Laisser agir l’anthropologie, Venir d’elle-même, tirer profit. Commander puis s’asseoir, attendre, Voilà, elle se produit.
Le dispositif est simple, L’expérience, libre : Un verre, un feutre, un calepin, Sinon un livre. Ou même à nu peut-être, Sans le moindre effet. L’étrangeté suffit. La présence induit.
Par œuvre de curiosité ou vœu de confession, Besoin irrépressible de faire intrusion. Le rapport humain décide En qui reçoit et qui émet. Qui prend sur soi, et qui tout près s’assied.
Rendre pouvoir à la nécessité. Qu’elle nous livre au hasard, À flux d’actes manqués. Choisir un point aléatoire, Sans rendez-vous précis ; Une connaissance arrive, ou nous a précédé : Quel est ce cheminement d’où surgit l’improviste, Improbable enchaînement Ou franc déterminisme ?
Il faut donc ce prétexte, insignifiant _ courrier ou simple achat, À sortir un bagage Éprouvé bien plus lourd. On ne s’attendait pas, On se découvre, même. Et le porteur importe peu, Tout confident ferait l’affaire. Ou s’il apporte davantage, En être « élu », plie à sa tâche. On ne fuit pas nécessité, On en devient l’habitué.
Rendre son règne à l’ancestral. Endosser contre-emploi D’être un esprit moderne En butte à d’autres lois. Bien sûr on voudrait surpasser Sa condition humaine, évoluer Vers idéale espèce, Autant laisser muer.
Mais l’immuable opère, Et se déjoue de tout progrès. Sa preuve est quotidienne, Au moindre vide il se recrée.
Instinct de rendre corps à l’animal. Assumer d’être encore un peu tribal.
Se laisser désigner par intuition, Vision de l’extérieur ou flair, Oser, qu’elle nous révèle en intention.
Se laisser peindre en proie peut-être, Accentuer la cible d’une croix, s’omettre En la vertu d’un sort qui vous désigne, Ou de l’instant qui prédestine.
À condition première en ce statut, De n’être agi qu’envers autrui plus dépourvu. Que son besoin ne l’ouvre à porter prédation, À prendre au sacrifice une aimable attention.
Peut-on se refuser victime et ne vivre en chasseur ; Cueillir ainsi l’intime à ne s’en titrer possesseur ? Pouvoir inassouvi trouble nature, échoit à qui veut s’en combler. On résiste au complexe du martyr en habitant son rôle à vue ciblée.
Laisser régner l’ordre des choses, À prédominance éclairée.
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(Tableau : Egon Schiele – « Lovers Man and Woman »)
(suggestion pour une lecture en musique : Philip Glass – Glassworks (complete album)
Quelques détails lui reviennent, plus précis. La mémoire d’un rêve hélas recouvert après un nouveau rendormissement. Il lui arrivait autrefois de se lever entre deux cycles, juste pour noter le fruit de sa divagation nocturne. Entretenir un carnet de songes remontait à l’époque de ses premières gardes en tant que veilleur de nuit. L’abus de caféine associé à d’inévitables micro-siestes faisait poindre un imaginaire si évocateur, qu’il voulait surtout n’en perdre aucun souvenir. Puis comme l’envie d’être écrivain, sa lubie lui était passée. On n’en tirait pas grand-chose au fond, même auprès d’un psychanalyste, l’homme avait pourtant essayé… Idem au plan littéraire, le fil d’un compte-rendu onirique empêchait presque toute adaptation. Trop irréel pour intriguer un sujet lucide.
Celui-ci n’échappe pas à la règle. Mais peu importe la vraisemblance, s’il interpelle encore Samuel une heure après son lever, c’est d’abord en écho avec la situation d’urgence sanitaire le retenant chez lui depuis dix jours. Il vient d’éprouver son premier rêve de « confinement ». Voilà que son propre subconscient intériorise le principe de « distanciation », lui fait percevoir toute proximité humaine comme un signe anormal. Ce ne sont que des bribes certes, il se revoit néanmoins, engourdi à son bureau, au centre où il travaillait une décennie auparavant. D’abord seul, puis chaque fois qu’une somnolence le gagne, d’autres personnages apparaissent à ses côtés lorsqu’il rouvre enfin les yeux. Bientôt le hall foisonne, comme si tous les pensionnaires s’étaient levés en pleine nuit. On ne lui soumet aucune doléance pourtant, l’interaction est plutôt conviviale d’ailleurs, suggérant des retrouvailles. Mais plongé au cœur de sa rêverie, le réceptionniste s’émeut d’un tel brassage des figurants. « Ce n’est pas raisonnable, on ne devrait pas être aussi proches », s’entend murmurer Samuel. Cette pensée le hante encore à son troisième café successif. « Ça y est », réalise-t-il, « je rêve aussi en confiné ». Il n’aura pas fallu deux semaines avant que son esprit bascule vers une nouvelle norme sociale : l’isolement.
