Je ne le vis pas très bien non, merci.

Je ne le vis pas très bien non, merci.
Vous ne demandiez pas, je sais,
Mais la question affleure encore,
Elle se devine au fond du regard.

Ça paraîtra curieux sans doute,
Vouloir revenir là-dessus plus de deux ans après.
Les quelques semaines ayant suivi la rupture,
Personne n’osait aborder le sujet.
Je devais traduire à l’expression du visage
Qui savait et qui n’en savait rien.
Réponse invariable : « Et toi, ça va ? »
C’était fermé à double-tour,
Mais on peut toujours glisser un mot sous la porte.

Puis les mois passent, et d’autant plus l’initiative.
On rassure en donnant signe d’activité :
Les jambes fonctionnent encore,
Pour le retour au battement cardiaque
Il faudra plus longtemps.
Trop tard pour crever l’abcès,
Au mieux parlons séquelles.
Et puis tout le monde sait que j’ai pris un iceberg,
Ça sert à quoi de revenir sur l’impact ?
Du déni et de la diversion, avant tout.
Aucune relâche au traitement, sinon rechute.

Alors tant pis pour la bonne gestion du deuil.
Plus le temps de trier, bloquer, sarcophager…
Ce sac d’affaires restantes là, dans l’entrée,
Ça fait deux ans qu’il prend poussière.
Elle me l’avait remis en douce
Après nous être revus un soir,
Quand on a enfin réussi à se reparler.
J’ai dit « ça ne change rien, je t’aime encore ».
Elle a dit « prends soin de toi ».
Et puis chacun a retrouvé son chemin,
Et tout semblait très bien scripté.
1ère prise, on la garde.
Normalement la scène suivante,
Le personnage rentre chez lui, s’effondre un bon coup,
Puis toutes ses larmes vidées, entrevoit une lueur de sa vie future.

Mais l’accessoiriste a cru bon d’ajouter une pointe d’humour au décor.
Sur ce cabas rempli de mes derniers vestiges en relation amoureuse,
Il est écrit : « Ensemble pour la vie ».
Ou comme un bête slogan publicitaire en devient sarcastique,
À force de trôner sous mes yeux quotidiennement.
Ce fichu goût pour l’absurde en tragédie…
Mais quelle parfaite illustration civilisationnelle :
L’amour dure cinq ans, les marques c’est pour la vie.

Fût-elle aussi aveugle ou si résolument pressée
D’enterrer notre histoire et mes quelques bricoles,
Au fond d’un sac de toile acheté en supérette… ?

Ça n’est qu’une « déception sentimentale » évidemment.
Tristement banale en apparence.
Il y a comme une hiérarchie présumée dans le traumatisme,
Et chaque douleur y tient son échelon.
Tout en haut donc :
La mort et la guerre.
Ensuite les maladies graves,
Cancers, handicaps, ou autres pathologies.
Puis en troisième seulement,
L’impossibilité d’un amour,
L’union brisé,
Le désarroi existentiel…

Les deux premiers ne me tirent aucun émoi ou presque.
En tout cas depuis la séparation.
Ni les annonces de décès chez d’autres proches,
Ni les nouvelles d’hécatombes guerrières quotidiennes,
Malgré mon empathie sincère.
La perte de cet amour est un choc mythologique autrement plus fort,
Et qui engage aussi crûment le pronostic vital ;
Car si « je » ne peux continuer sans l’être aimé,
Alors l’hypothèse d’une vie par défaut
M’entrouvre un horizon sans joie.
Au point que l’idée suicidaire
Apparaît fin plus digne parfois.
Accomplir un tel acte induirait cependant
À l’éclairer de sa contradiction.
Car c’est l’aveu même du renoncement à aimer.
Plus qu’une libération, dés lors il symbolise une défaite,
Aussi bien spirituelle que romantique.

Mais personne n’ose ces questions-là.
Même embarqué dans une after à bâtons rompus,
Laquelle ne s’est jamais présentée de toute façon.

Pourquoi les choses prennent fin ?
Parce qu’on cesse de leur donner vie.
Ça n’est qu’une perpétuelle renaissance ;
À la pulsion de faire naître,
Ainsi répond l’instinct de vouloir en finir.

Trois jours. Il n’aura pas fallu plus.
J’ai déclenché l’alarme, et c’est moi qui reste à terre.
Étourdi sur son matelas.
Je dois me relever, me rhabiller au plus vite.
Je commence seulement à réaliser…
Non, elle n’a pas pu faire ça.
Ce baiser de la mort,
Ce « baiser une dernière fois » de la mort,
Elle n’a pas pu me faire ça…
Je perçois comme du sang qui tâche le drap sous ma peau,
Et j’ignore à quel moment ça s’est produit.
Je n’ai pas senti la blessure,
Ou je n’ai pas voulu y croire.
Je prends tellement froid,
Il faut que je sorte de là, vite.

Ne pas lui laisser dire au revoir.
Ne pas lui offrir ce coup de grâce.
Redresser mon visage sur le pas de la porte,
Et là, lui montrer l’entaille, la sidération.

« Tu veux récupérer tes clefs maintenant ? »
Un dépit consterné sèche mon regard.

Une fois rentré
J’erre encore quelques heures
Avant de réussir à sombrer.
Sommeil interrompu après deux cycles.
Un rêve d’incendie…
Je me vois dans ma chambre _ d’enfant semble-t-il ;
Une première lancée de flammes apparaît,
Je la recouvre, non sans mal.
Une deuxième, et puis encore une autre.
Le foyer semble étouffé,
Mais un autre échappe à ma vision,
Plus bas, derrière ce meuble.
Trop tard cette fois.
Je ne pourrai pas l’éteindre,
L’embrasement est complet.

