Chacun sa lumière.

Earrings From Camelot
(unknown credit – suggestion pour une lecture en musique : Minami Deutsch – album « With dim light »)

 

Ce sera encore une traversée nocturne. Il faudrait que je sorte courir en milieu d’après-midi pour un retour avant la nuit tombée. Mais ce n’est pas mon heure décidément. La ville impose alors une agitation oppressante, et l’engorgement des trottoirs empêche un joggeur d’avancer. Dix-neuf heures donc. Je revois le coucher de soleil accompagnant mes premières foulées un mois plus tôt… La transition aura été brutale. Passer à l’heure d’hiver reste une épreuve, pour qui s’habitue à trotter chaque semaine. L’enjeu étant d’arriver à maintenir son niveau de forme, en dépit du refroidissement et de l’obscurité. Il conviendrait au moins d’acheter une lampe ou un brassard lumineux par précaution, mais la fin d’année passera avant que je ne m’en occupe probablement. Au fond, le statut d’invisibilité offre une libération physique supplémentaire. Ne pas être vu ou presque, dégage l’acte sportif de toute considération extérieure. On court alors vraiment pour, et avec soi. Ni écouteurs, ni smartphone, le reste du monde peut bien attendre une heure.

Mon problème est d’accéder au parcours de santé depuis le centre-gare. À moins d’en être proche, un long détour s’impose. Quelques footings de rodage m’ont permis d’établir un circuit praticable, empruntant les contours de la ville jusqu’à son poumon vert. J’évite ainsi plusieurs sections pavées, mais le tracé n’en demeure pas moins tortueux, dressant comme une ligne de frontière entre la périphérie et le cœur de cette cité. Vers l’une ou l’autre on penche, d’un carrefour au suivant. Si tôt franchi l’immense boulevard jugulant le trafic en direction des communes limitrophes, ma foulée atteint peu à peu son rythme intrinsèque. L’air est vif, d’une froideur prématurée pour un milieu d’automne, mais vouloir accélérer déjà serait une erreur. En dix kilomètres de jogging, on a bien le temps de se réchauffer.

Symboliquement, c’est la porte nord-ouest qui marque un changement de territoire, tout au bout du vieux quartier. Le bâtiment historique, haut d’une quinzaine de mètres, précède un pont moyenâgeux dont les contrebas servent en partie de campement aux Roms. On arrive alors en secteur militaire. Une imposante caserne jouxte le bord de route, prédestinant la fréquentation humaine en son voisinage. Notamment celle des prostituées. Déjà postées devant un hôtel Ibis situé en amont, leur alignement coïncide avec mon propre itinéraire. Je note que chacune semble avoir un emplacement attitré, ainsi qu’une plage horaire spécifique. De fait, le meilleur spot se trouve sans doute à l’entrée du rond point suivant, permettant l’accès vers l’autoroute ou via un faubourg résidentiel. Les voitures y ralentissent forcément, et certaines plus que d’autres… La vitre s’ouvre : on observe, on parlemente, on négocie. Rien qui ne puisse vraiment distraire un coureur habitué du coin. Sauf quand parfois c’est à mon niveau qu’un conducteur ralentit soudainement. Juste une poignée de secondes, avant de repartir ensuite. Méprise, intimidation, ou symptôme d’un esprit déviant ; je doute que ce soit par intérêt sportif en tout cas.

