Reconnaître la joie.

Sachons reconnaître la joie,
Sachons la distinguer
Comme elle surgit parfois
Sans paraître aux aguets.

Allons ne pas confondre
Élan d’ébriété
Avec une joie profonde
Âprement suscitée.

Il faut pouvoir dépareiller
Ce court instant de vie radieuse
Où l’on s’éprend d’être égayé.e,
D’un saut de dépression nerveuse.

La joie n’est pas une décompensation,
Elle sait combler, sans faire occultation
Rien qu’au sourire, éclot la distinction
Entre démence et pure exaltation.

Vois comme on rit autour en ces jours-ci,
Pour tromper l’anxiété d’un trait grossi ;
On pisse un territoire à grands coups d’hystérie,
Et ceux qui prennent écart en sont de fait aigris.

Sachons la reconnaître à soi,
Qui nous est propre, cette joie.
Foyer d’un plus grand nombre, elle ancre à soumission
Ferveur, aux idées sombres : agrée ma dissension.

Alors sachons flatter la joie
De son impermanence aiguë
Combien si rare elle est parfois,
Prend son relief en nos vécus.

(Tableau : Pierre Soulages)

Dans mon oubli.

Egon Schiele - Holding hair

Je jette un souhait dans mon oubli.
Creux s’en résonne au fond du puits.
Vœu qui n’a donc voulu de moi,
Souffre en raison que je te noie.

Je veille à soigner mon déni.
L’horizon m’ancre à ce défi.
Vérité crue, d’un gant de soie,
Ta peau déchue je n’aperçois.

Je vise un angle où tu n’es plus.
Où de ma pensée je t’exclue.
Il faut ce biais de chaque instant,
Coup d’œil inquiet, j’échappe à temps.

Aux uns suffirait d’être ailleurs,
Agis vers une issue meilleure ;
Où d’autres iront bien au contraire
En plein sillon ce mal extraire.

On n’est pas moins lâche en restant,
Qu’à poursuivre un trajet distant.
L’impasse est double, aussi mon choix
Tient quant au doute infus en moi…

Je jette un sort à mon fléau.
Que lui revienne enfin l’écho
De son présage en bienveillance,
À mon visage échu d’avance.

Et j’en appelle aux idéaux,
Lâchés depuis, tombés de haut…
Rendez séquelle aux sans regrets,
Qui scellent en puits l’aimant secret.

Je reste un souhait dans ton oubli.
Trait d’inconscient me rétablit.
Te surprendrais-je à me cibler ?
Œil insouciant, tu vois troublé.

(Tableau : Egon Schiele – « Holding hair »)

Ce qu’on devient.

Ce qu'on devient.

Sait-on jamais ce qu’on devient,
Aux yeux du monde, aux yeux des siens ?
Chemin étant, le moment vient
Où l’on oublie ce qui nous tient.

Dix ans passés, quinze, ou bien vingt,
Nous font se demander parfois,
De combien, vu d’une autre fin,
S’est mise à dévier notre foi ?

Témoin, l’ami nous veille à charge,
Encore au fait de nos errements.
Son pli des yeux trahit la marge
Opposant l’œuvré du serment.

Lui qui soutint nos vœux déchus,
Un temps confiés, tabous depuis,
Sait qu’entre deux trains du vécus,
Plus l’un avance et l’autre fuit.

Voit-on jamais ce qu’on devient,
Aux yeux d’un pair, au goût des siens…
Chemin distant, le jour advient
D’élucider à quoi ça tient.

Secret du hasard, on découvre,
À notre insu d’un rien blessé,
Comment chez d’aucuns la vie s’ouvre,
Où l’on avait pris le fossé.

L’autre a souvent de qui tenir,
En cas d’échec, où rebâtir ;
Est surtout prompt à se défaire
Des maux d’esprit qu’on n’a fait taire.

Sait-on jamais ce qu’on devient
Aux yeux d’ailleurs, au nom des siens ?
Chemin frayant, l’endroit survient,
Quand ce regard en lui nous tient.

L’inattendu s’offre au détour :
Un passant pris au dépourvu
Sous-tend que la vie suit son cours,
En bien, en pire, en déjà-vu.

L’autre est marié, bientôt parent,
Ou ne sort plus tant comme avant.
Acté, le deuil en son vivant,
De qui fût notre égal au rang.

Sait-on jamais ce qu’on devient
Pour une époque, outre nos liens…
Chemin venant déjà demain,
S’impose en creux l’avis commun.

Tant qu’à nous soumettre à l’histoire,
Ayons gré d’en fixer la forme.
Au détail on est pris de croire,
À défaut d’enrayer la norme.

Eux qui s’épuisent en parallèles,
Oublient qu’en chaque œil, on dévie.
Et qu’entre deux lignées jumelles,
Une a tranché, l’autre suivi.

Croit-on jamais ce qu’on devient,
De si futile, au presque rien.
Chemin tombant, scintille enfin
L’écrin d’éternel en chacun.

Vingt ans sonnés, cinquante ou cent,
Nous rendront tort d’en être absent.
D’astreinte à vivre on se libère,
Autant briller avant poussière.

Et même enfui ce qui nous tient,
D’avance écrit notre inventaire,
En nous l’éclaire idée survient :
Se fourvoyer, peut être en bien.

Seize euros cinquante

young homeless
(unknown credit)

La ville est noyée sous défiance,
Sa peur est nôtre à éponger.
Quand du mendiant je prends conscience,
Au conflit ne puis déroger.

Il lui faut seize euros cinquante,
À réunir en un quart d’heure.
L’intimation me vient sécante,
Au bas du ventre en lieu du cœur.

Ici déjà, c’est le troisième.
Hiver à terme, ils s’en redoublent.
Et pour un denier que j’essaime,
Obtiens de récolter trouble.

Un peu plus tôt l’après-midi,
Courant aussi l’altercation,
Je m’offre imprudemment assis
À deux rôdeurs en exaction.

Si tôt ressaisie ma stature,
Incident clôt d’un regard ferme ;
Et qui trahit pourtant l’usure,
En ce renouveau du problème…

Lui n’a pas plus de dix-huit ans,
Fût agressé la nuit dernière,
À sa cheville un renflement,
Cet élan guerrier lui confère.

Mais c’est la peur d’être victime,
Ainsi qui présage un racket.
Et j’ai beau manié les centimes,
Il n’a qu’un retrait seul en quête.

L’habit me vaut donc ce crédit :
Trois pièces, et pourtant les poches creuses.
Indu procès, rue l’expédie,
Bâclé d’une envolée hargneuse.

À quoi bon dès lors attester
Qu’il s’en prend juste à moins précaire…
Déjà le garçon d’accoster
Une autre cible à traîne-misère.

Et je vends peu cher de ma peau,
Au soir des grands renversements,
Si le prochain est pour bientôt,
À quelques signaux près des temps…

Le sans-logis mordra au cou
Du déclassé, du faux bourgeois.
Le besogneux rendra ses coups
À l’étranger, au contre-emploi.

Crevant l’abcès de nos affects,
On verra brandi l’étendard,
Qu’aucun serment ne désinfecte,
Ocre à jamais de son histoire.

La ville endrapée de vindicte,
Assombrira les jours de ceux
Qui de l’époque nient le verdict,
D’aucun parti n’ont fait l’aveu.

Ce doigt qui pointe à vent contraire,
En pourra toujours se tourner.
L’esprit ni pour, ni adversaire,
Est celui qu’on voudra courber.

Il lui faut seize euros cinquante,
Le prix d’un sommeil abrité.
Au moins l’insurgé en attente,
Au creux du mien saura gîter.