Haute teneur en mixité sociale.

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(Vianney Lefebvre – 2016)

Le moment est idéal pour moi ; quand la pluie chasse les gens en terrasse vers l’intérieur, saturant le café d’un seul coup. Alors me voilà au sec et parfaitement installé, pris dans une véritable fresque de mixité sociale, ethnique, internationale même. Vu ma tendance naturelle au voyeurisme sociologique, cela revient à placer un braqueur récidiviste devant une bijouterie désalarmée… Mais pour une fois je décide d’effectuer mon tour d’horizon à travers le regard d’un barman, qui attribue son numéro à chaque poste de service, gardant ainsi une trace des différentes commandes passées. A défaut de venir présenter la note, je verrai bien mieux la partition.

Table une, donc. La première à gauche en rentrant : elle accueille un groupe de touristes anglais autour de la soixantaine, dont je présume qu’il sera vite reparti, le temps d’une série de cafés. Table deux. Celle-ci abrite une composante trans-gay-lesbienne, exactement dans cette proportion donnée. Trois personnes au parcours hors du « qu’en dira-t-on », absolument détachées de toute malveillance extérieure par ici. Et une somme de potins échangés à faire pâlir n’importe quelle revue de presse en cabinet dentaire…
Table trois. Là, j’observe deux jeunes américaines (me semble-t-il) vraiment intrigantes, car ayant revêtu exactement le même haut, blanc et ultra-moulant, sur une poitrine obusienne qu’un soutien-gorge probablement en titane rehausse encore davantage. Cela ne m’attire pas spécialement, je mesure juste à quel point l’uniformisation mammaire gagne du terrain parmi les digital natives… Mais ce qui me frappe présentement c’est leur dress-code visiblement concerté, et l’esprit fusionnel qui émane de leur duo. Sans qu’on puisse soupçonner une gémellité évidente, ou encore moins une relation de couple. Elles me font pourtant étrangement penser aux soeurs jumelles du film Shining, comme si les deux gamines ectoplasmes confrontées à Jack Nicholson avaient maintenant atteint la majorité. Beaucoup plus souriantes désormais, heureusement. D’ailleurs à choisir, je préfère nettement les croiser à l’intérieur d’un bistrot, qu’au bout d’un long corridor hanté.

Table quatre. Y siège un couple assez discret, sans doute en plein rendez-vous galant… Ne les dérangeons pas. Table cinq : juste un groupe d’amis réunis autour d’une bière. Rien d’étonnant, ni d’outrageusement exotique. Mais nous faisons banquette commune, et entretemps le cercle s’agrandit : une autre « copine » vient se glisser tant bien que mal, pratiquement collée à mon épaule. Elle me rappelle une ancienne figure romantisée, d’une idylle trop vite interrompue. Je ne peux décemment pas lui en vouloir certes, d’autant qu’elle me tourne le dos par discrétion. Ce qui dénude légèrement le bas de sa colonne vertébrale, seulement affleuré d’un haut à dentelles, sous ce mini-veston jeans noir. Et plutôt qu’un fantôme me dévisage, j’aime autant cette image frontale à vrai dire. Sur l’échelle Richter du sentimental, le dos occasionne une secousse visuelle moins tellurique, même avec une si belle descente de reins. Puisse-t-elle se retourner de temps à autres néanmoins, que j’avise furtivement si ce regard affiche le même vert fauve teinté de rousseur…

Table six. Autre scène de convivialité, mais qui rompt enfin avec cette litanie de visages typés « blanc caucasien ». Plusieurs clients d’origine kabyle _ je suppose_ trinquent une 50 centilitres, ou un simple expresso. J’en reconnais la plupart d’ailleurs, pour les croiser régulièrement ici. Comme cette bande assez animée de Franco-sénégalais au comptoir, que j’aperçois souvent de même, en réunion variable. L’air de rien, voici l’un des rares cafés de la ville qui pourrait se draper d’une bannière « black-blanc-beur » parfaitement naturelle, harmonieuse, réitérée. Si besoin était, ce constat rappelle à quel point le fameux « vivre ensemble » républicain prend un bien meilleur départ autour d’une valeur commune au noctambule : la pinte de bière belge.

