Je ne le vis pas très bien non, merci. Vous ne demandiez pas, je sais, Mais la question affleure encore, Elle se devine au fond du regard.
Ça paraîtra curieux sans doute, Vouloir revenir là-dessus plus de deux ans après. Les quelques semaines ayant suivi la rupture, Personne n’osait aborder le sujet. Je devais traduire à l’expression du visage Qui savait et qui n’en savait rien. Réponse invariable : « Et toi, ça va ? » C’était fermé à double-tour, Mais on peut toujours glisser un mot sous la porte.
Puis les mois passent, et d’autant plus l’initiative. On rassure en donnant signe d’activité : Les jambes fonctionnent encore, Pour le retour au battement cardiaque Il faudra plus longtemps. Trop tard pour crever l’abcès, Au mieux parlons séquelles. Et puis tout le monde sait que j’ai pris un iceberg, Ça sert à quoi de revenir sur l’impact ? Du déni et de la diversion, avant tout. Aucune relâche au traitement, sinon rechute.
Alors tant pis pour la bonne gestion du deuil. Plus le temps de trier, bloquer, sarcophager… Ce sac d’affaires restantes là, dans l’entrée, Ça fait deux ans qu’il prend poussière. Elle me l’avait remis en douce Après nous être revus un soir, Quand on a enfin réussi à se reparler. J’ai dit « ça ne change rien, je t’aime encore ». Elle a dit « prends soin de toi ». Et puis chacun a retrouvé son chemin, Et tout semblait très bien scripté. 1ère prise, on la garde. Normalement la scène suivante, Le personnage rentre chez lui, s’effondre un bon coup, Puis toutes ses larmes vidées, entrevoit une lueur de sa vie future.
Mais l’accessoiriste a cru bon d’ajouter une pointe d’humour au décor. Sur ce cabas rempli de mes derniers vestiges en relation amoureuse, Il est écrit : « Ensemble pour la vie ». Ou comme un bête slogan publicitaire en devient sarcastique, À force de trôner sous mes yeux quotidiennement. Ce fichu goût pour l’absurde en tragédie… Mais quelle parfaite illustration civilisationnelle : L’amour dure cinq ans, les marques c’est pour la vie.
Fût-elle aussi aveugle ou si résolument pressée D’enterrer notre histoire et mes quelques bricoles, Au fond d’un sac de toile acheté en supérette… ?
Ça n’est qu’une « déception sentimentale » évidemment. Tristement banale en apparence. Il y a comme une hiérarchie présumée dans le traumatisme, Et chaque douleur y tient son échelon. Tout en haut donc : La mort et la guerre. Ensuite les maladies graves, Cancers, handicaps, ou autres pathologies. Puis en troisième seulement, L’impossibilité d’un amour, L’union brisé, Le désarroi existentiel…
Les deux premiers ne me tirent aucun émoi ou presque. En tout cas depuis la séparation. Ni les annonces de décès chez d’autres proches, Ni les nouvelles d’hécatombes guerrières quotidiennes, Malgré mon empathie sincère. La perte de cet amour est un choc mythologique autrement plus fort, Et qui engage aussi crûment le pronostic vital ; Car si « je » ne peux continuer sans l’être aimé, Alors l’hypothèse d’une vie par défaut M’entrouvre un horizon sans joie. Au point que l’idée suicidaire Apparaît fin plus digne parfois. Accomplir un tel acte induirait cependant À l’éclairer de sa contradiction. Car c’est l’aveu même du renoncement à aimer. Plus qu’une libération, dés lors il symbolise une défaite, Aussi bien spirituelle que romantique.
Mais personne n’ose ces questions-là. Même embarqué dans une after à bâtons rompus, Laquelle ne s’est jamais présentée de toute façon.
Pourquoi les choses prennent fin ? Parce qu’on cesse de leur donner vie. Ça n’est qu’une perpétuelle renaissance ; À la pulsion de faire naître, Ainsi répond l’instinct de vouloir en finir.
