche aucunement à jauger mon humeur, mais sa perception du malaise est évidente. Elle doit espérer autant que moi l’entrée d’un groupe d’étudiants en pleine tribulation festive, histoire d’emplir et détendre l’atmosphère…
Posé à ma table refuge, je vois pourtant la mauvaise coïncidence redoubler, et se transformer en malédiction pure. Car une troisième cliente apparaît ensuite, que même un gallon de muscadet ne suffirait à me rendre méconnaissable. Avec ses miroirs de l’âme, qui vous dévisagent grands ouverts, ce mélange d’émerveillement teinté d’inquiétude et de candeur mal-dissimulée. Cette blancheur intrigante aussi, à laquelle une minceur longiligne vient servir d’écrin. Mais surtout ce « rien », béant, autour d’une histoire finalement avortée. La mémoire d’une vraie liaison amoureuse devrait éclipser le souvenir d’une simple romance, présume-t-on. A tort. Car si les « peut-être » vous marquent d’un fer encore tiède, le vécu a au moins la courtoisie d’apposer son empreinte, vous épargnant ainsi une douleur fantôme inatteignable, incurable.

Soudain, je me sens curieusement plus fasciné que persécuté. A deux spectres féminins en vue, l’ambiance est un calvaire ; avec trois, me voilà embarqué dans un conte surréaliste, faisant retomber toute défense rationnelle. Alors autant fendre l’armure et saisir l’étrange, quand il se livre si manifestement. Il me revient d’ailleurs un écho du céleste « Pyramid song » de Radiohead, dont le personnage dérive sur une embarcation filant vers l’au-delà, remplie d’amantes « passées et futures »… Mon propre radeau des muses flotte à même le comptoir, et aucun Dieu égyptien ne semble en tirer les ficelles. Au fond je ne crains pas le retour de karma, non, j’ai plutôt peur d’un revers de l’absurde. De ne pas occuper le centre du tableau, justement. Or je deviens cet unique figurant masculin relégué en arrière-plan, lui qu’on distingue à peine. Ma peinture aura séché trop lentement, la chaleur ambiante m’a rendu flou.

Et la fresque se remplit, davantage encore. Une à une apparaissent d’autres femmes-muses, identifiables au premier coup d’oeil, jamais vraiment oubliées. Elle, toute en blondeur enjôleuse, tempérée d’un verbe piquant, avec sa manière subtile de me conduire la barque jusqu’au tourbillon, malgré mon canotage désespéré. Elle, jeunette ensorceleuse, tellement experte en désinvolture, qu’elle vous fait guetter le moindre affect comme une preuve ultime d’humanité. Elle, aussi ; grisée le temps d’une danse, conquise au verre suivant, mais à condition d’envahir sur un coup d’état. Aucune chance d’établir un siège romantique, il faut vouloir planter ses crocs de velours sans attendre _ la victime exige une preuve ; il faut se croire vampire, pour mieux s’ignorer en Dom Juan.
Trop tard ou trop tôt, peu importe ensuite : à quoi bon interroger le sablier d’une époque, dans l’espoir qu’il nous délivre quelque bon tuyau pour la prochaine fois… Et combien d’élans freinés par excès de scrupules, par refus du moindre machisme, finalement perçu comme un désintérêt passionnel ? Bien sûr, parmi toutes celles qui défilent sous mes yeux, plusieurs m’auraient banni de Rome, si j’avais osé franchir ce Rubicon infime, préservant l’amour courtois d’une bouche trop aventureuse. Plus d’une fois je me suis épargné le couperet. Ou le silence et la gêne pour seule réponse. Un homme doit savoir renoncer à quelques batailles, s’il veut rester maître de choisir son combat.

Enfin la porte se fige. Il n’en manque plus aucune je crois, toutes mes muses se sont portées au rendez-vous. Quant à moi, j’étais juste un imprévu de passage. D’ailleurs nulle ne me regarde, ni ne cherche à m’éviter. Certaines bavardent juste en face, mais je n’entends pas un mot, plus un son même. J’avise les solitaires, restées au bar, les fumeuses, qui vont et viennent entre l’arrière-salle et l’extérieur. Espion, j’assiste à des confrontations improbables ; de celles qui émailleraient une veillée funéraire à la mémoire d’un gourou infidèle, qu’on avait longtemps cru monogame… Pourtant, que de diamétrales féminines opposées, dont je présumais être le seul chainon indirect jusque là. Comme on se donne toujours trop d’importance, à s’imaginer projetant une ombre telle qu’elle empêcherait tout dialogue et amitié autour. Ne jamais viser le centre du tableau, on voit bien mieux les choses depuis la marge.

