Ces deux jeunes apprentis-adultes m’avaient déjà rogné les écoutilles une autre fois. Leur étalage en blabla géopolitique résonnait d’un tel sérieux, que j’avais préféré m’exiler intellectuellement au comptoir, assis entre un lunatique et une jupilo-dépressive… Je savais donc à quoi m’attendre en les voyant pointer à nouveau dans mon champ auditif. Bien, me dis-je, allons combler nos lacunes en real politik moyen-orientale, réviser chaque nuance de confession religieuse entre Sunnites et Chiites… Peut-être même découvrir si le dernier kamikaze référencé avait la moyenne en chimie au collège… A force, j’en saurai autant qu’un expert mandaté sur une chaine info, sans le jingle anxiogène de rigueur, et sans télécommande malheureusement.
Alors j’écoute mon voisinage ahaner fiévreusement son ébat pseudo-parlementaire, autour d’une actualité bien trop brûlante pour ne pas me fondre par-dessus, à la chaise d’à côté. Merci pour moi, qui voulait juste la paix sur terre et en ce bar, quelques heures de déconnexion sans chercher à tout comprendre, ni tout analyser. Eux dissèquent méthodiquement le moindre documentaire visionné, dont ce dernier en date portant sur la création de l’état islamique, le rôle ambigu des Saoudiens, le double-jeu des Russes, la prise en tenaille des ONG…
Soit, la jeunesse s’informe. Et ça vaut toujours mieux qu’une guerre civile entre décérébrés immatures, galvanisés par une décennie de télé-réalité. Mais c’est leur excitation à peine contenue qui m’interpelle : aucun ne parle de s’engager dans l’armée ou le renseignement, non, ils sont juste benoîtement obsédés par le conflit syrien en cours et ses répercussions internationales… Une vraie fascination.
On avait bien connu le fameux « syndrome du Golfe » pendant la 1ère guerre d’Irak, mais a-t-on jamais évoqué l’évident « syndrome des petits soldats de plomb » ? Cette frustration refoulée parmi ceux, jeunes garçons, qui passaient leur journées reclus à manoeuvrer des figurines militaires sur un champ de bataille fictif. Dehors, les plus âgés _ ou les mieux dégourdis, se défoulaient grandeur nature, à coups de sabres lasers, de tacles méchamment appuyés. Eux non, futurs stratèges ou ingénieurs, inlassablement ils décimaient les positions adverses ; car l’ennemi avait beau être miniature, un jour il deviendrait Daech. Et ce beau jour, cette belle époque, leur procure maintenant des frissons orgasmiques, rien qu’à enchainer les tirades savantes sur ce fil de news à nu. Il faut les comprendre aussi, leur âge n’excédait pas dix ans en 2003, lors de la 2ème intervention menée en Irak. C’est leur premier kiff guerrier post-pubère, et on ne l’oublie jamais celui-là. Surtout avec une bonne rafale de kalach-infos en guise de déflorage…
Je sais alors par une oreille indiscrète que mon duo d’experts attend encore un troisième larron. D’où ma crainte de voir débarquer un autre géopolitologue en herbe… Mais une arrivée bien plus ovniesque se profile. Juste au moment où l’un des deux protagonistes lâche un énième « Daech » presque aboyé, après une nouvelle démonstration verbeuse, rentre un grand escogriffe en survêt’ à capuche, portant une longue barbe noire effilochée _manifestement d’origine maghrébine, et qui se dirige pour les saluer. Le cliché type d’un islamiste radical fantasmé, que certains ficheraient « S » sans autre forme de discernement, et d’autres chasseraient carrément à la frontière à coup de saucisson pur porc… Ici évidemment, on n’imaginerait pas une minute ce jovial énergumène crier « Allahou akbar ! » soudainement. Ou juste pour rire, et libérer un peu de place à l’intérieur du café. Pratique, si d’aucun souhaite réunir un congrès entier d’éminents salafistes, lassés des caves miteuses de banlieues. Stupide, si une patrouille de flics en civil passaient commande au même instant…
Mais le jeune homme ne vient ni plaisanter sur ces faux-semblants discriminatoires, ni alimenter la conversation en cours. Daech, je crois bien qu’il s’en moque un peu là tout de suite. Et d’ailleurs, histoire de rajouter une tranche de stéréotype à son profil déjà suspect, il ressort s’acheter un kebab juste en face, pour mieux s’installer ensuite à la table de ses amis, enfin décidés à passer à l’action, eux. Car ce n’est pas tout d’en parler, maintenant sortons nos petits pions rouillés, alors on verra bien lequel de nous deux a la meilleure coalition… Et les voilà qui bravement entament une partie d’échecs… sur un mini-plateau réservé aux touristes de passage. Décidément, certains soldats ont encore trop de plomb aux omoplates pour fourbir leurs ailes d’adultes, et se dégager du socle qui les tient pour miniatures.
Le premier semble tellement soucieux à l’épreuve du combat, que pour un peu ses tempes menaceraient d’exploser. Quant au second, il intériorise du mieux possible sa prochaine manoeuvre : cavalier kamikaze en D4 prend le fou égorgeur en C6… « Et cheikh dans ta casemate », m’amusé-je presque tout haut. Le troisième enfin, jette un oeil bienveillant mais totalement dépassionné à cette métaphore belliqueuse, tout en plongeant mécaniquement la main dans son cornet de frites, pendant que l’autre arpente son smartphone. Il m’apparaît de loin comme étant le plus paisible des trois, pourtant une fois dehors, certains lui renverront exactement l’image opposée. Allez savoir pourquoi, on s’émeut nettement moins de croiser une paire d’étudiants nerds en physique nucléaire, venus discuter « guéguerre » et jouer aux échecs autour d’une Leffe… Moi j’ai beau me dire qu’Albert Einstein était pacifiste, cela m’effraie davantage qu’à la vue d’une barbe noire sur un kebab-frites.
– suggestion pour une lecture en musique : Mogwaï – « Kappa » –