Passé le rond point, j’accède à l’intérieur d’un parc et bascule une première fois dans l’obscurité. Aucun éclairage public n’est encore en service, sans doute faut-il attendre vingt heures. Quiconque cherche la pénombre en cette période visera plutôt le crépuscule, avant l’activation des lampadaires. Je ne suis donc guère surpris d’interrompre malgré moi une scène de fornication particulièrement crue, au premier bosquet sur ma droite. Par cette température quand même, ça tient d’une libido bestiale… Cent mètres plus loin, j’enfreins le sillage d’une autre animalité : un jeune Husky, tenu en laisse à plus de cinq mètres de distance. J’aurais pu m’entraver sèchement, mais surtout le chien ne m’a pas senti arriver à sa hauteur et marque un sursaut d’attaque en m’apercevant, plus par crainte que par agressivité. « Tout doux ! », tempéré-je en m’étranglant à moitié. « Il n’est pas méchant », réagit sa maîtresse, une encâblure derrière. Aucun animal n’est foncièrement méchant. Excepté l’homme, précise-t-on en général. De même, aucun chien n’est présumé dangereux, jusqu’à ce qu’il prenne peur brusquement. Et l’ombre qui avance au loin n’est qu’une tâche dans le décor, tant qu’on ne l’a pas évitée de justesse. Coureur, marcheur, ou vagabond ?

Cette intrusion furtive d’un visage aussi proche, attise en moi comme une fascination superstitieuse. À mesure que mon organisme se réchauffe et ma respiration s’épaissit, je laisse alors divaguer mon subconscient, prêt à voir surgir d’autres figures, familières celles-là. Des fantômes, j’en effleure tous les jours en milieu urbain. Mais croiser un souvenir affublé d’une capuche de survêtement au détour d’un sentier de cross, émaillerait la course d’une touche de fantastique. En réalité, même les esprits ont renoncé à nous hanter, pauvres citadins que nous sommes. Et la mémoire nous échappe aussi sûrement qu’une ville se transforme sous les pinceaux virilistes des grues et pelleteuses du B.T.P., omniprésentes. Je viens de franchir le dernier passage piéton avant l’embranchement desservant l’autoroute, et m’aventure solitairement en terrain boisé. Plus aucun véhicule n’ira freiner ma progression, la cité s’éloigne enfin.

Les environs sont réputés pour un risque élevé d’agression sur joggeurs et promeneurs. En raison d’une série d’attaques perpétrées il y a trois ans, imputées aux gitans d’un autre camp voisin. Aussi l’affaire avait rapidement pris une tournure politique évidemment. Un cross de soutien aux victimes, ainsi que pour dénoncer tout amalgame racisant, s’était d’ailleurs tenu peu après. À vrai dire, en cet instant précis je crains surtout pour mes chevilles : non seulement on ne distingue plus le sentier, mais le parterre est jonché de feuilles mortes en décomposition, recouvrant parfois d’immenses flaques restées boueuses sous l’accumulation des intempéries. J’ai plus de chances de glisser sur ma propre vanité, que de trébucher contre une embuscade de Roms.

Le passage le plus délicat approche maintenant. Il consiste à descendre un léger raidillon échelonné sur plusieurs dalles, menant vers une petite écluse complètement rouillée. Puis une fois dépassée l’écluse, à remonter deux autres lacets du même layon jusqu’au sortir de cette clairière. Une seule foulée par marche, sans accélérer, ni alourdir le pied, au contraire : plus le revêtement paraît humide moins il convient de reposer la semelle. Au fond il n’y a pas grand-chose à redouter, mes jambes connaissent le relief, détaillent chaque segment du parcours ; d’ici quelques semaines j’avancerai presque les yeux fermés. Nous sommes tellement peu à courir, de nuit et par ce froid, mais je n’en tire aucun sentiment d’exception ni d’incongruité. La désaliénation est ma seule médaille. Mon chronomètre ne tourne même pas… Inutile, je pressens déjà ma vitesse. Faible est sa variation d’ailleurs : le corps un peu plus engagé lorsque je respire mieux, une foulée moins sèche en cas d’élévation du rythme cardiaque. Comme un batteur gère sa frappe tout au long d’un concert. S’il donne le bon tempo mais sonne toujours sur le point de lâcher, cela risque d’user l’auditeur. Alors qu’un très léger retard en souplesse vous apporte le groove.