Trois jours. Il n’aura pas fallu plus. J’ai déclenché l’alarme, et c’est moi qui reste à terre. Étourdi sur son matelas. Je dois me relever, me rhabiller au plus vite. Je commence seulement à réaliser… Non, elle n’a pas pu faire ça. Ce baiser de la mort, Ce « baiser une dernière fois » de la mort, Elle n’a pas pu me faire ça… Je perçois comme du sang qui tâche le drap sous ma peau, Et j’ignore à quel moment ça s’est produit. Je n’ai pas senti la blessure, Ou je n’ai pas voulu y croire. Je prends tellement froid, Il faut que je sorte de là, vite.
Ne pas lui laisser dire au revoir. Ne pas lui offrir ce coup de grâce. Redresser mon visage sur le pas de la porte, Et là, lui montrer l’entaille, la sidération.
« Tu veux récupérer tes clefs maintenant ? » Un dépit consterné sèche mon regard.
Une fois rentré J’erre encore quelques heures Avant de réussir à sombrer. Sommeil interrompu après deux cycles. Un rêve d’incendie… Je me vois dans ma chambre _ d’enfant semble-t-il ; Une première lancée de flammes apparaît, Je la recouvre, non sans mal. Une deuxième, et puis encore une autre. Le foyer semble étouffé, Mais un autre échappe à ma vision, Plus bas, derrière ce meuble. Trop tard cette fois. Je ne pourrai pas l’éteindre, L’embrasement est complet.
Ça ne tient plus. Qui l’a vécu sait bien de quoi je parle. L’édifice intime s’écroule, Les tenants psychiques s’effondrent. Ça ne tient plus. L’altérité s’efface, Le premier cercle disparaît. J’avais une réalité auparavant À travers tes yeux J’existais. Par qui me sens-je vivant désormais ?
La continuation même est toujours une forme de trahison. Lorsqu’un deuil insupportable nous saisit, Pour un proche ou pour une relation, L’instinct nous fait sentir, afin de surmonter l’épreuve, Qu’il nous faudra éteindre une part de ce qu’on a été. Devenir autre en somme. Car c’est l’échappatoire le plus naturel, Celui qui nous détourne d’une issue tragique.
Je prétends qu’il existe une voie plus salutaire. Où l’on peut croire encore, mais sans déni. Où réchapper à sa mémoire sans la trahir. Tenir le manque sans devenir fou.
Où l’on peut perdre une bataille Même cent Et même la guerre s’il le faut. Gagner la paix au bout du chemin, Cette unique œuvre tient vraiment.
Alors je laisse cette page encore ouverte, Elle se refuse à tout mot fin. Abandonner c’est renoncer à soi ; L’autre nous quitte, On se déserte un peu plus loin.
Et si j’emprunte une voie fantôme, Alors amour, je vais hanter. Non tant de désespoir, Ou d’un exil interminable…
Je vais hanter de sens et d’absolu.
Que me surplombe ainsi les dieux, La mort, la guerre, la maladie… Mon drame entend sa modestie. Mais trouve orgueil en chaque instant D’avoir touché si proche au vrai :
J’attends que la nausée passe, J’attends la marée basse.
Les mêmes symptômes que la nuit précédente, Au réveil cette fois Au moins là j’ai pu dormir. Douleur abdominale et lombaire suraiguë, L’eau chaude n’y fait rien, Je ne sais pas comment j’ai réussi à prendre cette douche et m’habiller Avec des crampes pareilles…
J’en parlais hier à une amie : Comment la douleur est cette courbe à front ascendant Qui vient plafonner ensuite, avant déclin, puis soulagement Et il nous faut seulement tenir bon au plus haut du seuil, Celui qui peut rendre fou. Constater l’impermanence des choses, Ça vaut aussi pour la douleur, du moins physique.
J’arrive enfin à sortir pour respirer un peu Marcher, que faire d’autre ? À peine en sur-place, on redevient cible Lorsque je m’arrête, c’est pour chercher un mot, Pour trépigner Alors je trouve, ou continue un peu plus loin J’ai des réponses à beaucoup de choses, Et puis survient un nouveau mal, Ou dont m’échappe le souvenir : Historiens de ma santé, ai-je aussi bien occulté ?
