La couleur est trop vive, le jaune un peu criard. Je la repeins dans mon esprit, en argentique ou noir et blanc : Photo que je ne saurais prendre, instantané d’intemporel ; À temps voulu qui se révèle.
Un cran plus bas, je vois s’égayer la terrasse, Animée du beau temps, de sa jeunesse active ; Un cran plus haut j’avise une femme à son balcon, Âgée, le regard triste, et qui perçoit le nouveau monde.
Oh, je dois le saisir, autant que j’en suis pétrifié, En portrait suranné qui se réclame à son Doisneau, Se cherche un cueilleur en images Et non l’appui des mots.
La prise de vue est impossible, Ou de l’immeuble en face, du toit peut-être. J’ai cet élan irrépressible, en dévorant le cru spectacle D’une vieille au bord des larmes, un peu trop penchée sur son vide. Encore à demeure assez proche pour être en son époque exclue, Mais déjà bien trop loin pour éluder, beaux souvenirs, années perdues.
Il suffirait qu’un Depardon plus intrépide, Ou juste un rien moins scrupuleux, Capte sa beauté pathétique, Sa dignité, voile à tous bleus.
Mais de la savoir invisible au fond rend cette apparition, D’ici d’autant plus magnétique, on croirait mystification. Il ne tient qu’au deuxième étage d’un bar assez tranquille, Où je deviens ce regardeur à sa fenêtre ; Il ne tient qu’au détachement social, Celui qu’on peut encore choisir sans disparaître ; Il ne tient qu’à son visage éploré de surplomb, Mais ne s’attèle au hasard à contrario, Quand, si frappante, éclot l’allégorie. De celles actant le résumé d’une vie :
Entre courée à ciel ouvert Et mirador en servitude, Ici je prends intermédiaire, Assois mon règne en solitude.
Et pour autant mes yeux s’élèvent et fuient l’abîme : Je veux encore, à mi-chemin, tendre au sublime.
Dimanche soir, 22h30. Un dessinateur se pose sur la banquette d’en face, ouvre son carnet de croquis, et suscite instantanément la curiosité d’une poignée de clients assis autour. Bien qu’empêché de travailler, il consent poliment à décrire son approche par quelques mots. Mais j’évite de l’écouter, l’exercice lui enlève déjà trop de mystère. Je me demande juste quel modèle va-t-il choisir, car je doute qu’il vienne rafraîchir son imaginaire en scrutant le marc de houblon. Pas dans un troquet aussi bohème.
Devant lui, son champ visuel offre seulement deux options : moi, l’écrivant énigmatique, et cette vieille dame figée, juste à ma gauche. On la croise souvent ici ; elle rentre puis ressort aussi vite, une fois son café commandé, ne salue personne, et « personne » le lui rend bien d’ailleurs. Ce soir pourtant, elle semble vouloir s’attarder. La voilà presque immobile depuis 45 minutes, hormis une pause cigarette entretemps. Son immense parapluie vert complète le tableau, tel un cinquième pied à sa table. Il doit bien lui arriver au ventre à vue de nez.
La simple image d’une femme si pittoresquement burinée de vieillesse et d’addictions, en fait déjà le portrait idéal. Passez-la en noir et blanc, elle devient Doisneau. L’expression, l’authenticité, l’absence brutale du moindre objet de distraction _ livre ou portable, tout concorde à merveille. Si j’étais toi pourtant, jeune crayonneur, je viserais un autre sujet, moins évident. « Moi de préférence », dirait Oscar Wilde s’il avait goûté au 21ème siècle, dans toute son hégémonie narcissique. Mais « boucle-la Oscar ! » lui répondrais-je. Pour l’envie d’être flatté, il existe déjà le selfie instagram, ou l’indulgence féminine après trois mojitos. Non merci, je préfère céder mon aura picturo-génique à un modèle insoupçonné, une figure si effacée qu’un scribouilleur de mots ne saurait la saisir. Autrement dit, bonhomme : surprends-moi.
The portrait not taken. Voilà ton objectif : composer un équivalent graphique au poème « The road not taken » écrit par Robert Frost. Brosse ce choix qui ne s’imposait pas _ d’un chemin ou d’un visage, mais risque de tourmenter une vie entière. Plutôt qu’une présence donc, dessine l’absence.