Table sept. La plus petite, en faux marbre circulaire, coincée dans l’angle de l’entrée. J’en faisais souvent mon poste de travail à une époque, maintenant je trouve l’emplacement trop indiscret, la lumière y est très peu tamisée. Elle me donne l’impression d’être sur estrade, sans avoir le moindre spectacle à offrir. Ma page blanche y rejaillit d’autant plus cruellement.
Ce soir, un autre créatif solitaire m’y succède, son carnet d’esquisses étalé sur le revêtement usé. Je note que ce jeune beaux-artien travaille aussi au vin blanc. Mais lui commande une bouteille entière, pas de demi-mesure : on paye d’avance, on assume la dose de travail à ingérer… Présomptueux peut-être, n’empêche que je m’interroge soudainement sur l’économie réalisée. Le slogan est imparable d’ailleurs : pour un alcoolisme économe, penser un jour à lire la carte du bar.

Table huit. Entrave grossière à la mixité ambiante, six mâles autour de la vingtaine, au ton viril, gouailleur. Je leur pardonne et oublie vite ces quelques ébats vaguement politisés, entre deux digressions smartphonesques. Tout le monde peut se tromper de bar. D’ailleurs, une autre série d’arrivants leur succède peu après. Cinq jeunes demoiselles, en pleine soirée exclusivement féminine. Si manifestement égayée par la simple compagnie d’une bière à la cerise, que je ne trouve décidément rien à redire à la célèbre formule d’Aragon : la femme est bien l’avenir de la Kasteel rouge. Pour l’homme c’est fichu.

Table neuf. Tiens non en fait, il s’agit d’un leurre. Pas de table « 9 ». Je suis en train de recompter les mêmes tables, occupées par d’autres clients entretemps. Comme dit le clochard, quand il se moque de l’ivrogne : « vous n’avez peut-être pas cherché l’ivresse, mais vous avez quand même trouvé le flacon. »

– suggestion pour une lecture en musique : Do Make Say Think : album Yet & Yet

Débriefer la cuite, débriefer l’errance.

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(© Vianney Lefebvre – 2016)

Tel le sportif un lendemain de défaite, je m’applique à débriefer chaque cuite un brin retentissante que la vie citadine porte à mon discrédit. Le moindre instant critique refait surface, comme ce mauvais contrôle orienté qui m’a désaxé du chemin du retour, ou cette tête pas assez décroisée au moment de fixer un regard fatal à une ancienne flamme, réapparue soudainement. Autant de « petites erreurs payées cash », même en déduisant les verres offerts. Car une fois l’heure du réveil, il est déjà trop tard : j’ai le masque du perdant vissé jusqu’au fond des cernes, mes cheveux ressemblent à une toile de Picasso imitée par un charbonnier non-voyant, mon visage à celui du charbonnier _ auto-portrait oblige, avec une légère teinte « retour du Vietnam » pour couronner ce tue-glamour… Bref n’en doutons pas, le débriefing sera sévère.

Quel chemin d’infortune peut ainsi conduire à l’aube, sans aucun motif de célébration particulier ? Mes deux premiers verres présentent au moins l’excuse d’une séance d’écriture solitaire. J’ai même préalablement décliné un apéro à 19h dans un autre café, comme pour limiter d’avance les dégâts. Mais c’est une veille de jour férié, la population festive double, les demis se transforment en pinte, et il y a de grandes chances pour qu’on m’adresse la question fatidique : « tu écris quoi ? ».

Le curieux du jour est un bel angelot blond d’origine locale, ayant récemment quitté la région. Il revient passer quelques jours ici, et je devine à son regard perdu combien sa quête de familiarité révèle une profonde nostalgie. Les déracinés ont ce manque d’appartenance au visage qu’un parfait touriste ne saurait imiter. Il m’avouera d’ailleurs un peu plus tard son soulagement d’avoir tenu cette conversation, assez anecdotique pourtant, mais venant le tirer d’une humeur franchement misanthrope. Alors je l’encourage à se mettre également dans un coin pour écrire ou bouquiner, puisqu’il en avait l’intention. Non que je cherche à me débarrasser de l’importun, j’ai juste un franc respect envers la mélancolie d’autrui, et l’envie paradoxale de rester seul entouré de gens.