Ça peut n’être rien bien sûr, Mais « rien » c’est très frustrant comme diagnostic. Ça peut être tout alors : Stress urbain, mal-être occidental, éco-anxiété, La guerre en Europe, la remontée du fascisme…
Trouver quelques raisons collectives à son mal aux tripes, Au fond je n’ai jamais essayé. Le personnel a toujours supplanté le sociétal : Entre souffrir d’un manque de considération, Ou par voie de licenciement, Et souffrir d’avoir perdu, tel un bras, l’être aimé, Il n’y a même pas l’ombre d’un duel à mon sens. Peut-être que des millions de gens ressassent une mauvaise rupture, Et ça leur remue les tripes jusque dans l’isoloir. Jusqu’au déni du commun, Ou dans sa pure exaltation précisément. Une porte se ferme, il faut bien casser un mur Sinon en construire un, très haut, très solide Qui sait par quel trou de souris le réel peut ressurgir…
Alors je joue cette carte, Pour m’offrir deux heures d’épiphanie : Le problème ce n’est pas moi, Ça vient des autres. Si je n’étais pas abordé trois fois par rue Pour me rappeler agressivement qu’il y a plus nécessiteux, Si l’air était un peu moins particulo-finé, Le ciel un peu moins grisé, les mines un peu moins déchues… Alors cette pâtisserie du dimanche au coin achetée, N’aurait plus tant ce goût de piètre consolation, Elle s’élèverait peut-être alors jusqu’à délectation.
Mais je n’en demande pas tant à cette époque. Au moins de rester valide Et sans douleur insupportable. J’ai toujours cet écho de 1984, Quand dans la dernière partie Le personnage hurle sous la torture : « Faîtes-le à elle, pas à moi ! » Voilà, c’est ce que je demande à cette époque : Qu’elle m’épargne de souhaiter la souffrance directe d’un.e autre Afin d’éviter la mienne. Le tort, on en cause de toute façon C’est structurel, systémique. Un seuil est franchi lorsqu’on voue le pire à son voisin de torture. Et si l’image apparaît outrancière, Alors disons voisins du même malheur, voisins de galère.
Fin de ma trêve opportuniste. Non, le problème ce n’est pas l’autre, Mais il peut grandement y contribuer. Et cette poire-frangipane est tout à fait correcte Médecin mardi par précaution. La douleur n’est pas revenue pour l’instant Que passe la nausée à présent.
La couleur est trop vive, le jaune un peu criard. Je la repeins dans mon esprit, en argentique ou noir et blanc : Photo que je ne saurais prendre, instantané d’intemporel ; À temps voulu qui se révèle.
Un cran plus bas, je vois s’égayer la terrasse, Animée du beau temps, de sa jeunesse active ; Un cran plus haut j’avise une femme à son balcon, Âgée, le regard triste, et qui perçoit le nouveau monde.
Oh, je dois le saisir, autant que j’en suis pétrifié, En portrait suranné qui se réclame à son Doisneau, Se cherche un cueilleur en images Et non l’appui des mots.
La prise de vue est impossible, Ou de l’immeuble en face, du toit peut-être. J’ai cet élan irrépressible, en dévorant le cru spectacle D’une vieille au bord des larmes, un peu trop penchée sur son vide. Encore à demeure assez proche pour être en son époque exclue, Mais déjà bien trop loin pour éluder, beaux souvenirs, années perdues.
Il suffirait qu’un Depardon plus intrépide, Ou juste un rien moins scrupuleux, Capte sa beauté pathétique, Sa dignité, voile à tous bleus.
Mais de la savoir invisible au fond rend cette apparition, D’ici d’autant plus magnétique, on croirait mystification. Il ne tient qu’au deuxième étage d’un bar assez tranquille, Où je deviens ce regardeur à sa fenêtre ; Il ne tient qu’au détachement social, Celui qu’on peut encore choisir sans disparaître ; Il ne tient qu’à son visage éploré de surplomb, Mais ne s’attèle au hasard à contrario, Quand, si frappante, éclot l’allégorie. De celles actant le résumé d’une vie :
Entre courée à ciel ouvert Et mirador en servitude, Ici je prends intermédiaire, Assois mon règne en solitude.
Et pour autant mes yeux s’élèvent et fuient l’abîme : Je veux encore, à mi-chemin, tendre au sublime.