Ainsi ton geste prend vie. La magie opère peu à peu, à grands coups de griffes carbonés. Je commence à distinguer la forme, et comprends mieux où tu voulais en venir. On croirait presque un plan de coupe, une sorte de planche anatomique, tirée d’un livre des sciences naturelles. Ne le prends pas mal surtout, le résultat est bien plus esthétique, de ce que j’entraperçois. Tellement surréaliste également. Certains cherchent à scanner l’âme humaine, toi tu retraces la vue même du scanner, par un trait noueux, ramifié à un niveau de précision remarquable.
Le mouvement est d’autant plus singulier qu’il s’exécute au mépris du chaos ambiant, perpétré par une bande de joueurs d’échecs en deux tables distinctes, franchement trop exubérants pour être crédibles _ comme s’ils jouaient à la pétanque sur un échiquier… Au son des leitmotivs scandés par les deux plus vifs pratiquants, nos regards interloqués se croisent enfin d’un sourire complice. Nous voguons dans la même galère, en quête de concentration, amusés néanmoins. Nouveau clin d’oeil sidéré ensuite, lorsqu’un des joueurs atteint d’hystérie compulsive, nous gratifie d’un rire orgasmique sur-aigu, que je ne souhaite à aucun partenaire sexuel non-malentendant… Sauf à hurler soi-même plus fort bien sûr.
Allez, oublie ces quelques digressions. Ne te détourne pas. Laisse-les s’agiter, et reviens au canson. Tu n’es qu’à mi-chemin, c’est ce moment délicat où ton élan fait soudainement défaut, où tes petites douleurs prennent racine : aux cervicales, au dos, au poignet sûrement. Je te vois grimacer d’ailleurs, ce qui me rassure un peu à vrai dire. Je ne suis donc pas seul en ce café à attendre que l’inspiration vienne lui masser le cou et les épaules… Alors évite ce goût d’inachevé dont tu devras souper le lendemain. Ensuite il te faudra procrastiner des jours, semaines, ou mois, avant d’y retourner penaud et coupable, voyant mal depuis quel trait repartir. Comparé au mien, ton geste est bien plus précaire. Ainsi je peux toujours reprendre un paragraphe deux ans après, échouer dix fois jusqu’à raviver l’étincelle d’origine. Mes ratures ont l’avantage de s’effacer au traitement de texte.
Mais je ne dois pas penser assez fort, puisqu’à nouveau tu te laisses distraire. Un autre curieux t’aborde, faisant mine de questionner ton art et sa pratique. L’intention paraît flatteuse, certes. Ecoute son érudition cependant, bien trop surfaite pour rester désintéressée… Enfin, à mon humble avis, cher camarade télépathique. Regarde où ça te mène d’ailleurs : maintenant le beau-parleur s’assoit, te propose de reprendre un verre, sauf que lui a déjà embrayé sur Nietzche, Voltaire, Duchamp… Non seulement tu ne dessines plus, mais n’arrives pas même à placer un mot. Il te manque encore un peu d’expérience sans doute. Tu dois reconnaître au premier coup d’oeil ce genre d’envoûteur patenté, qui te refile son besoin viscéral de ne pas terminer la soirée seul, sans compagnon de beuverie intellectuelle. Alors tombe dans le piège, soit, mais ne compte pas sur ma solidarité. Les grands esprits se rencontrent seulement s’il n’y a pas d’interférence sur la ligne.
Tiens, observe comment il m’interpelle sans vergogne, au moment où je viens régler ma note : « Tu écris ? J’ai vu à ton regard que tu étais aussi en recherche de quelque chose, je sens qu’on partage le même feeling… On va boire une bouteille chez moi, tu veux te joindre à nous ? ».
Je décline, évidemment. Bonne soirée quand même l’artiste. Peu de chances qu’il s’intéresse à ta jolie frimousse d’un Sean Penn débutant, donc tu ne risques pas grand-chose… Promets-moi seulement de ne pas lui croquer le portrait, s’il te le demande. Je veux bien rester hors-cadre, ou m’effacer derrière un voile d’abstrait, mais il y a des limites à la tempérance de mon égo. Quant à portraitiser une absence, réjouis-toi : je t’offre la mienne.
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