Évidemment pour un couche-tard endurci, l’adaptation est plutôt naturelle. On ne devient pas gardien de sommeil sans quelques prédispositions. Passé la trentaine dans son cas, ce job lui était apparu comme une évidence. D’abord en désespoir de cause, après quelques années à vivoter du RSA, ou de petits contrats en bar et restauration. Puis l’homme s’était habitué à « vivre à l’envers », appréciant l’espace de liberté que ce rythme entretient. Même sous contrainte salariale, lui préférait encore exercer la nuit, solitaire et autonome, au devoir de pointer à 8h du lundi au vendredi.
Son propre entourage avait cessé de vouloir l’en dissuader. De fait il lui restait peu de relations, excepté d’autres employés nocturnes. Et l’opinion extérieure lui était bien égal à force, elle collait parfaitement aux stéréotypes du genre : Il fallait nécessairement être sociopathe, sous-diplômé, sans grande ambition, pour accepter de garder un hall d’immeuble, l’entrée d’un parking, ou l’accueil d’un pensionnat.
Ce n’était que partiellement vrai. Samuel avait toujours rempli sa fonction avec rigueur, quelque soit le poste offert _ souvent à durée déterminée, ce qui régulièrement lui ouvrait une période d’indemnité chômage, dont certes il ne se privait pas. Disons qu’il s’autorisait parfois quelques extras, comme de peindre ou écrire en service, cela ne gênant personne à vrai dire. On ne tiendrait pas une nuit de veille autrement, sans distraction ni moteur créatif.
Son dernier contrat a pris fin un mois et demi plus tôt. Dans un foyer d’étudiants Erasmus, loin d’être la meilleure planque qu’on puisse imaginer. D’ailleurs il n’a quasiment rien produit picturalement durant toute cette période. Et puis il s’est remis à fumer, pour la énième fois. Une tendance que son nouveau statut de chômeur en cage ne risque pas d’inverser. Au moins cette recherche d’emploi le préoccupe peu, on ne devrait pas l’inquiéter de si tôt. Quoique la situation change tellement vite, certains demandeurs seront peut-être contraints à un minimum de travail d’intérêt général. « Ils n’oseront pas, c’est absurde », réagit le concerné. Dans un tel climat de sidération mortifère, les plus sensés pourtant ne savent désormais que croire, ni à quel média se fier. Ainsi depuis deux jours qu’il fuit toute information, Samuel ressent un niveau de stress bien moindre. Au fond il le savait déjà avant d’être assigné à résidence : le meilleur des anxiolytiques, c’est le déni.
La réalité ressurgit là où elle peut. Au moins ce rêve n’avait rien de si tragique, dedans personne ne mourrait. Il se souvient avoir vu défiler quelques civières durant un bref passage en EHPAD, en tant qu’intérimaire à l’accueil ; et mieux vaut un sommeil perturbé comme le sien, au réveil d’une aide-soignante en maison de retraite ces temps-ci… Samuel acte une journée de plus sans histoires : cinq cafés, un demi paquet de tabac, et deux films de Jarmush pour entamer la soirée _ malgré le désordre régnant dans son appartement, il vient de remettre la main sur une intégrale du réalisateur new-yorkais en DVD. Down by law puis Night on earth, l’un comme l’autre scénarise une forme de confinement d’ailleurs, en prison et à bord d’un taxi. Comme échappatoire cinéphilique à la petitesse de son logement, il aurait sans doute pu trouver mieux.