Laisser agir l’anthropologie, Venir d’elle-même, tirer profit. Commander puis s’asseoir, attendre, Voilà, elle se produit.
Le dispositif est simple, L’expérience, libre : Un verre, un feutre, un calepin, Sinon un livre. Ou même à nu peut-être, Sans le moindre effet. L’étrangeté suffit. La présence induit.
Par œuvre de curiosité ou vœu de confession, Besoin irrépressible de faire intrusion. Le rapport humain décide En qui reçoit et qui émet. Qui prend sur soi, et qui tout près s’assied.
Rendre pouvoir à la nécessité. Qu’elle nous livre au hasard, À flux d’actes manqués. Choisir un point aléatoire, Sans rendez-vous précis ; Une connaissance arrive, ou nous a précédé : Quel est ce cheminement d’où surgit l’improviste, Improbable enchaînement ou franc déterminisme ?
Il faut donc ce prétexte, insignifiant _ courrier ou simple achat, À sortir un bagage Éprouvé bien plus lourd. On ne s’attendait pas, On se découvre, même. Et le porteur importe peu, Tout confident ferait l’affaire. Ou s’il apporte davantage, En être « élu », plie à sa tâche. On ne fuit pas nécessité, On en devient l’habitué.
Rendre son règne à l’ancestral. Endosser contre-emploi D’être un esprit moderne En butte à d’autres lois. Bien sûr on voudrait surpasser Sa condition humaine, évoluer Vers idéale espèce, Autant muer.
Mais l’immuable opère, Et se déjoue de tout progrès. Sa preuve est quotidienne, Au moindre vide il se recrée.
Instinct de rendre corps à l’animal. Assumer d’être encore un peu tribal.
Se laisser désigner par intuition, Vision de l’extérieur ou flair, On se dévoile en intentions.
Nous laisser peindre en proie peut-être, Hâter le sort qui nous désigne, Quand chaque instant y prédestine.
À condition première en ce statut, De n’être agi qu’envers plus dépourvu. Que son besoin ne l’autorise à prédation, À croire un sacrifice aimable incitation.
Peut-on se refuser victime et ne vivre en chasseur ; Cueillir ainsi l’intime, exempt d’en être possesseur ?
Laisser régner l’ordre des choses, À clairvoyance humanisée.
—
(Tableau : Egon Schiele – « Lovers Man and Woman »)
Tu voudrais que cette page en vienne à tourner seule… Et tienne au vent léger d’apprêter son linceul. À peine un courant d’air, aussitôt le rabat, _ Quand c’était juste hier, du pli sur nos ébats.
Tu voudrais que dette passe, au premier chant du deuil. Empreintes à effacer : mieux, retourner la feuille. On prie bas de se taire un si proche au-delà, Oraison reste à faire, en sourdine à ce glas.
Mémoire insiste, où vision cesse. Aucun repos n’éteint la cendre… Émoi résiste au train qui presse, Un dernier mot, freinez cassandres…
Il te siérait de n’être otage ainsi d’un autre cœur… Et ce volet d’histoire en essuie ta rancœur, À redonner sa chair au cordon ceint d’éclats, D’une antérieure affaire insoumise au trépas ?
Feindrais-tu que cette page oscille en ta main seule, Et vienne à ton regret d’en arracher le seuil… Aimé.e, crois-tu défaire en parenté deux âmes ? Apprends qu’un jet de terre n’a su courber la flamme.
Le sujet prend racine, aimable digression ;
Peut-être y vois-je un signe, ou dérision m’amuse
À pointer que n’existe en courante expression
_ Complaisamment sexiste, un masculin de « muse ».
Est-ce en l’état réduire au strict féminin
Le propre d’influer sur une œuvre, un esprit,
Et ce que dame inspire en grâce ou don divin,
Comme un talent muet, chez l’homme on n’eût inscrit ?
Abandonner ce terme, en désigner un neuf ?
Au moins qu’on ne l’enferme à demeure en cliché.
L’abréger de son « e » produirait un mot veuf,
Assonant peu gracieux, d’être en mâle affiché.