Et la soirée s’étire inlassablement, toute temporalité suspendue. Mes comparses enchainent les verres, aucune n’a l’air pressée de partir. Le mien ne semble jamais pouvoir se vider : chaque minute je l’attrape, presque mécaniquement, puis en avale une courte gorgée, mais résolument le niveau stagne, entre grand vide ou trop plein, toujours à mi-distance. Alors je finis par comprendre que cette emprise du sort n’est qu’un fruit de ma propre passivité. Et que cette torpeur doit cesser au plus vite. Je saisis donc un bout de papier coincé dans ma poche de veste _ laissé au cas où, puis commence à griffonner quelques termes. Sans jonctions apparentes, juste une série de mots-clefs, flottant sur un espace vierge, dans l’attente nerveuse d’être reliés. Mais rien ne vient qui fasse sens, et mon verre ne s’assèche toujours pas. Et les muses papillonnent autour pendant ce temps, s’alanguissent en toute légèreté, ou s’abandonnent à quelques danses frivoles… Vraiment l’épreuve devient insoutenable. Je devine qu’il me faut tourner la page, essayer autre chose. A nouveau mon regard se fixe pour mieux les détailler. Successivement cette fois. Et je réalise combien chaque visage porte encore une histoire, une véritable flamme d’existence. Chaque figure surtout, m’apparaît tellement plus vivante que la mienne. Même celles dont je me souviens avoir déploré la perte.

Au verso, mon crayon s’ordonne enfin, et la liste donc peut commencer. Soigneusement j’écris leur prénom, l’un derrière l’autre. Qui parfois tarde à me revenir, mais la série peu à peu se complète, et passé quelques minutes encore à me relire, je note qu’elle ne souffre plus d’aucune omission. Alors, ligne par ligne, muse après muse, j’actionne de ma main le barré consciencieux d’un passé aliénant. Et je les vois toutes disparaître sous mes yeux, à mesure que le trait s’abat. Je les sens m’échapper pour de bon, comme je leur échappe en retour. Ainsi chacun retrouve sa liberté, d’être, de devenir, ou d’avoir été. Ainsi meurent les restants d’espoir, mais survivent tous les possibles.
Il ne me reste plus qu’à régler maintenant, avant de partir à mon tour. Au comptoir, la serveuse ne trahit aucune expression particulière venant conforter mes visions à postériori. Tout paraît absolument normal soudain, presque routinier. Nul n’irait soupçonner qu’une telle forfaiture a eu lieu, en cette nuit où j’ai tué tant de muses, d’un seul tracé définitif. Mais le crime bien sûr, demeure imparfait. On ne pourra jamais supprimer un fantôme, ou éradiquer une ombre. Encore moins une cicatrice. Et un océan de ratures ne rendra jamais une page blanche ; il se contente de faire émerger l’espace restant. Là où écrire la suite.

Maintenir une proxémie décente après 22h.

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(Suggestion pour une lecture en musique : Neu! – « Fur Immer »)

On ne s’assoit jamais en toute liberté, même dans un bar à moitié-vide. Arrivé en pleine heure creuse, me voilà pourtant cerné au bout d’une demi-heure, pris entre une aile droite anglophone et une aile gauche Chimay-phile. La voix très maniérée d’une blonde australienne, opposée au souffle bruyant d’un solitaire plutôt agité. Ainsi le lieu résonne de toute sa diversité humaine ; vieux taiseux peu avenant versus jeune étudiante guillerette, alors qui vais-je « croquer » d’abord ? Pour l’heure, je préfère encore goûter la musique de fond : un album de Broadcast, quelle bonne surprise. « Come on let’s go ».
Justement, l’Australienne et son french rendez-vous du soir cherchent à reconnaître l’artiste. J’hésite à leur souffler la réponse, ce qui traduirait une certaine indiscrétion de ma part. Mais je manque une énième occasion de brûler la politesse à une fameuse application smartphone d’identification musicale. Laquelle serait fichue d’indiquer « Portishead – Glory box » au moindre bug, tandis qu’un vrai mélomane confond uniquement The velvet underground et Lou Reed en fin de blind-test…

Broadcast ou non d’ailleurs, ma rive gauche se fait de plus en plus intrusive ; et le choix du sujet s’impose à moi, littérairement, physiquement aussi. J’avais déjà noté sa première entrave aux normes anthropologiques, voyant le type s’asseoir sur la même banquette, bien que les autres tables restaient libres. Mais pourquoi pas, chacun son emplacement favori. Sauf qu’il va se rapprocher peu à peu, jusqu’à laisser deux mètres libres à sa gauche et seulement quarante centimètres en direction de ma cuisse…

Impossible d’échapper à son remue-ménage nerveux, me voilà sous emprise directe. Je perçois le moindre craquement, infligé au bois vieilli qui nous soutient tous les deux. Et ses nombreux « tocs » défilent avec d’autant plus de bizarrerie que s’additionnent les bouteilles de Chimay : étirements intempestifs, main droite mimant un arpège de piano effréné, pli et dépli compulsif des quelques journaux à disposition. Pour ajouter au malaise, il y a ce miroir en tranche, pile en face, dont je sais bien qu’il permet d’observer discrètement son voisin, à défaut d’oser l’aborder. On m’y cherche du regard, de manière insistante.