La nuit d’après advient sans rêve notoire. Et deux autres jours suivent, assez oisifs pour le moins. Son grand retour à la peinture se laisse encore différer. Bientôt s’achève une première quinzaine de cantonnement, vécue en relative indifférence par un homme sans attente particulière. Bien sûr il préfèrerait occuper ses soirées autrement, rejoindre son bar de prédilection, d’autant plus en période de chômage. Aller au cinéma, prendre un train, quitter un peu cette métropole… Mais la situation change-t-elle vraiment sa propre existence ? Lui, un célibataire sans enfants, entre deux contrats à temps partiel, locataire d’un 30m2, ni jardin, ni balcon, plus de voiture : ce profil a tout pour le rendre invisible et inconséquent, à l’heure où justement on lui demande d’être au minimum… Alors fierté mise à part, ce bouleversement sociétal lui ouvrirait plutôt une parenthèse inespérée, l’esquive au cheminement d’un siècle ayant d’ores et déjà réglé son sort. Celui d’un perdant. Socialement, culturellement, bientôt sanitairement peut-être.
La vérité du temps libre hélas, veut qu’on s’échine en vain à l’optimiser. Se remettre à lire, rappeler ses vieux amis, ranger l’appartement de fond en comble, trier un stock d’anciens vêtements… Toutes ces bonnes intentions régulièrement ajournées, le sont moins par manque de temps que par indisponibilité d’esprit. Or comment regagner l’espace mental quotidien nécessaire, déjà soumis à forte saturation digitale ; cet enjeu des temps modernes trouverait soudain réponse, en pleine crise pandémique ? Évidemment non. L’humain préfère creuser une empreinte fraîche avant d’opter pour un nouveau sillon. Quand l’avenir se dérobe autour de son pas, d’autant plus. Ainsi face au désarmement collectif, les comportements individuels se figent, le trait de caractère s’épaissit.
Et Samuel ne fait pas exception. Émerger de bonne heure, cesser de vivre la nuit ? Mais pourquoi changer son rythme lorsqu’il n’y a plus de tempo… Arrêter de fumer, retrouver une vie plus saine ? On a l’hygiène qu’on peut entre quatre murs… Passer moins de temps sur les réseaux sociaux ? En famille peut-être, sinon autant vouloir parler aux plantes. Ces belles volontés, pleines d’auto-conviction béate que « plus rien ne sera comme avant » _ nos modes de vie, de consommation ; résonnent avec l’écho d’une injonction massive dont chacun se fait le Big Brother. Car nous tenons le porte-voix désormais. La sur-activité numérique d’une partie recluse de la population, l’amène spontanément à combler son défaut de pouvoir par un excès du mode impératif. Soutenez, cliquez, partagez, signez, lisez, réfléchissez, mais surtout « restez chez vous »…
Ajouté aux recommandations sanitaires officielles, matraquées du matin au soir, Samuel est pris d’une soudaine envie de déconnexion. Encore faut-il pouvoir s’animer l’esprit en marge des écrans. Juste avant la fermeture des commerces, il était sorti acheter une pile entière de bouquins, comme s’il s’agissait d’une prévention existentielle. Depuis toujours aucun d’ouvert. À quoi bon lutter ? Décréter pour aujourd’hui ce qu’on pointait seulement avant-hier, revient à s’auto-flageller en guise de pansement. « Au contraire, laissons les tendances s’accentuer », intériorise Samuel, sa cafetière et son briquet à la main. Le toxico dépendra toujours plus, l’hyperactif s’apaisera encore moins… Le contemplatif appréciera son balcon, l’inquiet son double-vitrage… L’hystérique se répandra, et l’empathique fera éponge, puis le cynique lui l’essorera. Les créatifs surproduiront, les journalistes sur-enquêteront, et les sceptiques sous-estimeront. Quant au veilleur, il veille, d’autant plus tard. Privé de son relaxant et anti-douleur favori, comme il n’a pu racheter un seul gramme d’herbe faute d’approvisionnement : la ville est pratiquement à sec.