Sans bien me l’avouer, n’ai-je envie jamais eu
D’émouvoir un instant la plume ou le pinceau,
Qu’une autre main douée prendrait à mon insu
Et d’un recoin distant, marquerait tel un sceau…
Frustré, l’homme en artiste, au fond l’est plus encore
À signer portraitiste en se rêvant modèle,
À consacrer le beau sans paraître au décor,
Assorti d’un flambeau qui se voudrait chandelle.
Ô, trahison du mythe ou d’un nom désuet,
Te vois-je ainsi, débat d’un soir évacué,
Me soumettre, insolite encore, une inversion :
Croquer après l’ébat, ma cambrure en torsion.
Un robot s’en sortirait mieux. Quand vient le moment de compter les pièces jaunes dans son tiroir-caisse, Yvan se dit que le 20ème siècle n’en finit plus de s’achever, et qu’il perd sa vie à remplir les mêmes tâches abrutissantes que des millions d’autres avant lui. A ceci près qu’un travailleur sous la seconde révolution industrielle les acceptait avec une plus grande résignation, ne pouvant concevoir autant de progrès à venir. Aujourd’hui, malgré l’automatisation en cours, lui le commerçant, n’est toujours pas exempté du comptage des centimes en fin de journée ; les bus ont toujours besoin de chauffeurs, comme les pizzas d’un livreur, et ainsi de suite… Sévère désillusion, quand on a grandi en fin de millénaire, abreuvé de chimères futuristes autrement plus enthousiasmantes que la tenue d’un smartphone tête baissée en pleine rue. Le « futur » a surtout changé les citadins, pas tellement la ville elle-même.
Pourtant il aime son métier au fond. Même au rythme trépidant d’une supérette de centre-ville, l’humain occupe encore une place importante au quotidien. Ici on privilégie la convivialité d’équipe, et une certaine familiarité envers la clientèle. Cela reste une épicerie de quartier, loin des grandes surfaces aliénantes. Il ne s’imagine pas vraiment ailleurs de toute façon. Après une quinzaine d’années en bar et restauration, à des cadences souvent infernales, on a beau vouloir autre chose, le démon du tiroir-caisse l’emporte. En plus d’un sentiment d’utilité économique et sociale, ce secteur favorise un mode de vie dont il est difficile de décrocher à terme. Alors pourquoi cette récurrence d’un profond mal-être en fin de journée ? Compter de l’argent, ça ne devrait jamais déprimer l’employé de commerce, surtout après une bonne recette. Sans doute pressent-il que la machine arrivera trop tard pour le supplanter, ou retarder l’imminence d’un effondrement nerveux. Tout ça pour une poignée de centimes. Pour une tâche mécanique de trop, qu’accomplit un homme ayant atteint le plafond de sa condition humaine.
122. Hier 115. Son record monte à 133 pièces de 20 centimes et 150 de 10. Rien que la vue des pièces rouges restantes lui fait perdre ses nerfs ce soir là. Non qu’il pourrait se faire virer pour un écart d’un euro cinquante dans le fond de caisse, c’est juste qu’il n’y a pas d’autre manière de procéder : il faut tout compter, en partant des pièces de deux euros jusqu’à celles d’un centime, puis au tour des billets. Même avec une balance de pesée externe, encore faudrait-il sortir chaque pack de monnaie, avant de les remettre ensuite. La fatalité d’une journée de commerce veut qu’on garde le plus rébarbatif pour la fin. Passer les articles en caisse l’un après l’autre, ne l’éprouve jamais à ce point bizarrement, comme on ne le fait que par tranche horaire limitée, avant de retourner en approvisionnement, ou à ranger les rayons. Et puis au moins il y a une personne physique en face. Bien que limité, l’échange verbal reste dynamisant. Non, le plus pénible est la clôture de la caisse. Age et ancienneté oblige, elle lui incombe trois soirs par semaine. Après quoi il ferme boutique, seul, et file boire un verre ou deux, quand il ne rentre pas directement chez lui, trop épuisé, préférant décompresser devant une série. 122, note-t-il. Cela arrive lorsqu’on accumule trop de centimes jour après jour, et que le passage à la banque tarde à s’effectuer. En attendant il faut bien qu’un humain s’en charge et maintienne le compte juste. Un humain pourvu de lombaires, d’une épine dorsale, d’une ligne d’épaules, de cervicales… Autant de volcans en sommeil qu’une position debout statique va raviver peu à peu, jusqu’aux cinq minutes de trop, à se raidir au-dessus du tiroir-caisse. Putain, 122.