Ça ne tient plus.
Qui l’a vécu sait bien de quoi je parle.
L’édifice intime s’écroule,
Les tenants psychiques s’effondrent.
Ça ne tient plus.
L’altérité s’efface,
Le premier cercle disparaît.
J’avais une réalité auparavant
À travers tes yeux
J’existais.
Par qui me sens-je vivant désormais ?

La continuation même est toujours une forme de trahison.
Lorsqu’un deuil insupportable nous saisit,
Pour un proche ou pour une relation,
L’instinct nous fait sentir, afin de surmonter l’épreuve,
Qu’il nous faudra éteindre une part de ce qu’on a été.
Devenir autre en somme.
Car c’est l’échappatoire le plus naturel,
Celui qui nous détourne d’une issue tragique.

Je prétends qu’il existe une voie plus salutaire.
Où l’on peut croire encore, mais sans déni.
Où réchapper à sa mémoire sans la trahir.
Tenir le manque sans devenir fou.

Où l’on peut perdre une bataille
Même cent
Et même la guerre s’il le faut.
Gagner la paix au bout du chemin,
Cette unique œuvre tient vraiment.

Alors je laisse cette page encore ouverte,
Elle se refuse à tout mot fin.
Abandonner c’est renoncer à soi ;
L’autre nous quitte,
On se déserte un peu plus loin.

Et si j’emprunte une voie fantôme,
Alors amour, je vais hanter.
Non tant de désespoir,
Ou d’un exil interminable…

Je vais hanter de sens et d’absolu.

Que me surplombe ainsi les dieux,
La mort, la guerre, la maladie…
Mon drame entend sa modestie.
Mais trouve orgueil en chaque instant
D’avoir touché si proche au vrai :

Il n’y a rien au-dessus d’aimer.

(Painting by Egon Schiele)

Et que nausée passe…

J’attends que la nausée passe,
J’attends la marée basse.

Les mêmes symptômes que la nuit précédente,
Au réveil cette fois
Au moins là j’ai pu dormir.
Douleur abdominale et lombaire suraiguë,
L’eau chaude n’y fait rien,
Je ne sais pas comment j’ai réussi à prendre cette douche et m’habiller
Avec des crampes pareilles…

J’en parlais hier à une amie :
Comment la douleur est cette courbe à front ascendant
Qui vient plafonner ensuite, avant déclin, puis soulagement
Et il nous faut seulement tenir bon au plus haut du seuil,
Celui qui peut rendre fou.
Constater l’impermanence des choses,
Ça vaut aussi pour la douleur, du moins physique.

J’arrive enfin à sortir pour respirer un peu
Marcher, que faire d’autre ?
À peine en sur-place, on redevient cible
Lorsque je m’arrête, c’est pour chercher un mot,
Pour trépigner
Alors je trouve, ou continue un peu plus loin
J’ai des réponses à beaucoup de choses,
Et puis survient un nouveau mal,
Ou dont m’échappe le souvenir :
Historiens de ma santé, ai-je aussi bien occulté ?

Ça peut n’être rien bien sûr,
Mais « rien » c’est très frustrant comme diagnostic.
Ça peut être tout alors :
Stress urbain, mal-être occidental, éco-anxiété,
La guerre en Europe, la remontée du fascisme…

Trouver quelques raisons collectives à son mal aux tripes,
Au fond je n’ai jamais essayé.
Le personnel a toujours supplanté le sociétal :
Entre souffrir d’un manque de considération,
Ou par voie de licenciement,
Et souffrir d’avoir perdu, tel un bras, l’être aimé,
Il n’y a même pas l’ombre d’un duel à mon sens.
Peut-être que des millions de gens ressassent une mauvaise rupture,
Et ça leur remue les tripes jusque dans l’isoloir.
Jusqu’au déni du commun,
Ou dans sa pure exaltation précisément.
Une porte se ferme, il faut bien casser un mur
Sinon en construire un, très haut, très solide
Qui sait par quel trou de souris le réel peut ressurgir…

Alors je joue cette carte,
Pour m’offrir deux heures d’épiphanie :
Le problème ce n’est pas moi,
Ça vient des autres.
Si je n’étais pas abordé trois fois par rue
Pour me rappeler agressivement qu’il y a plus nécessiteux,
Si l’air était un peu moins particulo-finé,
Le ciel un peu moins grisé, les mines un peu moins déchues…
Alors cette pâtisserie du dimanche au coin achetée,
N’aurait plus tant ce goût de piètre consolation,
Elle s’élèverait peut-être alors jusqu’à délectation.

Mais je n’en demande pas tant à cette époque.
Au moins de rester valide
Et sans douleur insupportable.
J’ai toujours cet écho de 1984,
Quand dans la dernière partie
Le personnage hurle sous la torture :
« Faîtes-le à elle, pas à moi ! »
Voilà, c’est ce que je demande à cette époque :
Qu’elle m’épargne de souhaiter la souffrance directe d’un.e autre
Afin d’éviter la mienne.
Le tort, on en cause de toute façon
C’est structurel, systémique.
Un seuil est franchi lorsqu’on voue le pire à son voisin de torture.
Et si l’image apparaît outrancière,
Alors disons voisins du même malheur, voisins de galère.

Fin de ma trêve opportuniste.
Non, le problème ce n’est pas l’autre,
Mais il peut grandement y contribuer.
Et cette poire-frangipane est tout à fait correcte
Médecin mardi par précaution.
La douleur n’est pas revenue pour l’instant
Que passe la nausée à présent.

(Painting by Egon Schiele)