Ce soir il opte pour Dead man. Un des Jarmusch les plus iconiques sans doute. Même vu trois ou quatre fois, le ravissement onirique du film opère encore. À mesure que Neil Young, signant la bande-son, maltraite son Epiphone d’un unique accord lancinant tout au long du final, Samuel dans son canapé, dérive au même stade de semi-conscience que William Blake, le personnage principal couché sur une embarcation funéraire _ symbole indien du passage rituel vers l’au-delà. Un bruit de sonnerie l’éveille alors en sursaut, après cinq minutes d’une bienheureuse somnolence. La lecture du DVD s’en retourne au menu principal, mais l’alarme provient d’ailleurs. Toujours son smartphone, il le croyait pourtant désactivé du moindre « bip ». Ça lui arrivait souvent au boulot, pas moyen de neutraliser le perturbateur sans l’éteindre complètement. Le on/off a du bon parfois ; au cran intermédiaire vous n’êtes jamais tranquille. Comme sous cette quarantaine à moitié en vigueur, où chacune de ses rares sorties lui donne l’impression d’enfreindre un deuil post-apocalyptique, au point de se sentir mieux confiné. Au fond lui ne demanderait qu’à s’éteindre parfois. Si seulement il trouvait un bouton de commande réversible.
Simple message automatique de son opérateur, fausse alerte donc. Il n’attendait aucun sms nocturne de toute façon. Enfin l’heure n’a rien à voir, admet Samuel, c’est plutôt qu’il échange rarement par texto. Le dernier émanait de son dealer, ou de sa kiné déprogrammant une séance, il n’est plus très sûr… Non d’un proche en tout cas. Mais ce qui le préoccupe n’est pas le désert de sa vie relationnelle au cas où il tomberait malade. Cette inquiétude l’effleure à peine. Il réalise que lui, n’est encore venu aux nouvelles de personne. Soit par manque de proximité affective, soit par découragement téléphonique pur et simple. La perspective d’une longue conversation en forme de bilan respectif avec un ami éloigné, tend pour exemple à lui faire repousser l’échéance. Il y a dix ans l’épreuve restait surmontable, mais passée la quarantaine, d’autres facteurs sociologiques antagonisent le parcours de chacun. Situation matérielle, locative, conjugale, familiale : la comparaison devient trop sensible. Or tant qu’on lui épargne cet inconfort, Samuel endosse plutôt bien sa propre condition humaine. Il n’a aucune envie de s’entendre résumer la pauvreté de son destin au creux d’un smartphone. D’autant moins en cette période.
Reste ses parents. Son dernier appel remonte aux Fêtes, sa précédente visite à l’année encore antérieure. Que c’était long, ce coup de fil après Noël. Il ne trouvait rien à raconter, posait des questions maladroites, et sentait un reproche à peine voilé pour son absence du 25 décembre. Comme s’ils ne s’étaient pas encore résignés à force. Toujours le même alibi, son boulot. Il se portait chaque fois volontaire pour travailler les nuits de réveillon, quel que fût le poste à occuper. Et s’il pensait à eux parfois, l’occurrence ne tombait jamais un dimanche ou un jour férié ; ce métier lui en pervertit la notion même. Leur évocation tient d’abord à un sursaut tardif de prévenance. Samuel a beau savoir qu’ils vivent à l’écart de toute densité urbaine, et que sa mère leur fait livrer les courses à domicile, l’âge demeure un facteur aggravant de vulnérabilité. D’un autre côté, son appel de mauvaise conscience ne changerait rien à l’éloignement géographique, ni à l’impossibilité de leur porter secours en cas de besoin. Sa sœur aînée s’en chargerait prioritairement de toute façon. Beaucoup plus proche de kilomètres, et d’attachement familial.
Au cours de la huitaine suivante, Samuel tente une nouvelle fois de remanier le pinceau. Omniprésent, le thème de la distanciation lui inspire une mise en abîme abstraite, par le dédoublement d’un personnage soumis à sa propre étrangeté. Cette première ébauche s’avère prometteuse, elle le tient même éloigné de son canapé deux nuits consécutives. Mais la troisième ravive un blocage récurrent chez lui : ainsi aux premières touches de couleur préfère-t-il renoncer, présumant un gâchis inéluctable. La stimulation du monde extérieure lui fait trop cruellement défaut. Travailler dans sa bulle artistique n’est porteur que si l’air est chargé autour, or la ville n’a jamais paru aussi désemplie. Cela fonctionnait parfois en astreinte, quand livré à lui-même et sans surveillance hiérarchique, Samuel recouvrait un esprit totalement dévolu. Cette fois il peine à résister au flottement général, sa perception même du réel s’embrume au fil des jours, tant ce quotidien lui semble répétitif, atemporel.