En service de bar il avait au moins compris une chose, plutôt réconfortante d’ailleurs : c’est que les gens ne veulent pas être servis par des robots. Quoique pressé ou désobligeant, le client s’imagine mal devant une tireuse à bière automatisée. Pour des courses d’alimentation en revanche, supérette inclus, l’avenir de l’homme paraît singulièrement compromis. Même avec un don inné pour l’empaquetage et son plus joli sourire, le meilleur des caissiers ploiera face au prochain rouage d’une mécanisation annoncée. Et Yvan connaît ses limites. Passé un stade, l’expérience ne suffit plus à compenser le physique dans ce type de métier. Pour l’heure il sait encore manier l’adrénaline et le stress positif, jusqu’à atténuer un mal de dos, une douleur à l’épaule, ou un début de torticolis _ c’est ça ou carburer aux anti-douleurs de toute façon. Mais à terme le mieux serait d’envisager une reconversion pure et simple, vers une autre source de pathologies professionnelles en somme. Une autre promesse de burn-out.
Car à bien y réfléchir, maintenant qu’il referme sa caisse empreint d’un soulagement mitigé, quel autre métier un tant soit peu utile, à niveau de qualification semblable, n’occasionne pas un risque de dépression nerveuse ou de pénibilité occasionnelle ? Aucun. Travailler c’est sacrifier, d’une manière ou d’une autre : sa jeunesse, sa bonne espérance de vie, ses nerfs, ses muscles, ses vertèbres… Au fond l’oisiveté l’inquiète encore plus, comme de nombreux salariés, lui qui n’a pas dû rester plus de trois mois consécutifs au chômage jusqu’à présent. D’abord par obligation de subsistance, en début de vie active, maintenant surtout par crainte du désœuvrement, peur du vide. Au moins l’emploi façonne votre corps, votre identité, un certain état d’esprit. Un réflexe de mise en activité quasi instinctif. Même malade ou fatigué, vous pouvez encore « fonctionner ». Et vous désirez être fonctionnel par-dessus tout. Car les jours de repos n’en sont plus vraiment, car le risque d’une violente décompensation prévaut sur l’imminence d’un énième surmenage. Aussi afin ne pas écorner cette image de vous-même construite au fil des ans, tant à travers le regard extérieur que la considération implicite de votre environnement citadin. C’est la ville que vous n’osez pas décevoir, plus que votre employeur.
Parmi les articles retirés pour cause de péremption imminente, Yvan embarque un paquet de jambon et du pain en tranches, mais là tout de suite, il ne rêve que d’une bonne portion de frites pour accompagner sa première bière d’après-service. En chemin vers la rue des bars et kebabs, il évite une première collision frontale avec un livreur à vélo, roulant à pleine vitesse sur les trottoirs. Le centre-ville est devenu un tel far-west en soirée, en plus des mobylettes porte-pizza déboulant à 80 km/h, maintenant tous ces kamikazes avec leur cube-conteneur dans le dos, pédalant comme s’il transportait le vaccin contre le réchauffement climatique… Encore un job idiot. A réclamer toujours des nouveaux services, on devance leur faisabilité technologique. En attendant qu’une escouade de drones-livreurs se chargent de leur apporter le dîner chaque soir à domicile, tous ces riverains ultra-pressés feraient mieux d’apprendre à cuire des pâtes, au lieu d’encourager des milliers de jeunes pédaleurs imprudents à l’esclavagisme moderne et au mépris du piéton, autant que des feux rouges. Et encore un autre accident évité de justesse, une mob’ à kebab cette fois ; ils livrent tellement « express » que leur frites n’ont plus même le temps de décongeler. Cela n’entame pas son envie d’en picorer présentement. D’habitude il préfère se rendre au premier Turc en début de rue, plus convivial et ancien dans le quartier. Mais la file de clients aux abords du comptoir présage d’une trop longue attente. Tant pis, sans rancune envers ce même pourvoyeur de danger public à deux roues contre lequel il vient justement de pester, Yvan comble les quarante mètres qui le sépare du restaurant kebab le plus en vue de la métropole.