Aller vite sans avoir l’air de se presser. Tandis qu’une semaine entière vous enjoint à subir la mainmise de l’horloge, de ses impératifs, plutôt qu’à rechercher l’étouffement du tic-tac. Aller vite sans chercher à devancer qui que ce soit. Juste parce que c’est grisant, libérateur. Aller « bien », peut-être. Comme un organisme fonctionne à peu près, sans qu’il hurle incessamment au repos. Rien qu’une heure d’illusion apporte déjà tellement. Mais une petite voix sournoise est toujours là pour vous rappeler de tendre au bonheur, cette obligation contemporaine. Quid de l’extase, la joie, l’orgasme, des endorphines, ou du battement de son propre cœur : ça ne peut donc pas suffire ? Non, on se doit d’être heureux. Par un sentiment pérenne et souverain, au moins d’essayer. L’injonction m’est encore tombée dessus l’autre jour _ et c’était tout sauf malveillant. « Alors t’es heureux ? Hein, t’es heureux ??? ». Mais comme on braque le projecteur sur un suspect en plein interrogatoire de police. Avoue donc, t’es heureux ? Le ton résonne accusateur, au lieu d’être enthousiaste. J’entends plutôt : « Alors, tu es content de toi maintenant ? »

Pourquoi faut-il absolument que le terme « heureux » vienne couronner une addition de circonstances présumées favorables ? Quel besoin même d’attribuer au cours des choses une finalité aussi binaire, de type bonheur ou malheur ? A+b+c = la vie, simplement. Et toutes nos équations intimes égalent « la vie » au bout du compte. Insinuer à quelqu’un la normalité d’être heureux, achève de l’assigner à la banalité d’être insatisfait. Que certains aient besoin de proclamer leur béatitude à la face du monde _ au moins celle de leurs proches, pour mieux la sanctuariser en eux-mêmes, cela les regarde. Et en l’occurrence ils se regardent, conséquemment. Parmi les rares joggeurs croisés en nocturne à cette période, il y a ceux qui ne portent aucun vêtement lumineux distinctif, ceux qui présentent une lampe à la taille ou tenue dans la main, ceux qui arborent un simple brassard fluorescent, et enfin ceux qui déploient une lampe-torche au-dessus du front, comme on l’attachait autrefois dans les mines… Eux, on ne risque pas de les frôler, ni de leur rentrer dedans. Mais ils éclairent d’abord pour leur propre confort de visibilité, au détriment de celle des autres coureurs, soudainement éblouis. Non seulement c’est dangereux pour qui arrive de face, mais l’éclat dans vos yeux perdure ensuite. Or il en va de même une fois revenu en société : d’aucuns préfèrent se fondre dans la nuit, quand d’autres aiment irradier autour.

Je pense acheter un brassard. Quelque chose de visible mais discret. Briller sans aveugler c’est difficile, certes. Grandir sans faire de l’ombre l’est tout autant. Esquisser le moindre mouvement sans gêner quelqu’un devient utopique, par une telle densité de population. Il nous reste le maquis ou la nuit noire. Ailleurs, les injonctions au bonheur, qu’elles soient consuméristes, politiques ou sociétales, nous égarent un peu plus à chaque coin de rue.
La dernière partie du périple s’ouvre à moi. Péniblement je retraverse les routes, contourne à nouveau les piétons, et maudis ce règne automobile dont l’emprise urbaine n’est toujours pas révolue. Ou la pré-installation des décorations de Noël, qui marquent une ligne d’arrivée factice au bout de mon trajet. Il doit bien exister un autre chemin pourtant. Une autre forme de rayonnement, vertueux celui-là. Qui vous laisse éclairé, plutôt qu’ébloui ou détourné de soi. Qui vous désigne émetteur autant que récepteur. Et n’oblige personne à vivre sous les mêmes néons qu’une majorité informe, sous le même égide du bonheur. À chacun sa lumière, soit. Mais de notre part d’ombre elle surgit.

2 réflexions sur “Chacun sa lumière.

Laisser un commentaire