Ou cherche-t-il seulement un bon prétexte au renoncement, s’interroge le peintre en dilettante. Mais pourquoi faudrait-il œuvrer à tout prix ? Personne ne lui demande de créer. Il n’a exposé qu’une seule fois, et encore, à l’étage d’un salon de thé librairie investi par un ancien collègue veilleur. Une bonne expérience au demeurant, seulement depuis sa production piétine, faute de thème directeur. Aucune raison d’en faire un drame pour autant. Le voilà juste pris à son tour dans cette illusion collective du besoin de surpassement individuel. Comme si l’épreuve d’une pandémie conviait chaque citoyen à livrer son bilan de compétences. D’aucuns y voient un défi intime, l’occasion de prouver encore et toujours davantage. Voilà qui témoignerait d’une résistance morale hors-du-commun, si elle n’affirmait surtout l’esprit d’un combat anthropologique sans merci. Le darwinisme pandémique va bien au-delà d’une compétition immunitaire globale ; il s’agit pour demain d’en sortir plus fort et plus adaptable que son voisin.
Cette nuit-là un nouveau cauchemar le tire du lit, tel un contrecoup à son échec pictural. Encore ces gens qui vagabondent autour… Que des pensionnaires âgés cette fois, arborant pyjamas et robes de chambres. Leur proximité hagarde s’étend, un peu plus menaçante, mais Samuel demeure à son bureau, incapable de bouger. Puis l’obscurité s’abat dans le hall, déclenchant les hurlements de terreur du groupe de vieillards, qui le pressent d’autant plus. Il s’entend alors grogner, comme une bête sauvage sur le qui-vive, si fort que la réalité du bruit achève de le réveiller. « Quelle saloperie de rêve ». Ça ne lui donne même pas envie d’exhumer son carnet, seulement d’atteindre le canapé cinq minutes, boire un verre d’eau puis se rendormir. Échec, déni, torpeur, scrupules : mérite-t-il vraiment la sanction onirique infligée par son inconscient ? Une troisième semaine défile ainsi, marquant l’alliance du refoulé aux retours de karma.
Bien sûr la frustration sexuelle l’envahit également. N’ayant plus étreint le corps d’une femme autrement que par substitut pornographique depuis près d’un an et demi, sa libido redouble en conséquence. Et l’irruption d’une météo printanière ajoute encore au vide sensuel. Le voilà au moins délivré d’une part de sa concupiscence ; comme il ne croise plus aucun être féminin ou presque, l’objet du désir redevient hypothétique, moins douloureux à supporter. De là à souffrir l’épreuve d’un homme d’église tenu par son vœu de chasteté, l’idée reste inconcevable. L’accès au moindre contenu érotique est devenu tellement banal pourtant. Il s’en trouverait presque nostalgique d’un Internet où l’attente fébrile de son chargement complet, rendait l’image une fois apparue d’autant plus excitante à découvrir… Ou la déception tout aussi grande. Mais puisque l’âge rend un homme plus difficile à contenter en matière d’onanisme, au moins Samuel apprécie sa vitesse de connexion, qui lui autorise un balayage de contenu optimisé. Sur les goûts et tendances lubriques de l’époque, il n’a aucune prise en revanche. À nouveau son profil apparaît minoritaire. Force est d’admettre que nulle actrice dans ces vidéos, ne correspond à un fantasme ou un idéal de beauté se rapprochant des siens. Il se résout donc à tempérer sa libido par simple mesure d’hygiène, à défaut d’exaltation.
Bientôt un mois entier de cette quarantaine sociale. Les Jarmush se succèdent nuit après nuit, maintenant c’est au tour du coffret de David Lynch qu’il gardait encore cellophané en prévision d’une longue période de chômage. Ensuite il lui restera toujours son intégrale de Kubrick si vraiment la situation perdure. Autant de matière visuelle devrait lui inspirer au moins un tableau exposable avant la fin du confinement. Samuel reprend donc son croquis délaissé, en retravaille le contour, puis toujours incertain, choisit de le transposer au gabarit supérieur, plus onéreux, comme pour solenniser l’enjeu créatif. S’il ne trouve pas le bouton off d’une période aussi démobilisante, alors au moins qu’il se réveille, et pleinement.