La commande est déjà passée : grande frite, deux euros quatre-vingt. Pour un peu il sortirait sa carte bancaire, toute manipulation de monnaie à titre gracieux lui fait encore violence. Le temps qu’on lui délivre la portion encartonnée, il détourne son regard vers un article de journal épinglé au mur : « U..K élu meilleur Kebab de France ». Voilà qui force le respect, sourit-il intérieurement. Tous les métiers prêtent à concours, alors pourquoi pas celui d’homme-kebab. Il doit bien exister un challenge annuel du comptage des pièces jaunes, après tout.
Yvan détaille les employés du restaurant un à un, guettant la moindre expression de fierté salariale qui perleraient sur leurs visages suintants. Curieux de sentir si la conscience d’être premiers dans leur domaine en atténue la contrainte physique. Ils n’ont pas vraiment l’air de s’amuser en tout cas. Mais leur attitude laisse poindre un soupçon d’hyperpuissance, remarque-t-il en effet. Que seul un sentiment durable de réussite commerciale procure. Rien qui ne lui soit étranger d’ailleurs. Aussi l’espace d’un instant il se figure à leur place, en train de limer une broche de viande pour assembler galettes et sandwiches, d’un même geste indéfiniment reconduit. Comme toute activité répétitive mais couronnée d’un aboutissement régulier, elle doit néanmoins entraîner une forme de contentement. Simple et fluide, de même qu’un sachet de courses bien empilées pour un futur client satisfait. Ou un filet de bière contre la paroi d’un verre à pinte, celui qu’il se voit servir à présent, juste un peu plus loin dans la rue, au comptoir de son bar attitré. Il s’agit bien d’un flux mécanique, souvent terriblement routinier, oui. Mais la bonne exécution du moindre geste pourvu d’intérêt, confère à l’homme un pouvoir indéniable. Même à l’ouvrier d’une usine d’assemblage, même au vendeur de kebab…
Nous sommes nés pour être des hommes-robots, se murmure Yvan à lui-même. La plupart des gens en tout cas. Les chercheurs sont rares, ceux qui osent vraiment soumettre leurs faits quotidiens au risque d’échec. Ceux qui tentent sans la moindre garantie. Il repense à ce musicien croisé la semaine précédente, une connaissance d’une autre connaissance. Par échange de courtoisie, tous deux en étaient venus à évoquer leur métiers respectifs ; et sans détour le jeune homme avait confié dépendre essentiellement du RSA, ne caressant ni l’espoir d’obtenir à terme le statut d’intermittent du spectacle, ni vraiment celui de vivre un jour de son art. Mais il portait cette force de conviction propre aux gens dévoués à une carrière artistique ou hors-normes. Alors bien sûr, du point de vue d’un travailleur imposable dans la force de l’âge, l’idée qu’on puisse vivoter aux minima sociaux sans même vouloir en sortir, déplaît fortement. Encore un assisté pour lequel d’autres cotisent, avait pensé Yvan. D’autres comme lui. Puis il s’était ravisé, comprenant que son interlocuteur n’avait rien d’un contemplatif bohème, mais plutôt d’un acharné qui ne compte ni ses heures, ni leur productivité, encore moins la création éventuelle de richesse. Le pur désintéressement économique. L’acceptation d’une existence rompue à l’indécision et aux périodes d’insuccès, soumise au bon vouloir extérieur. Pour un commerçant habitué à réagir à une situation plutôt qu’à l’engendrer, l’idée qu’on puisse tenir avec si peu de réussite quotidienne l’avait troublé.