Si j’avais exaucé la mienne, cela m’aurait peut-être écourté la soirée de quelques verres. Car les suivants prennent une tournure conviviale et dangereusement addictive. Nouvel échange insolite au comptoir, avec un couple d’étudiants, autres clients réguliers depuis peu. Je discute avec « elle » à un tabouret d’écart, « lui » vient alors s’installer entre nous. Légèrement nerveux sans doute, au point qu’il renverse son fitou, en partie sur ma sacoche délaissée à terre. D’aucun y verrait une mesure de représailles, par un garçon bien trop possessif. Le ton reste courtois cependant, et il m’interroge à son tour sur mon choix d’écrire ici… Notre aparté ressemble vaguement à une interview, dont le journaliste induit chaque réponse en sa question. Enfin peu importe, la connivence d’esprit n’est pas désagréable, ça me repose à vrai dire. N’empêche l’ami, tu peux tout me demander, mais ne renverse jamais ton rouge sur mes « blue suede shoes« , ni sur ma besace.

D’accord, ce n’est même pas une besace en daim bleu, juste une sacoche d’ordinateur standard qui en a vu et en verra d’autres. La nuit est à peine fiancée ; je rejoins bientôt un ami posé au bar en face, lequel m’a déjà commandé la dose suivante de mon breuvage habituel. Nous sommes toujours pleins d’attentions entre personnes soucieuses de ne pas plonger seules… D’ailleurs c’est un texto de ma part qui l’a aiguillé ici. Et quand plusieurs membres d’un même établissement nocturne cherchent la plongée collective, ça se transforme en after. Comme on est veille de jour férié, voilà qui coule à pic.

Ensuite, je me rappelle une série d’errances festives plus ou moins cocasses, incluant une bouteille de rouge offerte par le patron, bien trop chambrée. Et deux ou trois bières différentes, quitte à mieux remuer l’eau trouble. Ce ne fût pas ma seule erreur d’apprenti-cuitard : il convenait aussi de ne surtout rien ingurgiter entretemps, manger aurait pu ralentir le cours de mon alcoolémie… Dommage, la suite allait m’offrir une bonne raison de vomir un kébab-frites mal négocié, et autre part que sur ma sacoche.

Car nous profitons de cette ébriété conquérante pour émettre une nouvelle idée absurde : nous rendre à un bal populaire, cinquante mètres plus loin, à l’air libre. Une sorte de tradition annuelle, paraît-il. Oui, un peu d’air fera du bien… Quant à supporter la foule, avec une telle humeur caustique, rien ne saurait nous ébranler. Mais lorsqu’on est mélomane, même saoul, on reste un mélomane sensible. Impossible de cautionner pareil déferlement de beaufitude sonore, suintant de cette putasserie infra-bassée dont la masse trépidante semble se repaître.

« Hang the DJ ! », hurlé-je, pressé contre la rambarde de sécurité. A défaut de vomir sur le disc-jokey, je cherche un objet à lui balancer dessus. Ce n’est pas tant le crime de mauvais goût que son air auto-suffisant qui me révulse : quelqu’un doit dire non. Et si j’en viens à passer une nuit au poste, voilà un motif tout à fait respectable. J’imagine l’entrefilet du lendemain : « Bal populaire en centre-ville : le DJ agressé à coups de pièces jaunes par un supporter des Smiths enivré ».

Bon d’accord, j’y renonce. Même pour arroser un ambianceur de kermesse, je reste beaucoup trop fauché. Au moins ce choc civilisationnel nous aura fourni un bon prétexte à retourner boire dans la même taverne. Où nous étions invités à gérer collectivement la play-list, ce qui autorise un libre-arbitre culturel moins propice à l’envie de meurtre.
Je me souviens qu’une bonne partie du Gainsbourg « Confidentiel«  a résonné de toute sa contrebasse, et combien j’ai été saisi par la radicalité de cet enregistrement, son éloquence séminale. Mais à cette heure hors-du-cadran où l’on guette une illumination esthétique foudroyante _par la voix d’une sirène ou d’une enceinte hi-fi, le susurrement gainsbardien, encore suave à l’époque, ne me livrait aucune direction subliminale en point d’horizon. Il n’était même pas fichu de me laisser rentrer dormir, le fourbe.