Car jamais le sentiment d’être inutile ne l’avait autant possédé. Perdant, marginal, il voulait bien admettre. Mais inutile, non, sa vie gardait une finalité sociale. Qu’importe de justifier sa valeur productive : il n’est coupable de rien, sinon d’une extrême passivité au cours des choses. Cet enfermement de vingt-huit jours demeure profondément anormal, ça ne doit résigner personne. Chaque individu conserve ses droits émotionnels, même assigné à résidence . Or ceux-ci lui intiment de rager, protester, craindre, espérer, jouir et gémir, haïr ou aimer… Le flegme n’est pas un fatalisme. On peut tenir bon sans vouloir encaisser.
Samuel ressasse le même mantra, depuis deux heures qu’il s’évertue à reproduire cette première esquisse au format large. « Sois utile à toi-même ». La scène représente un homme-tronc, comme une sorte de buste maintenu en apesanteur, son visage plaqué_ presque déformé_ contre un haut miroir suspendu, lui projetant une silhouette normale. Deux versions opposées se détaillent ainsi d’un regard cru, quelque peu effaré, en tout cas voudrait-il obtenir cette expression finale. Leur distanciation est réduite à la tranche du miroir. Comme l’épaisseur d’un masque sur la figure. Samuel en est persuadé, cette fois il tient le bon canevas, la bonne perspective. Les proportions du corps demeurent suffisamment floues sans virer grossières. Avec autant de caféine dans le sang, le plasticien s’étonne lui-même d’une pareille justesse de trait. Mais l’effort l’a rendu exsangue, et déjà son engouement retombe. L’aube approchant, il décide alors de s’allonger dix minutes, après s’être administré deux cachets d’un léger relaxant. Sa vision du plafond s’engourdit peu à peu, bientôt il laisse ses yeux mi-clos divaguer, jusqu’au seuil libérateur de l’endormissement.
Le comptoir d’accueil est à nouveau désert. Ni résidents, ni somnambules, il n’y a que lui en train de peindre, de manière étonnamment relâchée. Puis l’homme sent une main furtive sur son épaule, se retourne, et aperçoit le buste flottant échappé de son tableau réel en cours. La toile qu’il se rêve alors prêt d’achever au beau milieu d’un service, inexplicablement disparaît, avant qu’il ait pu entrevoir le résultat. Une seconde fois le veilleur change d’axe, retrouvant sa posture de principe au bureau. Deux visiteurs âgés lui font face à présent.
Quelle heure peut-il être ? Son assoupissement a tourné au sommeil profond. Il se relève d’un trait, comme s’il venait de prolonger une sieste en pleine garde. 10h ? C’est trop peu de récupération pour une nuit entière, mais assez quant à briser son élan créatif. « Non, autant ne pas se rendormir », soupire Samuel. Il se met alors à fouiller le tiroir mal rangé de son secrétaire, finit par en extirper un vieux calepin. Le numéro fixe de ses parents n’est même pas dans son smartphone… L’appel dure une petite demi-heure, qu’il passe à trépigner debout, surprenant la vive lumière matinale dont l’enrobe sa fenêtre nord. Puis il se rassoit, d’un abandon égal au soulagement ressenti après une telle chute de pression.
« Voilà, c’est fait », répète-t-il. Sa mère était si surprise, pendant un moment elle n’a pas su articuler une phrase, le timbre saisi d’un émoi presque alarmant. Au point que Samuel a d’abord craint d’apprendre une mauvaise nouvelle de santé. Mais non, tous les deux vont bien _ il a également parlé à son père ensuite. Ce sont plutôt eux qui s’inquiétaient. Elle a même cherché à le joindre, n’osant pas laisser de message. Lui ne décroche jamais lorsqu’un numéro s’affiche en inconnu… « Voilà, c’est fait ». Il n’était pas vraiment dans un état normal, mais peut-être valait-ce mieux, au moins ses parents l’ont cru sincère et prévenant. Le ton de sa voix trahissait l’ampleur d’un vide empathique sans fond. C’était son premier échange depuis quatre semaines. L’objet de sa peinture éclaire son quotidien : pour une âme seule le confinement est un miroir, il n’y a personne d’autre à regarder.
La prégnance du soleil le convainc d’entrouvrir enfin les rideaux. Puis Samuel regagne son tabouret de travail, et scrute avec une froide insistance les deux tiers encore inachevés du tableau. Bientôt 11h. Il n’a plus du tout sommeil.
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