Il avait pour lui la liberté d’être pauvre. Dans d’autres pays ce serait inconcevable, mais en France pour qui arrive à se débrouiller avec le RSA plus un complément d’aide au logement, il existe une 3ème voix au « marche ou crève » du modèle libéral. A condition de ne pas tout boire en une semaine au bar, et que pôle emploi vous exonère de surveillance. Au fond peu importe l’assistanat, tempère Yvan, toujours introspectif, entre deux gorgées de Hommel ; la vraie question est de savoir si l’humain est fait pour autre chose que produire et se reproduire. Suivant notre affranchissement par le progrès numérique, la réduction naturelle du temps de travail aura déjà dû s’imposer telle une évidence. Or la plupart des pays développés voient encore leur population courir au burn-out, avec enthousiasme ou résignation _ selon la récence de leur essor économique, mais sans chercher à réduire la cadence en tout cas. Par « servitude volontaire », comme il le répète souvent. Encore un concept marxiste devenu réalité, s’imagine l’épicier à tort. Peu importe, Inutile d’invoquer un philosophe pour mesurer son propre asservissement de corps et esprit. Esclave peut-être, mais dupe, jamais. Chaque fois qu’il se hasarde à envisager sa propre oisiveté, Yvan se heurte aux mêmes impasses. Comment rester utile, garder une bonne estime de soi, sans finir reclus ou dépressif. Il se voit diminué, au lieu d’être seulement exténué. S’imagine endurant les mêmes douleurs osseuses et musculaires, la même fatigue généralisée, privé cette fois d’une cause professionnelle. Sans raison valable de souffrir autrement dit. Encore moins de se plaindre donc.
Ou alors il faudra encore quelques générations, le temps que l’homme s’habitue à sa nouvelle longévité, à son infériorité fonctionnelle envers la machine, l’algorithme, le logiciel. Le temps pour lui d’admettre qu’il y a autre chose à faire que toujours « effectuer » précisément. Mais pour un simple commerçant pris dans une trajectoire de vie modeste au début du 21ème siècle, l’évolution s’arrête là. Il ne se voit ni au chômage, ni à la retraite, ni même en vacances. Au mieux, comment occuperait-il un congé sabbatique, si on lui en offrait soudain la possibilité ? En période de célibat, la solitude lui pèserait encore plus, et s’il était en couple, ça ne tiendrait pas trois semaines avant que son boulot lui manque, par nécessité d’indépendance. Voyager bien sûr, mais c’est vite épuisant, même en ayant l’argent nécessaire. Quant à se rendre créatif, il n’y croyait pas une seconde. A part remplir un ou deux carnets d’anecdotes de comptoir pendant ses services à l’époque, son appétence artistique ne dépassait pas celle d’un plombier ou d’un expert-comptable. Et pour ce qui est de fonder une famille, la chance s’était envolée dix ans plus tôt ; non qu’il soit trop tard, mais ça ne le travaillait plus vraiment. Alors autant continuer à bosser, jusqu’au licenciement, jusqu’à robotisation. Autant gagner sa vie, faute de sa liberté, et laisser la ville nous distraire, les bars nous dépouiller le porte-feuille autant que de nos dernières illusions.
Vraiment ce n’était pas pour lui. Carrière artistique ou non, il lui faut un rythme journalier, des horaires précis, un début au labeur et une fin. Se lever un beau matin, grand ouvert sur une page blanche, avec pour seule contrainte de décider pleinement chacun de ses faits et gestes pour la journée à venir… Parlez donc d’une utopie, un véritable enfer plutôt. A vous donner une population de névrosés, psychotiques, ou d’abrutis dégénérés… Le libre-arbitre n’est qu’une autre forme d’oppression, mais qu’on s’impose à soi-même. Évidemment que des milliards d’individus veulent encore goûter aux dernières miettes d’une civilisation du travail _ ou plus pertinemment, de l’emploi, comme ils s’étourdissent encore de croyances religieuses archaïques pour quelques temps. C’est parfaitement humain. Ce qui pointe au-delà en revanche, ne l’est peut-être plus. Cet être capable de renoncer au vieillissement, au sacrifice de soi, voire à sa propre mortalité ; libre de maîtriser le temps et son occupation, de consentir à l’oisiveté, à l’improductivité : cet être n’en est plus vraiment un. Mais son embryon porte de doux nom d’ « intelligence artificielle »…
Yvan interrompt sa lecture et repose le journal, entrouvert à la page sciences et découvertes ; puis finissant sa bière, il se lève, et fouille à nouveau son porte-monnaie afin de laisser un pourboire. Au moins un geste que ni une caisse-enregistreuse, ni un robot n’intégrera jamais. Inutile, désuet, mais symbolique. Comme un humain du troisième millénaire. Et en pièces d’un euro de préférence, pas de vingt centimes, merci.
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