Alors quand s’épuisent tous les recours à prolonger l’exercice d’une folie, il ne reste plus qu’à la désigner telle. Avais-je appris le moindre enseignement irréfutable ; caressé l’attente de finir la nuit dans un autre salon, voire une autre paire de draps ? Avais-je poussé l’ivresse jusqu’à m’oublier au moins quelques heures ? Non. Juste payé mon modeste tribut en aliénation humaine. Avec style, peut-être. Insistance, sûrement. Avec la résignation du lendemain en tout cas. Qui ne s’autorise jamais la défaite, ne distingue plus le goût des victoires.

– suggestion pour une lecture en musique : John Coltrane – « Pursuance »

Le dilemme du muscadet offert…

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(© Vianney Lefebvre – 2016)

Quand le verre de muscadet se remplit de lui-même alors que vous n’avez rien commandé expressément, deux déductions affleurent à votre esprit. L’une vous désigne comme un pilier de bistrot aux préférences notoires, l’autre vous suggère qu’il n’est pas encore temps de quitter ce café. Quelque chose se trame visiblement ; une nouvelle rencontre passagère, ou un dialogue impromptu, voire une simple anecdote surréaliste… A moins que la serveuse ne souhaite vous retenir jusqu’à la fermeture, en prélude à une after sous d’autres auspices tamisés. Les braves n’ont pas d’heure, mais beaucoup d’imagination.

Certes il existe une troisième option, plus triviale : le manque d’insistance à refuser un alcool indûment servi, au moment choisi de régler pour rentrer dormir. La raison donc, voudrait qu’on abandonne ce vin à sa piètre insignifiance, orphelin de chagrin à noyer, privé du moindre gosier bienveillant… Quel crève-cœur. Ce n’est ni pour l’élixir, ni pour l’ivresse d’ailleurs ; de ce cru bas de gamme il me faudrait encore trois ou quatre doses, avant d’atteindre un seuil d’ébriété manifeste. Alors j’écris, afin d’éponger quelque petit reste d’inconscient judéo-chrétien, afin surtout de ne pas laisser un godet de plus sans destinée. Puisqu’il m’est offert, ça fait toujours deux euros cinquante en moins de fausse culpabilité au réveil. Mais le lendemain n’aura aucune pitié envers mon déficit d’enthousiasme et de fraîcheur. Aucune indulgence pour le verre en trop.

Je n’en fais pourtant pas une question de santé. S’il y avait une vraie bonne raison de boire dix muscadets par soir, j’y consentirais certainement. Il me suffirait de braquer une épicerie de temps à autres, faute d’avoir un job réellement lucratif. Mais l’expérience éthylique m’oblige à admettre que de trop nombreux levers de coude se perdent en commodité sociale, cachant d’abord un profond sentiment d’inconfort citadin. Ces verres qu’on destine à un fier élan de camaraderie, de célébration, ou d’implication romantique, restent souvent minorité. Surtout, on ne les regrette jamais ceux-là.

Trois heures moins dix à présent. La fermeture se profile et je n’ai guère envie de rester de toute façon. Vingt gorgées plus tard, aucune révélation majeure n’est venue me chatoyer l’intellect, même un simple écho subliminal de comptoir dont je saurais me contenter. Quant à Miss Barmaid, je la laisse ranger tables et chaises, comme on respecte un noble ouvrier du service nocturne, sans même lui adresser un clin d’oeil tendancieux. On ne peut pas vouloir le médicament et la pharmacienne de garde.

Alors ma feuille blanche retrouve l’étroitesse d’une poche de veste, pliée en quatre, copieusement noircie. Sueur et larmes du graphite, pendant quelques années ce fût ma récolte hebdomadaire ; cette nuit-là pourtant, une pointe de frustration vient m’envahir. Je sens qu’il est grand temps d’élargir le champ d’expression au-delà du graffiti littéraire. Et qu’importe si le cliché rimbaldien en ressort légèrement froissé. Il devra bien s’accommoder d’un laptop dorénavant. Concernant l’adjuvant viticole, ne changeons rien par contre, je ne compte pas monter en gamme de si tôt. « Un autre muscadet ? ». Assumons-le, oui.

Suggestion pour une lecture en musique : John Coltrane – « Resolution »