L’ambiance devient franchement malsaine, car je sens qu’il glisse également un oeil vers mon laptop, et m’oblige à détourner l’écran, par souci d’intimité. J’évite de le dévisager bien sûr, même en coin, pour ne risquer aucun début de conversation. Mais rien qu’à entendre cette petite voix feutrée apostrophant le serveur, mon soupçon ne fait qu’augmenter. Oui, j’ai déjà croisé ce dirty old man, et il ne s’appelle pas Hank Bukowski hélas. D’ailleurs, la confirmation m’est donnée dix minutes plus tard, lorsqu’il finit par m’adresser la parole :

« Et tu arrives à te concentrer pour écrire ? »

Oh oui, je te connais. Et une fois encore tu fais fausse route. A suivre ce que tes yeux en-chimayés désirent, derrière ces lunettes crasses, embuées d’une moiteur coupable. Tu te trompes de cible, mais au fond ça t’est même égal, je suppose. Il y a d’autres lieux pour ça, où trouver la jeune chair consentante promise à ton porte-feuille garni. Tout ce que tu cherches, c’est un petit goût d’insolite. Une pointe d’illusion, ou d’auto-érotisation graveleuse, sans le grand imperméable beige qui sied d’habitude au cliché.

Le plus pitoyable est que tu ne m’as sans doute même pas reconnu. Tout juste te rappelles-tu avoir musardé ici, peut-être, et vibré d’espoir le temps d’une fin de service, un samedi au comptoir… Je m’y étais posé sans but précis, au terme d’un assez riche parcours de soirée. Une autre connaissance avait suivi le même itinéraire, et l’on se recroisait pour la troisième fois en quelques heures. Cela nous avait amusé, alors nous avions repris un verre de circonstance, tout en bavardant musique indie-pop. Mais ton dévolu m’avait désigné d’office. D’abord à distance raisonnable, puis à la faveur d’un tabouret libre, juste à ma droite. Peut-être nous avais-tu payé un verre, je ne me souviens plus. Peu importe, si je devais sourciller devant chaque étranger m’ayant offert un coup après minuit, j’aurais au moins trois bombes lacrymo et deux tasers dans ma sacoche à force…

Dire que je n’avais rien vu venir serait exagéré. Seulement une fois pris dans l’engrenage, il devient difficile de jouer les grands garçons farouches. Et puis j’avais mon autre voisin d’infortune à ne pas délaisser, autant par courtoisie que pour la diversion opportune dont sa présence me gratifiait. Mais parler New Order et Factory records, ça ne te branchait guère. Ton truc c’était plutôt Barbara ou Mozart, si je me rappelle bien. Enfin, c’était surtout les « mignons » en veste légère comme moi, encore assez frais à tes yeux de sénior… Les goûts, les couleurs, les apparences ; ça ne se discute pas nécessairement, non. Tant que tu ne poses ta main sur ma cuisse, en m’invitant à prolonger la discussion ailleurs, dans ton duplex.

Evidemment, je n’allais pas t’envoyer une gifle _ quelle idée saugrenue. Faire la femme, c’est drôle un quart d’heure, mais pas au-delà d’un certain mimétisme. Un « non merci, au revoir, vous vous méprenez monsieur », voilà qui suffisait largement. Je ne me sentais ni choqué, ni dévirilisé. Seule ma proxémie de confort en avait pris outrage. Il restait juste à finir mon verre tranquillement, avec le même camarade de comptoir, qui m’avoua d’ailleurs n’avoir absolument rien pressenti. Pourtant, j’aurais juré que ça devait lui être arrivé plus souvent qu’à moi. Décidément, les apparences…

Au moins pour ce soir, tu t’en vas sans geste ni proposition déplacée. Usé par ton propre manège d’intimidation sans doute. Ou par l’assèchement chronique d’un fond de verre écru, comme tout pochetron résigné à rentrer. Et je préfère largement ce scénario, comparé au précédent. Car si jamais il devait y avoir un troisième acte, sache que tu risques un bon coup de laptop dans les côtes, et une Chimay renversée sur le pantalon, pour mieux refroidir tes ardeurs… En toute amabilité, bien sûr.